«Une société toujours saturée de convictions chrétiennes»
Spécialiste de l’Antiquité, l’historien britannique Tom Holland défend dans son dernier livre la thèse selon laquelle « le message de l’Évangile a été un levain et qu’il a été et reste la matrice des grandes valeurs qui inspirent le monde occidental ». Alors qu’on peut avoir l’impression d’une déchristianisation des valeurs et d’une sortie de la religion, il affirme que l’idée chrétienne est aujourd’hui si prégnante que ses principes sont à l’origine d’une grande partie des mouvements de contestation actuels, y-compris « dans des milieux séculiers et éloignés de la religion ».
Texte publié sur Vivre et espérer.
Dominion : The Making of the Western Mind (Emprise : la formation de la mentalité occidentale), c’est le titre du livre d’un historien britannique, Tom Holland, traduit en français sous un titre plus explicite : Les chrétiens. Comment ils ont changé le monde (1). Qu’est-ce à dire ? À une époque où la pratique chrétienne recule dans les pays occidentaux et particulièrement en Europe, le christianisme continue-t-il à inspirer nos sociétés ? C’est la question que s’est posée cet historien. Il y répond dans un volume de plus de 600 pages qui déroule la fil de l’histoire du christianisme à travers vingt siècles comme une véritable épopée, alternant récit épique et analyse historique dans une vingtaine de grands moments répartis entre l’Antiquité, la chrétienté et la modernité.
« Le fracas des armes, le choc des ego, les guerres civiles qui scandent l’histoire des religions monothéistes nous le rappellent : la plus grande histoire du monde, l’avènement du christianisme, de l’Antiquité jusqu’aux crises migratoires, est une épopée. Une histoire pleine de bruits et de fureurs opposant athées et croyants, islam et chrétienté. Face à la montée du matérialisme, du divorce entre l’Église et le message évangélique, face à la crise de la foi et aux nouvelles guerres de religion, la chrétienté maintiendra-t-elle sa suprématie ? Ou, confrontée au recul du sacré, fait-elle partie du monde d’hier ? » (page de couverture).
Sans doute, dans cette affaire, l’usage du mot chrétienté pose-t-il question. Ce que nous dit l’auteur, c’est qu’au long de cette histoire, le message de l’Évangile a été un levain et qu’il a été et reste la matrice des grandes valeurs qui inspirent le monde occidental. Tom Holland nous dit comment il a été amené à se poser personnellement ces questions à partir de son expérience de l’Antiquité, en prenant conscience de la violence insupportable qui y régnait. Il nous montre en quoi le christianisme a été un choc culturel par rapport à la civilisation romaine, et l’inspiration évangélique une force transformatrice au cours des siècles dans le sillage du Christ crucifié, prenant le parti des pauvres face aux riches et aux puissants. Cependant, le christianisme a souvent été desservi et trahi par les institutions. Le reflux du christianisme organisé témoigne d’une situation en porte-à-faux. Cette histoire est donc complexe. Cependant, Tom Holland nous montre que l’imprégnation évangélique est aujourd’hui toujours active, jusque dans des milieux séculiers et éloignés de la religion. Ce sont des valeurs chrétiennes qui inspirent les mouvements contemporains au service du respect de l’humanité et des droits humains, quelle qu’en soit la forme.
Comment Tom Holland a pris conscience de l’originalité de l’inspiration chrétienne
Tom Holland s’est d’abord orienté vers l’étude de l’Antiquité . Ses premiers ouvrages d’historien ont porté sur les invasions perses de la Grèce et les ultimes décennies de la civilisation romaine. Au départ, il était fasciné par la civilisation gréco-romaine et ses personnages emblématiques. Et puis, progressivement, il a pris conscience de la barbarie que cette civilisation véhiculait. Et elle lui est apparue comme de plus en plus étrangère : « Les valeurs de Léonidas, dont le peuple avait pratiqué une forme particulièrement atroce d’eugénisme en entrainant les jeunes à assassiner de nuit les untermenschen, les sous-hommes, n’étaient pas les miennes, ni celles de César qui aurait tué un million de gaulois et réduit en esclavage un million d’autres … Ce n’était pas seulement leur violence extrême qui me troublait, mais leur absence totale de considération pour les pauvres et pour les faibles » (p.27).
Tom Holland, après une enfance pieuse, s’était éloigné de la foi chrétienne, même « s’il continuait vaguement de croire en Dieu », et « le Dieu biblique lui apparaissait comme l’ennemi de la liberté et du plaisir » (p.26). Cette prise de conscience lui a fait comprendre combien les valeurs chrétiennes étaient précieuses : « L’effacement de ma foi chrétienne au cours de l’adolescence ne signifiait pas que j’eus cessé d’être chrétien. Les postulats avec lesquels j’ai grandi sur la meilleure manière de gouverner une société et sur les principes qui devraient être les siens ne proviennent pas de l’Antiquité classique, encore moins d’une quelconque nature humaine, mais très clairement de son passé chrétien. L’impact du christianisme sur le développement de l’Occident est un fait si profond qu’il en est venu à ne plus être perçu … Ce livre explique ce qui a rendu le christianisme si subversif et perturbateur, comment il a fini par imprégner la mentalité de la chrétienté latine et pourquoi, dans un Occident souvent incrédule à l’égard des prétentions de la religion, nos attitudes restent, pour le meilleur et pour le pire, profondément chrétiennes » (p.28).
Face à la domination et à la violence, l’élan de la révélation chrétienne
Notre image de l’Antiquité gréco-romaine nous renvoie généralement au prestige de grandes œuvres intellectuelles ou monumentales. Nous recevons ainsi un héritage. Mais il s’agit de la meilleure part car, comme Tom Holland en a pris progressivement conscience, il y a à l’arrière-plan des mœurs barbares où la violence des puissants se déploie au dépens des faibles dans une omniprésence de l’esclavage.
Le châtiment de la crucifixion est emblématique de la puissance romaine. Tom Holland nous décrit cette horreur répandue au cœur de Rome et dans tout l’empire . Son livre commence par une effroyable description d’un quartier de Rome longtemps réservé à une crucifixion de masse : « Aucune mort ne semblait égaler la crucifixion dans l’ignominie. Cela en faisait le châtiment tout désigné pour les esclaves … Pour se montrer dissuasif, celui-ci devait s’exécuter en public. Et, rien n’évoquait avec plus d’éloquence l’échec d’une révolte que la vue des centaines et des centaines de corps suspendus à des croix alignées le long d’une voie ou amassées au pied d’une cité rebelle ou encore de collines alentour dépouillées de leurs arbres » (p.12). Si la cruauté de ce châtiment n’échappait pas à certains esprits, « l’effet salutaire des crucifixions sur ceux qui menaçaient l’ordre républicain ne faisait guère de doute aux yeux des Romains » (p.11).
Ainsi, la croix était l’instrument d’un système glorifiant la puissance des hommes de pouvoir et des dieux au détriment des opprimés. En mourant sur une croix, Jésus a bouleversé l’ordre dominant. Et cette subversion s’est répandue dans l’histoire : « Que le fils de Dieu, né d’une femme et condamné à la mort d’un esclave, ait péri sans être reconnu par ses juges était propice à faire réfléchir même le plus arrogant des monarques ». Il y avait là la source « d’un soupçon capital que Dieu était plus proche des faibles que des puissants, des pauvres que des riches » (p.20).
Par ailleurs et à tous égards, la prédication chrétienne s’est avérée révolutionnaire en la personne de Paul. Toute la portée de son message nous est montrée dans le chapitre Mission : « Les Juifs, tels des enfants soumis à la protection d’un tuteur, avaient reçu la grâce de se faire les gardiens de la loi divine. Mais la venue du Christ avait rendu cette mission caduque … Le caractère exclusif de cette alliance était abrogé. Les anciennes distinctions entre eux et les autres, dont la circoncision masculine constituait le symbole, se voyaient transcendées. Juifs et Grecs, Galates et Scythes, tous égaux dans la foi en Jésus-Christ, formaient désormais le peuple saint de Dieu » (p.102) « et la loi du Dieu d’Israël pouvait être lue et inscrite dans le cœur humain par son Esprit » (p.113). L’universalité de ce message était et est encore révolutionnaire. C’était et c’est encore un message d’amour et de respect. Dans un monde où la domination masculine s’imposait, c’était également proclamer la dignité de la femme. Dans le monde de Néron, un monde où la débauche sexuelle était à son paroxysme, comme l’auteur nous en décrit la réalité suffocante, Paul proclame le respect du corps, « temple du Saint Esprit » (p.119). Là aussi, c’est un message révolutionnaire. Pendant des siècles, ce message a transformé les consciences et il a transformé l’Occident. Si cet idéal a bien souvent été bafoué, il a néanmoins changé les mentalités en profondeur.
Tout au long de ce livre, Tom Holland nous montre comment ce message s’inscrit encore aujourd’hui dans les esprits chez ceux qui vivent la foi chrétienne, mais aussi dans ceux qui l’ont délaissée et ont quitté les institutions religieuses : « Comment se fait-il qu’un culte inspiré par l’exécution d’un obscur criminel dans un empire disparu ait pu imprimer une marque si profonde et durable dans le monde ? » C’est la question à laquelle Tom Holland répond dans ce livre : « Aujourd’hui, alors que nous sommes les témoins d’un réalignement géopolitique sismique, que nos principes se révèlent moins universels que certains d’entre nous ne l’auraient imaginé, le besoin de reconnaître à quel point ceux-ci sont culturellement contingents est plus puissant que jamais. Etre citoyen d’un pays occidental revient à vivre dans une société toujours saturée de convictions et de supputations chrétiennes » (p.23).
De manière visible ou invisible, l’inspiration de l’Évangile est toujours active aujourd’hui
En rappelant l’histoire de la civilisation chrétienne, Tom Holland a cherché à en montrer les accomplissements et les crimes, mais, comme il nous le dit, son jugement a été lui-même conditionné par les valeurs chrétiennes. Ce sont ces valeurs qui, de fait, ont engendré la proclamation des droits humains, même si cette origine fut dès cette époque plus ou moins passée sous silence : « Des deux côtés de l’Atlantique, les révolutionnaires considéraient que les droits de l’homme existaient naturellement depuis toujours et qu’ils transcendaient le temps et l’espace ». Pour l’auteur, c’est là « une croyance fantastique » : « Le concept des droits de l’homme avait été à ce point médiatisé, depuis la Réforme, par les juristes et les philosophes protestants qu’il en était venu à masquer ses véritables origines. Il ne provenait pas de la Grèce antique, ou de Rome … C’était un héritage de jurisconsultes du Moyen Âge … »
Tom Holland nous montre la prégnance des valeurs chrétiennes jusque dans les mouvements qui sont sortis des cadres sociaux du christianisme. Les adversaires du christianisme s’y opposent bien souvent en fonction même de l’esprit de l’Evangile : « Alors même que Voltaire présente le christianisme comme hargneux, provincial, meurtrier, son rêve de fraternité ne faisait que trahir ses origines chrétiennes. De même que Paul avait proclamé qu’il n’y avait ni juif, ni grec dans le Christ Jésus, un avenir baigné dans d’authentiques Lumières ne comporterait ni juif, ni chrétien, ni musulman. Toutes leurs différences seraient dissoutes. L’humanité ne ferait qu’une » (p.434). Le souci des humbles et des souffrants qui mobilise aujourd’hui tant d’hommes et de femmes pour de grandes causes est, lui aussi, directement issu du christianisme. Des adversaires extrêmes du christianisme le montrent bien puisqu’ils rejettent à la fois le vécu chrétien et les idéaux de compassion et d’égalité. Ce fut le cas de Nietzsche (pp.513-514).
Et aujourd’hui, dans les débats sur les questions de société, des positions adverses s’inspirent de valeurs chrétiennes reprises différemment : « L’idée qu’il y a une guerre de religion en Amérique entre les chrétiens d’un côté et ceux qui se sont émancipés du christianisme de l’autre est une exagération que les deux parties ont intérêt à promouvoir … En réalité, évangéliques comme progressistes sont issus de la même matrice. Si les adversaires de l’avortement héritent de Macrine (2) qui avait parcouru les décharges de la Cappadoce à la recherche d’enfants abandonnés à sauver, ceux qui les combattent s’appuient sur la supposition non moins chrétienne que le corps de la femme devrait être respecté comme tel par tout homme. Les partisans du mariage homosexuel se montrent pour leur part tout autant inspirés par l’enthousiasme de l’Eglise pour la fidélité monogame que ses opposants par les condamnations bibliques des hommes qui couchent avec des hommes » (p.586).
Si dans l’histoire du christianisme, il y a bien des épisodes qui sont marqués par la violence et la domination, « les normes selon lesquelles ils furent condamnés pour cela restèrent chrétiennes ». Et, aujourd’hui encore, ces normes, bien souvent non identifiées comme telles, restent vigoureuses : « Même si les Eglises devaient continuer à se vider dans tout l’Occident, il semble peu probable que ces normes changeraient rapidement. « Dieu a choisi les éléments faibles du monde pour confondre les forts ». Tel est le mythe auquel nous persistons à nous accrocher. En ce sens, la chrétienté reste la chrétienté » (p.592).
Passé, présent et avenir
Les lectures de l’histoire du christianisme différent selon les regards que l’on porte sur lui. L’approche d’un historien dépend de son contexte personnel qui, lui-même induit tel ou tel questionnement. Ainsi, Jean Delumeau a exploré le climat de peur engendré par une image de Dieu et un système répressif. Son œuvre historique milite en faveur d’un christianisme ouvert à la modernité. Conscient de l’écart entre les propositions du christianisme institutionnel et la culture actuelle, souvent désignée comme ultra-moderne, nous avons cherché un éclairage dans des lectures historiques montrant comment l’élan du premier christianisme s’était figé et emprisonné dans une système hérité de la conjonction entre l’empire romain et l’Église et ayant perduré pendant des siècles avant de soulever des vagues de protestation. Tom Holland s’attache lui à mettre en évidence le caractère révolutionnaire du message chrétien à son apparition dans le monde antique et la puissance de la matrice chrétienne à travers les siècles jusqu’à aujourd’hui. Il retient notamment son engagement en faveur des pauvres et des faibles et son caractère universaliste. Dans cette entreprise, il accorde une place majeure à la croix, alors qu’on pourrait mettre également en évidence la résurrection du Christ, l’œuvre de l’Esprit et l’espérance ainsi déployée. N’est-ce pas cette espérance qui a animé certains mouvements contemporains comme la campagne pour les droits civiques engagée par Martin Luther King contre la discrimination raciale ou la théologie de la libération ? C’est aussi la théologie de l’espérance exprimée par Jürgen Moltmann (3).
Ainsi, il y a bien un lien entre passé, présent et avenir. L’importance de ce livre nous paraît résider dans le fil conducteur qui met en valeur l’influence majeure de la matrice chrétienne dans la civilisation occidentale et tout particulièrement dans la manière dont cette influence continue à s’exercer dans une société sécularisée, apparemment déchristianisée. Ainsi parle-t-on aujourd’hui d’une sortie de la religion, mais tout dépend de ce qu’on entend par ce terme. Tom Holland nous dit qu’en réalité, le message évangélique est toujours présent et actif en profondeur dans les mentalités. Et, à bien y réfléchir, on mesure les gains accomplis au cours des siècles par rapport aux mœurs barbares qui prédominaient dans l’Antiquité, le message chrétien ayant agi en quelque sorte comme un levain. Si le monde est aujourd’hui en danger, il lui reste des atouts grâce à la créativité scientifique et technologique alors que les prises de conscience se multiplient : prise de conscience écologique, mais aussi prise de conscience de la montée d’une nouvelle donne relationnelle avec la promotion des femmes, le respect des minorités, un nouveau regard où prend place l’empathie, la bienveillance, le care … C’est un horizon où peut se lire une présence du levain évangélique, quel que soit soit le déphasage des institutions. Et, dans une attention et une écoute croyante, ne peut-on y voir l’œuvre de l’Esprit et regarder ainsi en avant ?
Illustration : marche pro-choice aux États-Unis en 2017 (photo CC-Calmuziclover).
(1) Tom Holland, Dominion : The Making of the Western Mind, Little, Brown, 2019. En français : Les Chrétiens. Comment ils ont changé le monde, Éditions Saint Simon, 2019 . Le livre a été présenté sur France Culture. Voir aussi son entretien avec Stéphanie Antoine sur France 24.
(2) Macrine la jeune (vers 330-379), sœur de Basile de Césarée et de Grégoire de Nysse (qui a rédigé, en plus d’une Vie de sa sœur, un dialogue avec elle sur l’âme et la résurrection), fonda un monastère entre Cappadoce et Pont. Lors de la famine de 369, elle aurait recherché et adopté les enfants abandonnés par leurs parents.
(3) Pour un aperçu de la pensée théologique de Jürgen Moltmann en français, voir le blog L’Esprit qui donne la vie.
Commentaires sur "«Une société toujours saturée de convictions chrétiennes»"
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Ce livre et ces commentaires paraissent effectivement très intéressants et il me semble difficile de contester cette influence du christianisme sur les civilisations occidentales et par osmose sur le reste du monde. Deux remarques tout de même : le christianisme a une autre originalité qui est celle d’avoir, après le judaïsme, introduit la notion de temps linéaire en opposition à la plupart sinon la totalité des autres religions qui se basent sur un temps cyclique et donc un éternel recommencement. Ceci a permis la naissance de la notion de progrès. La deuxième est qu’il est aujourd’hui contesté par de nouvelles puissances démographiques et/ou économiques : la Chine, l’Oumma islamique voire demain l’Inde. Il est difficile de dire de quoi sera fait demain et si le progrès, tel que nous le concevons dans une sorte de prospérité matérielle générale, résistera à un changement de paradigme.