Une vision nouvelle des animaux
«Le loup habitera avec l’agneau.» Titré d’après Ésaïe, le livre de la philosophe et éthologiste Vinciane Despret (dont rend ici compte Jean Hassenforder) analyse le «changement majeur dans notre manière de considérer les animaux» que nous sommes en train de vivre et ses implications, que l’on comprend mieux à travers la pensée de précurseurs comme le russe Kropotkine, l’anglais Thompson ou l’américain James.
Texte publié sur Vivre & Espérer.
Dans le contexte de la mutation actuelle qui ramène l’humanité au sein de la nature, des représentations humaines changent en profondeur. Ce changement de représentations, entre autres des femmes, des enfants, et, plus récemment, des animaux, traduit, à l’encontre des malheurs du siècle, une évolution en profondeur de la conscience humaine. On constate aujourd’hui un changement spectaculaire de la représentation des animaux. Vinciane Despret, à la fois philosophe et éthologiste, nous propose un récit engagé qui vient nous surprendre et nous étonner au sens le plus fort. Déjà auteur de livres pionniers sur ce sujet, elle nous offre une vision d’ensemble dans son ouvrage le plus récent: Le loup habitera avec l’agneau (1).
Certes, il est difficile de rendre compte d’une pensée qui est particulièrement subtile et mouvante, examinant telle proposition et son contraire, et refusant de s’arrêter à telle hypothèse pour en tester d’autres à la recherche d’un juste milieu. Cependant, cette intelligence attire et, à sa suite, nous y voyons plus clair sur les méandres de la recherche en ce domaine et la manière dont elle sort aujourd’hui des schémas idéologiques du darwinisme social et du behaviorisme. Dépourvue d’expertise en ce domaine, cette présentation a seulement pour but d’attirer notre attention sur un changement majeur dans notre manière de considérer les animaux, et par suite les rapports entre le monde animal et le monde humain. Tout commence par un constat amplement rapporté sur la page de couverture:
«Les animaux ont bien changé au cours des dernières années. Les babouins mâles qui semblaient tellement préoccupés de hiérarchie et de compétition nous disent à présent que leur société s’organise autour de l’amitié avec les femelles. Les corbeaux qui avaient si mauvaise réputation nous apprennent que quand l’un d’eux trouve sa nourriture, il en appelle à d’autres pour la partager. Les moutons, dont on pensait qu’ils étaient si moutonniers, n’ont aujourd’hui plus rien à envier aux chimpanzés du point de vue de leur intelligence sociale. Et, nombre d’animaux qui refusaient de parler dans les laboratoires behavioristes se sont mis à entretenir de véritables conversations avec leurs scientifiques. Ces animaux ont été capables de transformer les chercheurs pour qu’ils deviennent plus intelligents et apprennent à leur poser enfin de bonnes questions. Et ces nouvelles questions ont, à leur tour, transformé les animaux».
Ainsi le changement de représentation des animaux intervient au carrefour du changement de mentalités des humains emportés dans une vision nouvelle en se départissant de leur égocentrisme et de leur esprit dominateur (et par suite des projections en ce sens sur les animaux, de fait manipulés), et de la reconnaissance d’une forme de créativité animale qui peut être encouragée par des attitudes nouvelles de la part des humains.
Autour des origines de l’homme
L’humanité s’inscrit dans le continuum du vivant et donc dans un rapport avec la vie animale. Elle en dérive selon la théorie de l’évolution élaborée par Darwin au 19e siècle qui fait alors s’interroger sur l’origine de l’homme: «Les occidentaux vont chercher dans la nature celui qui sera leur ancêtre. Le primate non humain en sera l’élu» (p.39). L’auteure examine comment Darwin a choisi cette option. Son projet a été de
«repérer les éléments qui plaident pour la continuité des formes du vivant, pour en retracer l’histoire. Il faut trouver des similitudes et des différences qui permettent de retracer notre histoire selon un ordre cohérent avec l’idée de progrès. Il faut donc montrer que le singe qui deviendra le singe des origines nous ressemble suffisamment sous certains aspects, pour témoigner de la filiation. Or le singe n’est pas le seul en cause dans cette histoire de l’origine. Le sauvage est lui aussi convoqué à témoigner… Il doit se situer entre le primate et l’homme civilisé. Le primitif doit témoigner de son progrès par rapport au premier (le singe), et du progrès du second (l’humain) par rapport à lui-même» (p.45).
Or, dans la culture à laquelle appartient Darwin, le sauvage de cette époque est mal famé. Darwin s’est tourné alors vers les primates. Et il perçoit chez eux une vertu: «la régulation de la sexualité – dont la jalousie du mâle devient la garantie» (p.49). Si d’autres représentations de l’animal étaient présentes dans cette culture, Darwin, après avoir beaucoup hésité, a choisi «un animal de conflit, de compétition, de guerre et de jalousie» (p.51).
«On pourrait dire que ce mâle belliqueux mobilisé par une compétition sans fin autour des femelles est sans doute tout à fait dans la logique de la théorie darwinienne, puisque la sélection est fondée sur la compétition des individus» (p.44).
Au 20e siècle, ce modèle de la dominance des mâles a encore polarisé l’attention des primatologues dans leurs recherches. Mais depuis quelques décennies, cette approche dominante a été battue en brèche, notamment à travers l’engagement de femmes primatologues. A cet égard, le rôle de Jane Goodhall fut emblématique (2). Une toute autre conception de la vie sociale des primates est apparue.
Sur un autre registre, rappelons que Freud s’est inspiré de la conception darwinienne des origines humaines:
«C’est autour d’un extrait de Darwin que la proposition freudienne de l’origine de toute l’histoire s’articule: ‘Des habitudes de vie des singes supérieurs, écrit Freud, Darwin a conclu que l’homme a lui aussi vécu primitivement en petites hordes, à l’intérieur desquelles la jalousie du mâle le plus âgé et le plus fort empêchait la promiscuité sexuelle’» (p.42).
Freud envisagera donc notre ancêtre comme «un mâle jaloux et belliqueux» (p.42) à partir duquel il construira un récit des origines, une vision mortifère que dénonce Jeremy Rifkin dans son plaidoyer pour l’empathie (3).
À la fin du 19e siècle, Pierre-Alexandre Kropotkine, un naturaliste russe réfugié en Angleterre pour des raisons politiques, c’est à dire pour son adhésion aux thèses anarchistes, conteste l’accent mis par Darwin sur la compétition des individus comme fondement de la sélection naturelle. Certes, nous dit l’auteure, cette contestation peut être imputée à différents motifs: la philosophie politique de Kropotkine, pour une part, et aussi parce que la nature est différente en Russie. Mais cette critique se fonde sur une analyse de la vie animale très différente de celle de Darwin. Dans son livre de 1902, L’Entraide, un facteur de l’évolution, Kropotkine interroge les thèses darwiniennes. Il ne perçoit pas chez les animaux, une lutte de tous contre tous, une compétition féroce, mais «au contraire, des preuves de soutien mutuel, d’amitié et de solidarité: nourrir l’étranger, adopter l’orphelin, aider l’autre en difficulté»… (p.53) (4). Si la guerre entre les différentes espèces est un fait, il y a
«tout autant ou peut-être même plus, du soutien mutuel, de l’aide mutuelle entre les animaux… Les primates ne contredisent pas ce modèle… On peut affirmer que la sociabilité, l’action en commun, la protection mutuelle et un grand développement de sentiments… caractérisent la plupart des espèces de singe» (p.54).
L’auteure met en valeur l’originalité de la pensée de Kropotkine:
«Les singes à qui Darwin demande d’apporter les preuves de la sélection naturelle et de l’évolution viennent chez Kropotkine apporter leurs concours à un autre projet: celui de témoigner de l’évolution de la nature, mais cette fois en rompant avec le régime de la compétition. De la même manière que les primitifs semblent exiger, au fur et à mesure du temps et des recherches, une autre manière de les connaître, la nature enrôle Kroptkine dans une autre histoire» (p.63).
Dans l’approche de Kropotkine, l’auteure fait reconnaître une proximité avec sa propre critique des schémas stéréotypés d’une méthode scientifique longtemps dominante:
«Comment pourrait-on prétendre rendre compte de ceux qu’on ne se donne pas la peine de connaître et de comprendre? Comment peut-on prétendre s’intéresser à ceux à qui on ne donne aucune chance de nous mobiliser? Comment espérer construire un savoir fiable à propos de ceux à qui n’est laissée aucune possibilité de surprendre, d’étonner, de décentrer celui qui s’adresse à eux, et de raconter une autre histoire?» (p.62).
Pourquoi l’approche de Kropotkine a-t-elle été oubliée ensuite pendant des décennies? Sans doute, sa biologie comme sa pensée politique sont-elles apparues à son époque, comme exotiques par rapport à la culture dominante: «Il fut longtemps relégué aux oubliettes de l’histoire naturelle» (p.66). Mais, 70 ans plus tard, les suspicions de Kropotkine réapparaissent dans la contestation du
«rôle que l’on a fait jouer, dans l’histoire de nos origines, à un babouin belliqueux et jaloux: la critique de l’idéologie qui marque les mythes des origines; le rôle décisif d’un nouvelle anthropologie dans la manière d’en interroger les acteurs; la remise en cause des généralisations hâtives au départ de quelques espèces de primates choisies; l’exigence d’une autre manière de poser les questions dans une perspective marquée par une conscience politique» (p.66).
Révéler le potentiel de l’animal
Et si nous interrogeons les animaux en les inscrivant dans nos questions, pourrait-on leur donner une chance de s’exprimer en nous instruisant? Après s’être référé aux ouvrages de Darwin et de Kropotkine, Vinciane Despret nous introduit dans un livre original, trop vite oublié. Au milieu du 19e siècle,
«le naturaliste anglais Edward Pett Thompson s’attela au superbe travail de mieux faire connaître les animaux à ses contemporains… dans son troisième et dernier ouvrage: ‘The Passions of animals’, publié en 1851, les singes seront des acteurs privilégiés…» (p.68).
«Les singes mis en scène par Thompson… ces singes justiciers, espiègles, manipulateurs d’outils, guerriers stratèges, menteurs impénitents ou rois de l’évasion, nous ressemblent. Le choix de ces histoires n’a rien de fortuit: d’abord, ces singes présentent des compétences que nous avons longtemps pensé être exclusivement les nôtres. Non seulement leur intelligence est stupéfiante, leur sens de la coopération édifiant, mais ils semblent aussi partager les mêmes émotions que les nôtres» (p.71).
Cependant, l’ambition de Thompson va plus loin:
«Ce n’est pas une simple démonstration de compétence qu’il s’agit d’élaborer. Il demande plus au singe: il lui demande certes de l’aider à construire la proximité – ‘comme il nous ressemble!’ – mais en y prenant la part la plus active possible, en témoignant de sa propre volonté de se conduire en humain» (p.72).
Une perspective évolutionniste implique une continuité entre le monde animal et l’humanité qui apparait à sa suite. Mais Thompson ne s’inscrit pas dans la théorie de l’évolution. Il est créationniste: «La chaine continue des ‘existants’ est une chaine statique agencée telle quelle dès les premiers jours du travail divin». C’est dans ce contexte qu’était apparue depuis le 17e siècle «la théorie de la chaine du vivant». On y remarqua des intervalles et «nombre de penseurs s’attelèrent à la tâche de les remplir en se mettant à traquer les ressemblances» (pp.73-74). Il y eut donc, dès cette époque, une recherche des ressemblances. Mais, «ce n’est cependant pas dans cette perspective métaphysique que Thompson s’efforce de maximaliser les ressemblances». Ici, «les singes ne sont mobilisés ni dans un problème de continuité d’une chaine statique, comme ils l’étaient jusqu’alors, ni dans un projet d’évolution comme ils le seront quelques années plus tard…». C’est un autre projet que Thompson s’est efforcé de réaliser:
«L’objectif de ce livre sera de collaborer à la promotion d’une meilleure estimation de la valeur et de l’utilité de la vie animale, en éveillant une attention adéquate et des sentiments de bonté pour les créatures animales, afin d’obtenir pour elles l’admiration et la protection qu’elles méritent» (p.75).
Thompson va réfuter la manière dont la réussite des animaux est principalement attribuée à l’instinct: «Il ne s’agit pas de nier le rôle de l’instinct, mais de laisser, parallèlement à l’existence d’invariants, les possibilités pour la variabilité, et surtout pour le changement» (p.77).
«La critique de l’instinct est une pièce majeure… Si Thompson fait tant d’effort pour démonter ce vieux préjugé de l’instinct, ce n’est pas seulement parce que l’instinct fait de l’animal une sorte de mécanique aveugle… C’est parce qu’il empêche les animaux de changer; ou plutôt, parce qu’il s’agit surtout d’un malentendu, parce qu’il empêche les hommes de penser que les animaux peuvent changer» (p.81).
Thompson «s’attaque à une autre préjugé: celui qui nous mène à hiérarchiser les animaux selon qu’ils soient domestiques ou sauvages». Et de même, il conteste la préférence accordée aux herbivores par rapport aux carnivores jugés violents et cruels. Certains carnivores se laissent apprivoiser: «Les carnivores s’attachent à leurs gardiens»; «Les animaux sauvages sont en fait le plus souvent domesticables, pour une raison très simple: ils sont sociaux» (p.82). Thompson incite à une action d’apprivoisement, de domestication:
«Ne laissons pas passer notre chance de les arracher à ce qui les rend sauvage».
«Cette chance est pourtant à la portée de notre main: C’est ce dont témoigne le miracle de l’apprivoisement de la hyène, celui des extraordinaires compétences des singes qui vivent en bonne entente avec l’homme et, plus généralement, le miracle de la socialisation des êtres. C’est le miracle de la domestication: faire émerger chez l’animal tout ce qui n’est qu’en puissance chez lui, ce qui tend à s’améliorer: la bonté, la douceur, la sociabilité.»
«Ils sont maintenant sauvages, mais quand les circonstances qui les contraignent à l’être changeront, la transformation morale deviendra un facteur naturel de la révolution intellectuelle et sociale que les prophètes hébreux prédisent» (p.85).
C’est ici qu’apparait le devenir à long terme et le fabuleux rêve de Thompson: accomplir ce que Dieu a promis, accomplir la plus vieille et la plus belle des prophéties, la prophétie d’Ésaïe:
«Le loup dormira avec l’agneau… et un petit enfant les conduira par la main» (p.85).
Vinciane Despret vient ici commenter le livre de Thompson et en montrer l’extraordinaire fécondité. Àpartir de cette prophétie, pourquoi ne pas anticiper, «pourquoi ne pas donner à cette révolution annoncée par Ésaïe ce qui est le destin de toutes prophéties: l’accomplir?» (p.85).
«Pourquoi ne pas nous transformer afin de pouvoir transformer les animaux? La chance est à la portée de notre main: si nous nous transformons, si nous nous intéressons à eux, si nous cherchons avec patience tout ce qui n’attend que de s’actualiser, nous pourrons alors réaliser la prophétie» (p.86).
Et, en ce sens, c’est aussi modifier nos savoirs:
«Les contraintes qui pèsent sur le savoir des hommes sont importantes. Le monde ne sera intéressant que si nous avons la chance de nous y intéresser. Il ne pourra être transformé que si nous acceptons de passer nous-mêmes par la transformation. Nous avons le monde que nos savoirs méritent» (p.87).
Vinciane Despret précise: si domestication il y a,
«l’arrachement à la nature n’a rien d’un détachement. Il s’agit plutôt d’une ‘socialisation’ par laquelle les animaux entrent dans un monde qui s’efforce de se construire comme monde commun, et sont liés d’une manière nouvelle à ceux qui habitent ce monde… Émanciper, dans la perspective de Thompson, c’est libérer des mauvaises contraintes: ce n’est pas détacher, c’est attacher mieux. C’est trouver, comme le dit si joliment Bruno Latour, ‘dans les choses attachantes elles-mêmes, celles qui procurent de bons et durables liens’. Ce que Thompson propose en somme, c’est d’attacher mieux: les animaux aux hommes; les hommes au monde, et le futur aux prophéties» (p.87).
C’est une vision dynamique que Vinciane Despret exprime en ces termes:
«Il faudra plus de savoirs et plus de pratiques pour créer un bon monde commun: celui dans lequel ‘le loup habitera avec l’agneau’, celui dans lequel se trouvera, chez les enfants des hommes, quelqu’un pour les conduire par la main» (p.88).
Une manifestation nouvelle des animaux
Si la vision de Thompson est longtemps restée sans héritiers, le regard sur les animaux est en train de changer depuis les toutes dernières décennies (4). Si les animaux ont été maltraités dans une économie industrielle, ils sont aujourd’hui pris en considération à travers une sensibilité nouvelle. Et, dans la recherche psychologique, on assiste à un retournement spectaculaire des comportements à leur égard. Des lors, on découvre chez eux des qualités qui rejoignent celles que Thompson avait mis en valeur.
Vinciane Despret dresse un bilan:
«Nous n’avons toujours pas été enrôlés par les animaux comme Thompson le souhaitait: l’élevage intensif, la disparition de nombreuses espèces, notre envahissement progressif de leurs territoire et, plus généralement le traitement infligé aux animaux témoignent de l’extension massive de contraintes qui ont rarement eu pour effet de ‘bien attacher’. Mais des choses ont cependant changé. Certains d’entre nous sont en train d’inventer de nouveaux modes de communication, de nouvelles façons de penser le monde commun, de nouvelles habitudes, des enrôlements inédits. On retrouvera par exemple, du côté des mouvements antispécistes, les mouvements qui contestent le privilège accordé à l’humain, des héritiers tout à fait étonnants du projet de Thompson» (p.89).
La démarche de certains chercheurs rejoint cependant aujourd’hui particulièrement l’inspiration de Thompson:
«Pour construire la paix, et pour préserver leurs animaux, les éthologistes ont modifié certaines de leurs habitudes. Shirley Strum raconte ainsi que lorsque des bergers se sont trouvé confrontés au problème d’une trop grand prédation de leurs moutons par les coyotes, des écologistes tentèrent l’expérience de dégouter les prédateurs en leur faisant ingérer une viande de mouton à laquelle avait été ajouté un vomitif puissant… Il s’agit bien de modifier les habitudes pour rendre la paix possible.
Ce qui a changé aussi et qui constituait un des ressorts du projet de Thompson n’a échappé à personne: certains animaux ont réussi à nous mobiliser dans de nouvelles histoires. Ils ont ainsi réussi, avec leur porte-parole humains, non seulement à nous intéresser, à nous donner envie de les connaitre, mais aussi à actualiser des compétences inattendues, à être transformés, et à revenir en force depuis le temps où Thompson les convoquait dans ses histoires pour leur demander de nous surprendre… Le corbeau qui s’est lié avec le chien nous reviendra ces dernières années, dans les recherches de Bernd Heinrich… Les babouins qui s’organisent pour piller les jardins obligeront Shirley Strum à modifier ses pratiques… Elle les a ‘arrachés à ce qui les contraignait à être ce qu’ils étaient’, c’est-à-dire un problème pour les cultivateurs… Ceux qui ont été observés par Hans Kummer arriveront à convaincre ce dernier qu’il est leur berger» (p.91).
Longtemps, la culture dominante a fait opposition au projet de Thompson:
«Tous ces animaux, corbeau amical, orang-outan organisé, singe menteur, babouin coopératif ont dû attendre longtemps avant de revenir sur le devant de la scène, avant de réussir à mobiliser notre intérêt, avant que leurs compétences nous mènent à nous adresser à eux» (p.92).
Une certaine conception de la science faisait obstacle. Marqués par «des ambitions de ‘faire science’, les scientifiques s’obligeaient à renoncer à la tentation de chercher chez les animaux des traits qui les donnent comme semblables à nous» (p.94). Le «péché d’anthropomorphisme» était inacceptable pour la primatologie et la psychologie animale à cette époque (p.93). Et, d’autre part, l’extraordinaire ne pouvait être pris en compte dans des dispositifs adonnés à la répétition en vue de l’obtention d’une preuve (p.95). L’auteure nous relate ensuite la maltraitance à laquelle les animaux ont été soumis dans les laboratoires. Cependant, une nouvelle pratique scientifique a réussi à dépasser ces égarements. L’auteure nous ouvre la perspective d’une éthologie en devenir.
Une recherche respectueuse et ouverte à la nouveauté
Vinciane Despret nous fait part d’un renouvellement de la conception de l’éthologie: «L’éthologie, généralement science des comportements, y renoue avec son étymologie: ‘ethos’, les mœurs, les habitudes». L’auteure envisage donc l’éthologie comme «pratique des habitudes» (p.126):
«En traduisant l’éthologie comme une pratique des habitudes, je peux définir ma recherche comme l’exploration de l’agencement de ces habitudes. Comment les habitudes des chercheurs et celles de leurs animaux ont-elles constitué, les uns pour les autres, des occasions de transformation?» (p.126).
En examinant les habitudes des chercheurs, l’auteur en vient à célébrer
«les réussites, lisibles dans les transformations les plus intéressantes dont leurs recherches témoignent: ‘la politesse de faire connaissance’. Je peux, à la suite de Shirley Strum, définir cette politesse comme l’exigence de ne pas construire un savoir ‘dans le dos’ de ceux à qui elle adresse ses questions».
Vinciane Despret envisage ainsi l’éthologie qui l’intéresse comme «une pratique polie des habitudes»: «Pour rendre compte du travail des éthologues les plus polis, je peux, comme ils le font pour leurs animaux, chercher ‘ce qui compte pour eux’» (p.126).
Ainsi, dit-elle s’intéresser aux histoires très diverses des éthologistes dans la relation avec leurs animaux. Elle nous en rapporte quelques-unes. Par exemple, elle revient sur la recherche concernant les primates. Elle y constate «un regain de politesse de la part des chercheurs». Les primatologues ont décidé «de s’intéresser à ce qui intéresse ceux qu’ils interrogent»: «Ils ont été enrôlés par les problèmes de ceux à qui ils adressaient leurs questions» (p.136). Une histoire exemplaire fut celle de Jane Goodall auprès des chimpanzés de Gombé et trouvant chez l’un d’entre eux, David Greybeard, non seulement une personnalité créative, mais aussi «un allié médiateur lui enseignant les règles de politesse et d’hospitalité» (pp.142-143) (2).
Vinciane Despret a trouvé chez le philosophe américain William James un accompagnateur dans son approche de recherche:
«Cette vertu de l’action pratique que je propose de cultiver sous la forme de ‘juste milieu’, et qui désigne dans ce que j’essaie de faire, une des manières de répondre à l’exigence de politesse du ‘faire connaissance’, me fait en fait rejoindre un des philosophes les plus ‘polis’ de notre tradition: le philosophe William James» (p.137).
L’auteure nous dit en quoi elle se trouve confortée par cette philosophie:
«Nous ne devons pas nous contenter de chercher chez le seul sujet connaissant les conditions qui rendent possible cet événement: ‘connaitre’. Nous devons interroger aussi et surtout, les possibilités d’être connu dans ce qui se donne à connaître… Nous saisirons que ‘ce qui réellement existe, ce ne sont pas les choses faites, mais les choses en train de se faire’» (p.138).
«Pour bien connaître, ‘Placez-vous au point de vue du faire à l’intérieur des choses’» (p.140).
Et, «connaitre, ce n’est pas traduire comment nos idées sont pensées, mais comment elles nous font penser».
«Connaitre, c’est explorer un régime d’autorisation et de ‘rendre capable’» (p.148).
Au total, Vinciane Despret nous invite à explorer «la manière dont les animaux se présentent comme participants actifs dans la constitution de ce qui peut compter comme savoir scientifique: la manière dont ils font faire des choses à leurs chercheurs». Comme l’écrit si justement Donna Haraway, «du point de vue des projets des biologistes, les animaux résistent, rendent capables, perturbent, engagent, contraignent et exhibent. Ils agissent et signifient».
Vinciane Despret nous apprend dans ce livre à envisager de multiples points de vue, de multiples propositions qui se côtoient pour trouver un chemin, un dépassement à travers les oppositions. C’est une école de pensée. Et elle aborde ici la grande question des origines de l’humanité et des rapports entre l’humanité et le monde animal. Les idées à ce sujet ont beaucoup évolué au cours de ces deux derniers siècles. Au cours des toutes dernières décennies, un tournant est apparu: dans des formes diverses, la découverte d’une conscience animale et une reconnaissance progressive de la personnalité des animaux. Il y a là un mouvement culturel de grande ampleur (4). Les éthologues et les primatologues échappent peu à peu aux préjugés contraignants auxquels ils voulaient soumettre les animaux. L’humanité perçoit de plus en plus aujourd’hui qu’elle s’inscrit dans un continuum avec le monde animal. Elle n’échappe pas à la nature, mais en fait partie.
Cependant, nous ressentons aujourd’hui les tourments qui affectent le monde. Nous nous rappelons ici un texte de Paul selon lequel «la création gémit dans les douleurs de l’enfantement» (Épitre aux Romains, 8,22). Cependant, dans une perspective chrétienne, en Christ, il y a bien un mouvement en cours vers une terre nouvelle dans la perspective des prophéties bibliques dont fait partie le texte d’Ésaïe:
«Le loup habitera avec l’agneau, le léopard se couchera près du cabri, le veau et le jeune lion mangeront ensemble. Un petit garçon les conduira» (Ésaïe 11,6-10).
On peut envisager la montée de la conscience unifiante qui apparaît aujourd’hui, cette exigence de respect et de compréhension avancée par Vinciane Despret comme une étape. Et c’est le terme préfiguration qui nous vient à l’esprit.
Illustration: Le paradis terrestre (Jan Brueghel l’ancien, Anvers, 1607-08, Musée du Louvre, Paris).
(1) Vinciane Despret, Le loup habitera avec l’agneau, Les empêcheurs de tourner en rond, 2020 (nouvelle édition augmentée).
(2) Jane Goodall: une recherche pionnière sur les chimpanzés, une ouverture spirituelle, un engagement écologique, Vivre et Espérer, 1er janvier 2022.
(3) Vers une civilisation de l’empathie. À propos du livre de Jérémie Rifkin. Apports, questionnements et enjeux, Témoins, 3 octobre 2011.
(4) Nicole Laurin, Les animaux dans la conscience humaine. Questions d’aujourd’hui et de toujours, Théologiques, 10/1 (printemps 2002), pp.5-25.