Un nouveau regard sur l’histoire de l’humanité
«Notre vision du monde dépend, pour une part importante, de la manière dont nous représentons son histoire.» En confrontant les conceptions communes très linéaires que nous avons de l’évolution historique de l’humanité et la diversité des origines et des possibles montrée par les dernières recherches, David Graeber et David Wengrow invitent à «revoir notre copie» car, pour eux, «Lorsqu’on pense à des alternatives à notre système actuel, on ferait bien de regarder au-delà de l’histoire très traumatisée des deux derniers siècles, prendre en compte cette image beaucoup plus large des capacités et possibilités humaines».
Texte publié sur Vivre & Espérer.
Il y a différents possibles
L’histoire contribue à former notre vision du monde. C’est dire l’importance des conceptions qui l’inspirent. Ainsi, quelle est la trajectoire de l’humanité ? Passons-nous de petites communautés plutôt égalitaires et conviviales à une société plus savante, plus riche, plus complexe, mais aussi plus inégalitaire et hiérarchisée ? Une violence humaine jugée congénitale ne peut-elle être maitrisée que par un ordre social imposé rigoureusement ? Ou bien l’observation du passé humain ne fait-elle pas apparaitre une grande diversité de formes et d’organisations sociales qui témoignent d’une grande créativité ? Une nouvelle approche historique permet-elle d’écarter toute fatalité et d’envisager différents possibles ?
En voulant répondre à ces questions, un livre publié en 2021 sous le titre The dawn of everything. A new history of humanity, puis traduit et paru en français en 2023, sous le titre Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité (1) est devenu un best-seller international. Ce livre a été le fruit d’un travail de longue haleine de deux chercheurs: David Graeber (anthropologue américain, un temps figure de proue du mouvement Occupy Wall Street et malencontreusement décédé en 2020) et David Wengrow (archéologue britannique, professeur d’archéologie comparée à Londres). Ce volume de plusieurs centaines de pages rassemble et réalise la synthèse des nombreuses recherches mises en œuvre durant les deux ou trois dernières décennies et tirant parti de nouveaux moyens techniques d’investigation.
À la mesure de son originalité, cet ouvrage a suscité un grand nombre de commentaires, particulièrement dans le monde anglophone, tant dans la grande presse comme le Guardian (2) ou le Washington Post (3) que dans des publications à vocation d’étude et de recherche, commentaires où se manifestent différentes attitudes, de l’approbation et l’enthousiasme à une critique variée tant académique qu’idéologique. En France, Internet nous donne accès à un article de La Croix (4) qui met bien en valeur l’originalité de ce livre:
«Il n’y a pas une seule voie de civilisation qui condamnerait l’humanité à vivre dans les inégalités et une institution politique hiérarchisée. Mais mille manières de créer des systèmes de vivre-ensemble qui peuvent passer par des organisations horizontales souples et cependant sophistiquées. Avant nos villes modernes existaient ainsi, dans différents endroits du globe, de la Mésopotamie à l’Amérique précolombienne, de vastes communautés aux relations complexes, qui ne se sont pas senties contraintes, pour subsister, de constituer un État central avec des classes distinctes».
Histoire de l’humanité: faut-il revoir notre copie ?
Notre propos ici n’est pas de présenter un résumé d’un livre aussi volumineux, aussi riche et aussi ambitieux, mais seulement d’attirer l’attention sur la vision nouvelle qui nous est ainsi offerte.
Histoire de l’humanité: faut-il revoir notre copie ? Le titre donné par France Culture à un entretien avec David Wengrow (5) nous parait bien rendre compte du sens de cette œuvre, qui nous appelle à voir l’histoire de l’humanité sous un jour nouveau en montrant le manque de pertinence des mythes fondateurs proposés par Jean-Jacques Rousseau et Thomas Hobbes, tant en les replaçant dans leur contexte historique qu’en montrant comment les recherches novelles de l’archéologie et de l’anthropologie mettent en évidence un autre déroulé à partir de faits différents.
«À un moment où l’histoire de l’humanité est l’objet de nouveaux livres par des auteurs tels que Francis Fukuyama ou Yuval Noah Harari, considérez-vous votre livre comme une nouvelle pierre à l’édifice ou comme une approche de déconstruction des interprétations dominantes ?», demande son interlocutrice à David Wengrow.
«C’est bien la voie de la déconstruction, répond l’auteur. Des livres récents s’inspirent encore de Thomas Hobbes ou de Jean-Jacques Rousseau, qui sont pour nous hors de propos selon les preuves et les découvertes dans nos disciplines: l’archéologie et l’anthropologie. Nous cherchons ainsi à mieux comprendre les premières phases de l’histoire humaine».
David Wengrow décrit et critique les récits fondateurs de Jean Jacques Rousseau et de Thomas Hobbes. Pour lui, «lorsque des gens extrapolent des théories politiques à partir de ces récits, les résultats sont plutôt déprimants et même paralysants». Ces récits sont des visions pessimistes.
Ainsi, l’invention de l’agriculture est perçue négativement. On a pu la qualifier de «pire terreur de l’histoire». « C’est de là que serait venue la propriété privée, la concurrence et finalement le gouvernement centralisé. Lorsqu’on regarde les preuves issues de la recherche, nous voyons une réalité totalement différente: «Tout d’abord, au lieu d’une révolution, ce sont des processus qui ont pris des millénaires. Lorsque les êtres humains, dans les différentes parties du monde, expérimentaient les possibilités de l’agriculture», cela se manifestait par des approches différentes.
«En d’autres termes, ce qui est perdu dans ce récit traditionnel de l’histoire humaine, c’est précisément la capacité de nos ancêtres lointains de prendre la mesure de leurs propres décisions. Nous essayons d’enlever ce sentiment d’inévitabilité.»
David Wengrow estime que les sociétés humaines ont eu la capacité d’effectuer des choix, des choix raisonnés, «des choix formés par des principes moraux et éthiques. Aussi loin que nous pouvons remonter dans les preuves concernant les sociétés humaines, nous voyons des gens faire ce genre de choix».
L’auteur peut s’appuyer sur de nombreux exemples:
«Lorsque nous remontons à 20000 ou 30000 ans, selon les récits traditionnels, on s’attendrait à voir des sociétés simples, égalitaires, en petits groupes. Mais dans ces parties du monde où nous avons des preuves archéologique, ces sociétés ressemblent davantage à un carnaval, à des expérimentations sociales. Dans différentes parties de l’Europe, nous avons des preuves de rituels où des individus particuliers, des individus qui étaient inhabituels physiquement (on le voit d’après les restes humains), des individus souvent handicapés sont enterrés avec une très grande richesse, comme des rois ou des reines. Le ‘comme si’ est important, parce que nous n’avons aucune preuve qu’à l’époque, il puisse y avoir eu des royaumes. Et donc, au sein de cette zone de théâtre rituel, les gens expérimentaient et créaient des formes, des hiérarchies qui, dans la durée de ce rituel, étaient réelles».
L’auteur met en évidence des variations saisonnières. Par exemple, dans les plaines de l’Amérique du Nord, au cours de la saison de la chasse aux bisons, se formait une force de police. Mais elle se dissolvait à la fin du rituel de la chasse. Les membres de ces forces de police n’en faisaient partie qu’à titre provisoire. «C’est un exemple parmi beaucoup d’autres de la créativité politique que nous trouvons dans les sociétés qui ne pratiquent pas l’agriculture.» Par ailleurs, à propos de l’apparition de l’agriculture ou celle des villes, «cette idée de ruptures, que tout avait changé en quelques instants et qu’après, rien ne pouvait fonctionner de la même manière… cette idée ne tient plus la route face à l’examen scientifique».
L’interlocutrice interroge ensuite David Wengrow sur la manière dont il questionne le rôle de l’État qu’on aurait surévalué, en donnant trop d’importance aux structures verticales. Cette organisation-là ne découle-t-elle pas directement de la naissance des villes ? L’auteur répond que
«les musées ont une grande responsabilité à ce sujet. Lorsqu’on va dans un des grands musées du monde, au Louvre, au British Museum, au Metropolitan, il semble qu’au moins pendant les 5000 dernières années, la planète entière était sous le contrôle de monarques surhumains… Mais si on regarde l’éventail des grandes sociétés sur terre il y a 4000 ans, il n’y avait qu’une toute petite zone sous le contrôle de ces sociétés très hiérarchisées. Que faisaient tous les autres ? On n’en sait pas grand-chose. On commence à en savoir plus et il est clair que, la plupart du temps, les gens organisaient leur société d’une autre façon. Ce que nous essayons dans le livre, c’est d’apprendre un peu mieux quelles étaient les alternatives et pourquoi aussi elles semblent éloignées de nous aujourd’hui».
L’auteur s’intéresse également à la bureaucratie. Certaines approches, en psychologie ou management, nous disent que la bureaucratie a été créée pour traiter les problèmes d’échelle, de communication au sein des sociétés humaines. Mais
«si nous considérons les recherches archéologiques, nous voyons des administrations spécialisées qui apparaissent il y a des millénaires, avant l’apparition des villes, dans de petits établissements de quelques centaines d’individus. Tout le monde se connaissait. Les gens étaient probablement liés par des liens familiaux. C’est une image tellement différente de celle qui nous est donnée habituellement. Il faut faire la différence entre l’administration impersonnelle telle que nous la connaissons aujourd’hui, ce genre de bureaucratie qui nous transforme en numéros de téléphone par exemple, et d’autres types de bureaucratie qui ont existé dans l’histoire et qui n’avaient pas ce type d’effets déshumanisants».
Par rapport à l’empire bureaucratique inca,
«si vous remontez avant les Incas ou si vous considérez des sociétés qui ont évité d’être contrôlées par eux, il y avait des administrations locales et elles utilisaient des outils administratifs afin d’exercer des activités de soutien. Si quelqu’un était malade ou si il y avait une mauvaise récolte, le travail était redistribué pour soutenir une famille dans la disette… C’est un exemple d’administration qui, contrairement à aujourd’hui, ne dépersonnalise pas, mais s’adresse aux différences individuelles».
L’interlocutrice élargit la conversation en faisant appel à un autre chercheur, qui rapporte les erreurs commises en voulant imposer la monoculture à une agriculture africaine diversifiée pour respecter les équilibres naturels. À partir de cet exemple d’étroitesse de vue, elle pose la question à David Wengrow: «Comment décentrer notre regard ? Où faut-il regarder aujourd’hui pour comprendre ce qui se passe dans l’humanité ?». L’auteur répond en s’appuyant sur l’exemple des sommets sur le climat : «Qui a la vision la plus claire et la plus innovante pour protéger un environnement fragile ? Ce sont souvent précisément les populations autochtones». Aujourd’hui,
«En Europe, nous sommes en train de rejouer une rencontre avec des populations non européennes ayant des systèmes de connaissance non européens. Dans notre livre, nous faisons remonter ces premières rencontres coloniales à l’âge des Lumières, et nous montrons comment, à travers ces rencontres, un mélange de concepts européens et autochtones s’est fait jour qui a été effacé de nos visions modernes de l’histoire. Lorsque l’on parle des Lumières et de leur héritage, c’est une vision interne de ce processus qui se concentre sur l’Europe et l’héritage de la Grèce antique. Nous parlons nous de dettes cachées, des dettes camouflées que la culture européenne doit à d’autres cultures. Le fait de reconnaitre ces dettes peut en soi ouvrir nos yeux sur différentes façons de comprendre notre passé et aussi sur notre capacité, en tant qu’espèce, à découvrir de nouvelles capacités. Lorsqu’on pense à des alternatives à notre système actuel, on ferait bien de regarder au-delà de l’histoire très traumatisée des deux derniers siècles, prendre en compte cette image beaucoup plus large des capacités et possibilités humaines. La science et l’histoire le prouvent aujourd’hui».
Revisiter l’histoire
De grands récits historiques ont été écrits à partir d’une certaine représentation des origines de l’humanité et des périodes ultérieures. Comme l’exprime le titre Au commencement était …, c’est bien à partir d’une remise en cause des représentations dominantes de ces origines et d’une nouvelle vision de la préhistoire que David Graeber et David Wengrow nous proposent une nouvelle histoire de l’humanité.
Les auteurs commencent donc par entreprendre une critique rigoureuse des thèses de Jean-Jacques Rousseau et de Thomas Hobbes. Ils nous rapportent les conditions dans lesquelles Jean-Jacques Rousseau a écrit et publié en 1754 son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes:
«En voici la trame générale. Il fut un temps où les hommes, aussi innocents qu’au premier jour, vivaient de chasse et de cueillette au sein de tout petits groupes – des groupes qui pouvaient être égalitaires justement parce qu’ils étaient si petits. Cet âge d’or prit fin avec l’apparition de l’agriculture, et surtout avec le développement des premières villes. Celles-ci marquèrent l’avènement de la ‘civilisation’ et de ‘l’État’, donnant naissance à l’écriture, à la science et à la philosophie, mais aussi à presque à tous les mauvais côtés de l’existence humaine – le patriarcat, les armées de métier, les exterminations de masse, sans oublier les casse-pieds de bureaucrates qui nous noient dans la paperasse tout au long de notre vie. Il va de soi que nous simplifions à outrance, mais on a bien l’impression que ce scénario de base est là pour refaire surface» (p.14).
Il existe une autre version de l’histoire, mais «elle est encore pire». C’est celle de Hobbes.
«À bien des égards, le ‘Léviathan’ de Thomas Hobbes, publié en 1651, fait figure de texte fondateur de la théorie politique moderne. Hobbes y soutient que les hommes étant ce qu’ils sont – des êtres égoïstes – l’état de nature originel devrait être tout le contraire d’un état d’innocence. On y menait certainement une existence »solitaire, misérable, dangereuse, animale et brève ». En d’autres termes, c’était la guerre – une guerre de tous contre tous, Pour les tenants de cette théorie, ce n’est qu’aux dispositifs répressifs dont Rousseau déplore justement l’existence (gouvernements, tribunaux, administrations, forces de police) que nous en sommes sortis. La longévité de cette interprétation n’a rien à envier à celle de la vision rousseauiste… En vertu de cette conception, la société humaine repose sur la répression collective de nos plus bas instincts, un impératif qui se fait plus urgent à mesure que les populations se rassemblent en plus grand nombre au même endroit…»
Au total,
«les sociétés humaines, n’ont jamais fonctionné selon d’autres principes que la hiérarchie, la domination et l’égoïsme cynique qui les accompagnent. Seulement, leurs membres auraient fini par comprendre qu’il était plus avantageux pour eux de faire passer leurs intérêts à long terme avant leurs instincts immédiats – ou mieux encore à élaborer des lois les obligeant à cantonner leurs pires pulsions à des domaines qui revêtent une certaine utilité sociale». (p.15).
Les deux thèses, celle de Rousseau et celle de Hobbes ,nous paraissent déboucher sur des impasses en terme de résignation vis-à-vis des travers de l’inégalité sociale et d’un hiérarchisation abusive. Dans le premier cas, la complexification de la société est censée entrainer des conséquences néfastes. Dans le second cas, le mal est congénital: «Les deux versions ont de terribles conséquences politiques» (p.16), écrivent les auteurs. Mais leur opposition s’affirme également au niveau de la recherche anthropologique: «Elles donnent du passé une image inutilement ennuyeuse. Elles sont tout simplement fausses» (p.16).
Les auteurs rappellent alors les immenses progrès de la recherche en ce domaine et comment ils ont rassemblé les éléments ethnographiques et historiques accessibles:
«Notre ambition dans ce livre est de commencer à reconstituer le puzzle… Un changement conceptuel est également nécessaire. Il nous faut questionner la conception moderne de l’évolution des sociétés humaines, à commencer par l’idée selon laquelle elles devraient être classées en fonction des modes de développement définis par des technologies et des modes d’organisation spécifiques: les chasseurs cueilleurs , les cultivateurs, les sociétés urbaines industrialisées, etc. En fait, cette idée plonge ses racines dans la violente réaction conservatrice qu’a provoquée, au début du 18e siècle, la montée des critiques contre la civilisation européenne» (p.17).
Cet ouvrage met en évidence un nouveau paysage:
«Il est désormais acquis que les sociétés humaines préagricoles ne se résument pas à de petits clans égalitaires. Au contraire, le monde des chasseurs-cueilleurs avant l’apparition de l’agriculture était un monde d’expérimentations sociales audacieuses, beaucoup plus proche d’un carnaval des formes politiques que des mornes abstractions suggérées par la théorie évolutionniste. L’agriculture, elle, n’a pas entrainé l’avènement de la propriété privée, pas plus qu’elle n’a marqué une étape irréversible dans la marche vers l’inégalité. En réalité, dans bien des communautés où l’on commençait à cultiver la terre, les hiérarchies sociales étaient pour ainsi dire inexistantes. Quant aux toutes premières villes, loin d’avoir gravé dans le marbre les différences de classe, elles étaient étonnamment nombreuses à fonctionner selon des principes résolument égalitaires, sans faire appel à de quelconques despotes, politiciens-guerriers bourrés d’ambition ou même petits chefs autoritaires» (p.16).
Ainsi, à partir de l’examen d’un grand nombre de situations, les auteurs peuvent affirmer que
«l’histoire de l’humanité est moins déterminée par l’égal accès aux ressources matérielles (terres, calories, moyens de production…) si cruciales soient-elles, que par l’égale capacité à prendre part aux décisions touchant à la vie collective – la condition préalable étant évidemment que l’organisation de celle-ci soit ouverte aux discussions».
D’ailleurs, s’exclament-ils, «cette faculté d’expérimentation sociale et d’autocréation – cette liberté en somme – n’est-elle pas ce qui nous rend fondamentalement humain ?». Les auteurs se perçoivent dans une dynamique:
«Nous sommes tous des projets, des chantiers d’autocréation collective. Et si nous décidions d’aborder le passé de l’humanité sous cet angle, c’est à dire de considérer tous les humains, par principe, comme des êtres imaginatifs, intelligents, espiègles et dignes d’être appréhendés comme tels ? Et si, au lieu de raconter comment notre espèce aurait chuté de haut d’un prétendu paradis égalitaire, nous nous demandions plutôt comment nous nous sommes retrouvés prisonniers d’un carcan conceptuel si étroit que nous ne parvenons plus à concevoir la possibilité même de nous réinventer ?» (pp.21-22)
La critique indigène comme ferment d’une réflexion nouvelle sur la société européenne et d’un nouveau récit historique
Les auteurs consacrent un des premiers chapitres à La critique indigène et le mythe du progrès. Dès le 17e siècle parviennent en Europe des informations sur la vie et l’organisation sociale des populations autochtones d’Amérique du Nord. Elles sont mises en contraste avec les maux des sociétés européennes. Cette critique indigène nourrit un bouillonnement d’idées. Une autojustification s’élabore en attribuant ces maux à la complexité de la civilisation et du progrès.
Le livre fait apparaitre le rôle joué par la découverte de civilisations étrangères et leur exemple dans l’élaboration européenne de la pensée des Lumières, alors que celle-ci est souvent présentée comme une production interne:
«Du jour au lendemain, quelques-uns des plus puissants royaume d’Europe se retrouvèrent maitres d’immenses territoires. Les philosophes européens, eux, furent subitement exposés aux civilisations chinoises et indiennes, ains qu’à une multitude de conceptions sociales, scientifiques et politiques dont ils n’avaient jamais soupçonné l’existence. De ce flux d’idées nouvelles naquit ce qu’il est convenu d’appeler les ‘Lumières’» (p.47).
L’attention des auteurs se porte cependant particulièrement sur les relations avec les populations autochtones d’Amérique du nord, par l’entremise des colons et des missionnaires au Québec. C’est dans ce contexte que
«l’académie de Dijon a jugé opportun de poser la question des origines de l’inégalité qui a suscité le célèbre écrit de Jean-Jacques Rousseau. Cet épisode nous plonge dans la longue histoire des débats intra-européens sur la nature des sociétés du bout du monde – en l’occurrence celles des forêts de l’Est de l’Amérique du nord. Nombre de ces conversations renvoyaient d’ailleurs à des échanges entre Européens et Amérindiens à propos de l’égalité, de la liberté, de la rationalité ou encore des religions révélées – des sujets dont beaucoup deviendraient centraux dans la philosophie politique des Lumières» (p.49).
«Les écrits des missionnaires jésuites aux Québec ont été largement diffusés en France et ils rapportent la pensée critique des Amérindiens sur la société française, une critique d’abord centrée sur la façon dont les institutions malmenaient la liberté, puis, après qu’ils eussent acquis une meilleure connaissance de la civilisation européenne, sur l’idée d’égalité. Si les récits des missionnaires et la littérature de voyage étaient si populaires en Europe, c’est précisément qu’ils exposaient leurs lecteurs à ce type de critique, leur ouvrant de nouveaux horizons de transformation sociale» (p.57).
Les auteurs exposaient en détail les pratiques sociales des Amérindiens qui amenaient ceux-ci à critiquer les comportements des colonisateurs. Ainsi, «dans ces échanges, Indiens d’Amérique et Européens étaient d’accord sur un constat: le premiers vivaient dans des sociétés fondamentalement libres, les seconds en étaient très loin» (p 62).
Le livre accorde une importance particulière à un Français, Lahontan, qui était entré en relation et en conversation avec un chef politique et philosophe indigène, Kandiaronk. Or, Lahontan, de retour en Europe, publia trois ouvrages sur ses aventures canadiennes:
«Le troisième, publié en 1703, et intitulé ‘Dialogue avec un sauvage’ se composait de quatre conversations avec Kandiaronk. Le sage Wenda y portait un regard extrêmement critique sur les mœurs et les idées européennes en matière de religion, de politique, de santé et de sexualité» (pp.71-72).
Il exprime notamment les reproches suivants: «Les incessantes chamailleries, le manque d’entraide, la soumission à l’autorité, mais avec un éléments nouveau: l’institution de la propriété» (p.75). Ces échanges sont nombreux et portent sur différents thèmes. Kandiaronk fait ainsi essortir l’attrait que la société amérindienne peut exercer sur les Européens:
«Si Lahontan décidait d’embrasser le mode de vie amérindien, il s’en trouverait bien plus content, passé un petit temps d’adaptation. (Il n’avait pas tort sur ce point: presque tous les colons adoptés par des communautés indigènes ont refusé par la suite de retourner vivre dans leur société d’origine)» (p.79).
De fait, les livres de Lahontan ont connu un succès considérable. Ils ont exercé un grand impact: «Les réflexions de Kandiaronk n’ont cessé d’être réimprimées et rééditées pendant plus d’une centaine d’années et elles ont été traduites en allemand, en anglais, en néerlandais et en italien» (p.82).
D’autres écrivains vantaient les aspects positifs d’autres pays exotiques. Ainsi,
«Madame de Graffigny, célèbre femme de lettres, publie en 1747 un livre populaire, ‘Lettre d’une Péruvienne’ où l’on découvre la société française à travers les yeux de Zila, princesse inca enlevée par des conquistadores espagnols… Zila critiquait tout autant le système patriarcal que la vanité et l’absurdité de la société européenne» (p.83).
Madame de Graffigny entra, à cette occasion, en correspondance avec plusieurs de ses amis. L’un de ses correspondants était le jeune Turgot, économiste en herbe, mais futur homme d’État à la fin du siècle, avant la Révolution française. Les auteurs mettent l’accent sur sa réponse, très circonstanciée et très critique. C’est là en effet qu’ils voient apparaitre un récit «où le concept du progrès économique matériel a commencé à prendre la forme d’une théorie générale de l’histoire» (p.83). Et les auteurs montrent ce qu’ils en pensent par un sous-titre très engagé: «Où Turgot se fait démiurge et renverse la critique indigène pour poser les jalons des principales théories modernes de l’évolution sociale (ou comment un débat sur la liberté se mue en un débat sur l’égalité)». Dans sa réponse à Madame de Graffigny, Turgot écrit:
«Tout le monde chérit les idées de liberté et d’égalité (dans l’absolu). Toutefois, il est indispensable d’adopter une vision plus globale. La liberté et l’égalité dont jouissent les sauvages ne sont pas les marques de leur supériorité, mais de leur infériorité., car elles ne peuvent régner que dans des communautés où toutes les familles sont fondamentalement autosuffisantes, c’est-à-dire où tout le monde vit dans un état de pauvreté. À mesure que les sociétés évoluent, les technologies progressent. Les différences innées de talent et de capacité, qui existent partout et toujours, se renforcent pour former la base d’une division du travail de plus en plus élaborée. On passe alors d’organisations simples comme celle des Wendas à notre civilisation commerciale complexe où la prospérité de tous (la société) ne peut être obtenue que par l’appauvrissement et la dépossession de certains. Si regrettable qu’elle soit, cette inégalité est inévitable… La seule alternative serait une intervention massive de l’État à la manière inca – autrement dit l’instauration d’une sorte d’égalité forcée qui ne pourrait qu’étouffer l’esprit d’initiative, et donc déboucherait sur une catastrophe économique et sociale» (p.84).
Quelques années plus tard, «Turgot allait présenter ces mêmes idées au cours d’une série de conférences sur l’histoire mondiale… Ces conférences lui offrirent l’occasion d’approfondir son argumentation en lui donnant la forme d’une théorie générale des phases de développement économique» (pp.84-85). Ainsi, il distingue des stades successifs: les chasseurs, puis le pastoralisme, puis l’agriculture, enfin la civilisation commerciale urbaine moderne. «On voit bien que c’est en réponse directe à la force de la critique indigène que furent énoncées pour la première fois en Europe les théories de l’évolution sociale…» (p.85). C’est dans ce contexte que les thèses de Jean-Jacques Rousseau sont apparues et se sont développées pour se maintenir ensuite.
Un grand apport
Notre vision du monde dépend, pour une part importante, de la manière dont nous représentons son histoire. On comprend pourquoi plusieurs livres ont été publiés récemment dans ce domaine. L’incidence de ces thèses sur les comportements n’est pas immédiate, mais elle y contribue. Dans un monde où le poids et l’impact de structures d’oppression est grand, on peut avoir tendance à baisser les bras. Des institutions bien installées peuvent-elles être changées ? Sommes-nous enfermés dans des pratiques répétitives ? Face aux dangers actuels, la lenteur de nos réactions est-elle inévitable ? Le livre de David Graeber et de David Wengrow est important parce que leur histoire de l’humanité nous montre différents possibles:
«Ce que nous avons voulu faire, c’est adopter une approche dans le présent – par exemple en envisageant la civilisation minoenne ou la culture Hopewell non pas comme des accidents de parcours sur une route qui menait inexorablement aux États et aux empires, mais comme des possibilités alternatives, des bifurcations que nous n’avons pas suivies. Après tout, ces choses-là ont réellement existé même si nous avons l’indécrottable habitude de les reléguer à la marge plutôt que de les placer au cœur de la réflexion…».
Ainsi, on peut nourrir d’amers regrets sur les évènements tragiques qui ont abondé dans notre passé, mais il est bon de savoir qu’il n’y a pas de fatalité: «Les possibilités qui s’ouvrent à l’action humaine aujourd’hui sont bien plus vastes que nous ne le pensons souvent». Ne pouvons-nous pas rêver positivement avec les auteurs ?
«Imaginons que notre espèce se maintienne à la surface de la Terre et que nos descendants dans ce futur, que nous ne pouvons pas connaître, jettent un regard en arrière. Peut-être que des aspects que nous considérons aujourd’hui comme des anomalies (les administrations à taille humaine, les villes régies par des conseils de quartier, les gouvernements où la majorité des postes à responsabilité sont occupés par des femmes, les formes d’aménagement du territoire qui font la part belle à la préservation plutôt qu’à l’appropriation et à l’extraction) leur apparaitront comme des percées majeures qui ont changé le cours de l’histoire tandis que les pyramides ou les immenses statues de pierre feront figure de curiosités historiques. Qui sait ?» (pp.659-660).
Cette représentation de l’histoire sera accueillie différemment selon la vision du monde de ses lecteurs. Dans la Christian Scholar’s Review, Benjamin McFarland (6) reconnait l’originalité et l’importance des découvertes rapportées par David Graeber et David Wengrow. Il examine livre sous l’angle scientifique, mais aussi théologique. Il se réfère à cet égard à la théorie de René Girard: «La violence mimétique est dissimulée et transférable, si bien qu’il est difficile de la reconnaitre, même dans une histoire bien documentée». Dans quelle mesure sommes-nous libres ? «Graeber et Wengrow mettent l’accent sur la liberté, mais négligent la contrainte». Cependant, comme chrétien, Benjamin McFarland est reconnaissant de ce que ce livre «restaure nos ancêtres dans leur pleine humanité». il estime que
«ces exemples historiques pourraient aider l’Église à imaginer une communauté radicalement différente. Les chrétiens peuvent apprendre des communautés à travers l’histoire y compris les arrangements et les attitudes concernant l’argent et la technologie. Mais je suspecte toutes les sociétés humaines de cacher de l’oppression et de la violence (juste comme l’Église l’a fait historiquement et présentement). Pendant deux mille ans, le blé et l’ivraie ont grandi ensemble».
Ajoutons ici une note personnelle: la lecture de cet ouvrage nous apprend qu’il est impossible d’assigner des frontières à l’œuvre de Dieu, non seulement dans l’espace, mais dans le temps. Pour notre part, l’approche de David Graeber et David Wengrow ouvre des fenêtres en mettant en évidence les expériences positives à travers l’histoire, et en mettant ainsi en évidence une gamme de possibles. En nous inspirant de la théologie de l’espérance de Jürgen Moltmann (7), nous excluons la fatalité, nous reconnaissons l’Esprit à l’œuvre et nous accueillons le futur de Dieu inspirant le présent:
«L’espérance eschatologique ouvre chaque présent à l’avenir de Dieu. On imagine que cela puisse trouver sa résonance dans une société ouverte au futur. Les sociétés fermées rompent la communication avec les autres sociétés. Les sociétés fermées s’enrichissent aux dépens des sociétés à venir. Les sociétés ouvertes sont participatives et elles anticipent…».
Il y a bien là une ouverture aux possibles.
Par définition, une histoire de l’humanité a pour conséquence d’élargir notre horizon. C’est particulièrement le cas ici. En effet, cet ouvrage fait apparaitre des civilisations jusque-là inconnues et surgir des modes de vie et des pratiques ignorées. Il donne droit de cité à des groupes humains méconnus. Il modifie nos angles de vue. Ainsi, il élargit considérablement notre champ de vision.
Il intervient dans un contexte où le décentrement du regard s’impose. Nous sommes appelés à nous défaire d’un point de vue surplombant l’histoire de l’Occident pour l’inscrire à une juste place dans l’histoire du monde. Le mouvement est en cours. Des historiens sont en train de faire apparaitre des histoires méconnues comme celle de l’Afrique par exemple.
Les phénomènes de domination sont de plus en plus reconnus. Cet ouvrage apporte à ce mouvement une contribution majeure. Il accroit notre compréhension des peuples autochtones en Amérique du Nord et de leurs rapports avec les Européens et il nous appelle à revisiter l’histoire du 18e siècle et de la pensée des Lumières.
Il nous met également en garde vis-à-vis des effets simplificateurs de cette pensée. Ce fut l’idée que les peuples traditionnels non modernes ne pouvaient
«avoir leurs propres projets de société ou leurs propres inventions historiques. Ces peuples étaient forcément trop niais pour cela (n’ayant pas atteint le stade de la ‘complexité sociale’) ou bien vivaient dans un monde mystique imaginaire. Les plus charitables affirmaient qu’ils ne faisaient que s’adapter à leur environnement avec le niveau technologique qui était le leur» (p.628).
Au total, cette grande œuvre nous montre une histoire nouvelle de l’humanité qui met en valeur la créativité sociale comme la créativité technique de civilisations anciennes jusque ici oubliées, inconnues et méconnues. Le texte, en page de couverture, nous invite à une lecture approfondie de ce livre en exaltant son originalité et sa portée:
«Les auteurs nous invitent à nous débarrasser de notre carcan conceptuel et à tenter de comprendre quelles sociétés nos ancêtres cherchaient à créer. Leur ouvrage dévoile un passé humain infiniment plus intéressant que ne le suggèrent les lectures conventionnelles. Un livre monumental d’une extraordinaire portée intellectuelle…».
Illustration: famille amérindienne (gravure de l’Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil de Jean de Léry, 1611).
(1) David Graeber et David Wengrow, Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité, traduit de l’anglais par Élise Roy, Les liens qui libèrent, 2023. Édition originale: The Dawn of Everything: A New History of Humanity, Allen Lane, 2021.
(2) Andrew Anthony, The Dawn of Everything: A New History of Humanity by David Graeber and David Wengrow review – have we got our ancestors wrong ?, The Guardian, 18 octobre 2021.
(3) Annalee Newitz, After 200000 years, We’re Still Trying To Figure Out What Humanity Is All About, Washington Post, 26 novembre 2021.
(4) Isabelle de Gaulmyn, «Au commencement était…» une nouvelle histoire de l’humanité, La Croix, 11 décembre 2021.
(5) Histoire de l’humanité: faut-il revoir notre copie ? Interview de David Wengrow, France Culture, 23 novembre 2021.
(6) Benjamin McFarland, The Dawn of Everything: A New History of Humanity, Christian Scholar’s Review, 8 novembre 2022
(7) Le Dieu vivant et la plénitude de vie, Vivre & Espérer, 5 juin 2016. À propos de The living God and the fullness of life de Jürgen Moltmann.