Le syndicalisme au défi de la remarchandisation du travail
Même s’il reste «dynamique dans les entreprises les plus prospères et les plus anciennes de l’économie», le syndicalisme est «largement affaibli» ailleurs, «particulièrement en France» et particulièrement là où «des salariés ont besoin d’être organisés mais sont invisibles». Ceci en partie car il fonde «encore trop le rapport à l’adhérent et au militant» au cadre de moins en moins fréquent de collectifs de travail «sur un seul site, avec des instances représentatives du personnel hiérarchisées et des salariés immobiles» alors que, de plus en plus isolés, les travailleurs ont justement «besoin d’être conseillés, accompagnés, défendus, émancipés» par des syndicats sachant renouveler leurs structures et leurs pratiques.
Article paru dans le dossier ‘Le travail, entre contrainte économique et vocation’ du numéro 2021/1-2 de Foi&Vie.
Penser l’avenir du travail nécessite, paradoxalement, d’être capable de faire un retour historique sur ses évolutions et particulièrement sur l’évolution de son organisation. Le travail est une activité duale: à la fois profondément individuelle et irréductiblement collective. La première dimension, individuelle, réside dans ce rapport itératif qui existe entre ce que je suis et ce que je fais. Comme être humain, j’imprime sur mon travail, sur ce que je produis, la marque de ce que je suis, de mes manières de voir, de penser le monde qui m’entoure et l’activité que je mène. En retour, mon travail contribue à me forger tel que je suis – et tel que je serai – par ce qu’il m’apporte d’expériences, de découvertes, d’apprentissage, comme le décrit Michael Crawford dans L’éloge du carburateur. Ce rapport itératif de l’homme et de son travail, c’est le fameux Homo Faber de Bergson et d’Arendt, l’homme pensé (et qui se pense) à travers ce qu’il produit.
Composante essentielle de notre identité individuelle, le travail a également une dimension collective qui est constitutive de nos sociétés. Pour se développer socialement, techniquement et économiquement, ces dernières ont installé un partage des tâches croissant entre individus. Nos savoirs sur les premières sociétés humaines nous montrent que déjà existent certaines formes de répartition des tâches (Marylène Patou-Mathis forme l’hypothèse pour l’Homme de Néandertal). Au fur et à mesure du temps, la progression des connaissances techniques et scientifiques, l’élargissement des activités humaines ont imposé une spécialisation croissante des travailleurs sur une tâche ou un ensemble de tâches particulières.
Cette spécialisation a une contrepartie : l’accroissement continu de l’obligation de travailler ensemble, de collaborer. C’est ce que le fondateur de la sociologie française, Émile Durkheim, a nommé le phénomène de division du travail social : si, au lieu de viser l’autosuffisance, donc d’être capable de me nourrir, de me loger, d’assurer ma sécurité, mes soins, je me spécialise sur une tâche (par exemple en devenant maçon, c’est à dire en me spécialisant sur un besoin – se loger – voire une partie spécifique d’un besoin), c’est que je compte sur autrui pour assurer l’ensemble de mes autres besoins.
La lente civilisation des relations de travail
Le travail articule en son sein cette double dimension, individuelle et collective. Le syndicalisme a toujours privilégié la dimension collective du travail, sa dimension sociale. Or celle-ci a connu des évolutions profondes à travers l’histoire récente. Lorsque l’entreprise devient le cadre dominant voire majoritaire de l’économie (rappelons que cela fait moins d’un siècle que l’exploitation agricole familiale ne constitue plus le cadre de travail de la majorité de la population), à la fin du 19e siècle, elle change aussi de nature. C’est à cette époque-là que se constitue progressivement l’entreprise moderne telle que nous l’imaginons : une grande firme intégrée, lieu physiquement clos, gouverné par un seul employeur relayé par une hiérarchie intermédiaire. Tous les phénomènes qui caractérisaient l’industrie de la première révolution industrielle (tâcheronnage, fabrique dispersée, etc.) refluent progressivement, même s’ils ne vont pas disparaître. Les premières organisations syndicales s’affrontent durement à ce modèle industriel qui représente tout ce que détestent les ouvriers qualifiés qui constituent le gros de leurs effectifs : la négation de leurs qualifications professionnelles au profit de la standardisation des tâches, le développement d’une hiérarchie souvent arbitraire contre l’idéal artisanal de l’autonomie, etc. Pourtant, les syndicats vont triplement se couler dans ce modèle d’organisation du travail.
Premièrement, à travers leur organisation interne, en choisissant le syndicalisme d’industrie, à base sectorielle, contre le syndicalisme de métier, à base professionnelle.
Deuxièmement, en constituant l’essentiel de ses bastions du secteur privé dans ce type de firmes.
Troisièmement, en participant à la construction de l’État social dans une référence au moins implicite à ce modèle. La relation hiérarchique entre le travailleur et le chef d’entreprise fonde l’existence d’un contrat de travail et, à travers lui, d’un nombre croissant de responsabilités du second envers le premier. C’est ainsi qu’est reconnue la responsabilité de l’employeur en matière d’accident du travail, de respect de la législation sociale, tandis que les entreprises d’un même secteur sont progressivement appelées à se doter de règles sociales communes à travers une convention collective de branche. Le Front populaire dote les salariés d’un premier droit de représentation au sein de l’entreprise à travers le délégué du personnel. Après la Seconde Guerre mondiale, cette responsabilité patronale s’accroît fortement: l’employeur cotise pour les assurances sociales de ses travailleurs en matière de santé, de chômage, d’allocations familiales et d’assurance vieillesse. Enfin, les législations sur le licenciement du début des années 1970 vont encadrer jusqu’à la possibilité pour l’employeur de rompre unilatéralement le contrat de travail, tandis qu’à la même époque, les accords de Grenelle légalisent la section syndicale d’entreprise.
Sur près d’un siècle, on observe donc une longue évolution de démarchandisation des relations de travail, progressivement réencastrées dans des rapports sociaux régulés. L’entreprise intégrée est la cellule de base de ce modèle. La relation qui lie le salarié à son employeur lui ouvre de nombreux droits sociaux, dans l’entreprise et dans la société. Elle oblige également l’employeur à participer au financement de ses droits et le rend juridiquement responsable en cas de manquements à la législation du travail. Ce lent mouvement de civilisation de la relation salariale rend cette dernière beaucoup plus attractive pour les travailleurs, et ce faisant, beaucoup plus contraignante pour les employeurs, d’autant que la jurisprudence applique alors une conception particulièrement large de la relation d’emploi, requalifiant massivement de faux indépendants en salariés subordonnés par un contrat de travail, dans le but essentiellement d’assurer aux travailleurs concernés l’accès à la protection sociale. Pour le droit de l’époque, dès qu’un patron influence sensiblement l’organisation de l’activité d’un travailleur, celui-ci est de fait son salarié.
Une érosion rapide des cadres de régulation du travail
Ce modèle va progressivement se dérégler sous l’impulsion d’un ensemble de stratégies patronales. Historiquement, on observe les premières failles en France dès les années 1960 avec les politiques de restructuration d’entreprises impulsées par l’État gaulliste dans une perspective de compétitivité.
La pénurie de main d’œuvre de l’époque est également l’occasion d’un premier coup de canif dans le principe selon lequel une personne qui travaille pour le compte d’une autre et sous son autorité doit être salariée par elle : c’est en effet dans la deuxième moitié des années 1960 qu’on voit apparaître les premières agences d’intérim, qui mettent leurs propres salariés à disposition d’autres entreprises. Mais ce sont les années 1970 qui constituent réellement la première étape de la remise en cause de ce modèle : cette décennie voit en effet le développement de deux phénomènes essentiels: la délocalisation et l’externalisation.
Le premier, qui a le plus retenu l’attention du grand public comme des chercheurs, voit les entreprises déplacer certains emplois (du textile, des industries lourdes, etc.) vers des pays émergents où elles peuvent verser des salaires considérablement moins élevés qu’en Occident. La production industrielle des firmes européennes s’internationalise, principalement en direction de l’Asie où elle est confiée à des filiales locales ou à des sous-traitants.
Car le deuxième phénomène marquant de cette décennie est bien celui-ci: l’inversion de la dynamique d’internalisation des activités au sein de la firme au profit du recours croissant à la sous-traitance. Sous-traitance internationale, on l’a dit, mais aussi sous-traitance locale. Ce sont d’abord des activités faiblement qualifiées, jugées peu essentielles qui sont concernées : propreté, maintenance, sécurité, restauration collective, etc. Sont aussi concernées des activités plus qualifiées mais que les firmes préfèrent sous-traiter, faute parfois d’estimer maîtriser les compétences techniques nécessaires : l’informatique en est un exemple particulièrement connu. L’organisation du travail évolue rapidement : auparavant, les salariés dépendants d’une même entreprise en étaient salariés. Ils avaient le droit d’être représentés au sein des instances du personnel, bénéficiaient des accords collectifs qui s’y appliquaient et l’entreprise était comptable d’un certain nombre d’obligations à leur endroit, particulièrement en terme de sécurité. À partir des années 1970, cette situation existe évidemment toujours. Mais le nombre de salariés dans cette situation diminue. Ils côtoient un nombre croissant de travailleurs qui sont dépendants de la même entreprise qu’eux, mais, s’ils sont bien salariés, le sont par d’autres entreprises, sous-traitantes de la première. Ils conservent l’accès à la Sécurité sociale offert pas ce statut, mais perdent un ensemble de droits : représentation dans l’entreprise pour laquelle ils travaillent pourtant, bénéfice des accords collectifs, etc.
Ces deux tendances, délocalisation et externalisation, vont s’amplifier dans les décennies suivantes, rejointes par d’autres. Les années 1980 sont ainsi celles qui voient se développer les contrats dits atypiques, c’est à dire à durée déterminée (CDD) et/ou à temps partiel. Dans les années 1990, la relation d’emploi classique s’érode par un autre aspect : le développement du travail indépendant. C’est en effet à partir de cette époque que les gouvernements libéraux-conservateurs français vont tenter de promouvoir le travail indépendant par des mesures juridiques et fiscales (loi Madelin, loi de modernisation de l’économie, loi de modernisation du marché du travail) qui encouragent un recours croissant au travail indépendant. Si les premières en ce sens n’auront qu’un succès limité, les dernières réformes ont permis d’enrayer le déclin centenaire de l’emploi indépendant.
On voit donc se dessiner un monde du travail de plus en plus fragmenté:
un noyau rétrécissant de salariés directement salariés par une entreprise principale, et bénéficiant des accords conclus en son sein.
Une première couronne faite de salariés de cette même entreprise, mais que leurs contrats précaires ou à temps partiel fragilisent dans la possibilité de faire valoir leurs droits.
Une deuxième couronne de sous-traitants, bénéficiant parfois de certains droits (notamment en matière de sécurité au travail), mais exclus du bénéfice des accords collectifs de l’entreprise où ils travaillent, et le plus souvent couverts par un accord de branche différent.
Enfin, une troisième couronne de travailleurs indépendants, théoriquement non subordonnés mais qui ont perdu avec le statut salarial l’accès à la protection sociale qui l’accompagne.
Jusqu’au début des années 1970, la relation salariale unifiait la communauté de travail d’une entreprise : l’ensemble des travailleurs qui y appartenaient partageaient une même situation de subordination juridique et économique à un même employeur. Cela n’empêchait pas de multiples divisions au sein du groupe : différences de métiers, d’âge ou de genre. Mais l’unicité de statut juridique garantissait qu’un grand nombre de droits acquis le soient pour tous. Les évolutions de l’organisation des entreprises interposent dans les anciennes relations d’emploi des contrats marchands (entre l’entreprise principale et ses sous-traitants, entre l’entreprise principale et les faux indépendants, etc.).
Cette question est d’autant plus lancinante que la fragmentation des collectifs n’est pas la seule grande évolution des quarante dernières années. La tertiarisation de l’économie, c’est à dire le remplacement de l’industrie par les services comme secteur d’emploi dominant, modifie en profondeur le monde du travail. Par un classique effet de persistance rétinienne, nos représentations sociales restent pourtant largement imprégnées du monde du travail d’hier, celui qui prévalait sous René Coty et ses prédécesseurs. La représentation du monde du travail la plus commune, dans l’imaginaire collectif partagé par les médias, les politiques et le monde culturel (dans les œuvres de fiction filmées en particulier), consiste encore à décrire un homme en bleu de travail coiffé d’un casque de chantier dans une grande usine bruyante. Nos modes de régulation sociale sont toujours largement bâtis sur ce modèle. Alors que le commerce par exemple, où travaillent des salariés généralement sans distinction vestimentaire, représente en France en nombre de salariés, hors intérimaires, l’équivalent de tous les secteurs industriels. La section syndicale née en 1968 ne ressemble ainsi pas à celle de 2021 dans la majeure partie du monde du travail. Les délégués en entreprise, élus et mandatés, doivent s’adapter pour créer du collectif malgré la dispersion des salariés.
Le travail au défi de sa remarchandisation
Alain Supiot, dans une analyse juridique au cours de sa leçon de clôture en 2019 au Collège de France, rappelle que la Déclaration dite de Philadelphie, adoptée en 1944 au cours d’une conférence de l’Organisation internationale du travail, commence ainsi: «Le travail n’est pas une marchandise», qui donne le titre de la leçon publiée. Ce principe, qui est au fondement de tout le patient travail de réencastrement des relations de travail entre la fin du 19e siècle et les années 1970, est aujourd’hui profondément battu en brèche par une remarchandisation de ces mêmes relations. Alain Supiot considère que ce principe n’a pas été respecté à cause de la dérive du concept travail-marchandise, utile en droit mais qui doit rester une fiction. «Ce paradigme, ajoute-t-il, a conduit à la réduction du périmètre de la justice sociale aux termes quantitatifs de l’échange salarial», sans que soit plus jamais pris en compte, ni même pensé, son cadre collectif. L’ordre juridique sur lequel s’était fondée la régulation des relations de travail «s’affaisse». Mais cet affaissement va au delà. Les nouveaux modes d’organisation de l’entreprise induisent un fractionnement de la communauté de travail qui dépasse la seule – et pourtant déjà importante – question de la solidarité. Il remet en cause la possibilité même de répondre à ce qu’Alain Supiot nomme «les deux questions cruciales» du travail: «Comment et pourquoi travailler?». Car à ces deux questions, selon le juriste nantais, on ne peut apporter que des réponses complexes. Le sens du travail ne peut être que «la meilleure contribution possible au bien-être commun» (Supiot, p.32) et les moyens de cette réalisation, «avoir la satisfaction de donner la mesure de son habileté et de ses connaissances» (Supiot, p.32) ne peut se traduire en réalité opérationnelle dans le monde du travail qu’à travers un processus délibératif entre les travailleurs. Bien sûr, l’entreprise intégrée des Trente Glorieuses ne garantissait pas ce processus délibératif: verticale et descendante, elle visait à mettre en œuvre la vision de l’encadrement hiérarchique. Mais par sa forme même, elle rendait possible la formulation d’un contre-projet d’entreprise, d’une vision alternative du travail et de son sens. C’est cette possibilité que vient briser la désintégration de l’entreprise. Il est infiniment plus difficile de définir ce que sont l’œuvre collective utile et le travail bien fait lorsque ce collectif est morcelé et dispersé.
Le syndicalisme, dont la raison d’être est que les travailleurs s’organisent pour faire émerger des intérêts communs et formuler une vision politique commune aux salariés, est ici confronté à un défi redoutable. Au terme de 40 années de transformation, il est déjà largement affaibli, particulièrement en France. Laurent Berger, secrétaire général du premier syndicat français, répète souvent, pour provoquer un électrochoc, que le syndicalisme est mortel. Comment organiser les travailleurs en l’absence de grand collectif dans un grand espace?
Le risque de la disparition n’est pas le seul, celui du recroquevillement est tout aussi important. D’un côté, un syndicalisme d’insiders, animé par des salariés de grandes entreprises donneuses d’ordre, situées tout en haut de la chaîne de valeur et ayant d’autant plus de facilités à acheter la paix sociale que le nombre de salariés bénéficiaires va déclinant en raison des externalisations et délocalisations successives. Ce syndicalisme prospère là où les salariés sont déjà organisés syndicalement, tirant les bénéfices d’une culture syndicale solide, grâce à de grands collectifs de travail rassemblés en un seul lieu où grâce à l’existence d’un statut juridique commun (une même entreprise ou un groupe d’entreprises). Ces salariés n’échappent pas à la perte du sens au travail, à la dégradation des conditions de travail, etc., mais ils ont encore les moyens d’une expression collective pour des revendications générales et leurs représentants ont la capacité de faire valoir leurs droits, quelle que soit la qualité du dialogue social. Ce dernier existe parce que des instances représentatives du personnel sont établies. Heureusement pour les organisations syndicales, ce syndicalisme est encore bien vivant et produit des normes conventionnelles qui allient performance économique et bien-être social.
Mais il ne peut suffire de voir survivre un syndicalisme dynamique dans les entreprises les plus prospères et les plus anciennes de l’économie, sauf à imaginer que le droit de prendre la parole dans l’entreprise serait en réalité un privilège réservé à quelques-uns. En dehors de cette réalité sociale, des salariés ont besoin d’être organisés mais ils sont invisibles. Ils sont salariés d’une entreprise prestataire de services et travaillent dans l’entreprise cliente, ou sont salariés d’un exploitant indépendant au sein d’un réseau qui partage une marque. Ces salariés travaillent au contact de collègues qui n’en sont juridiquement pas. Le Code du travail n’ayant pas évolué au même rythme que le Code du commerce, l’action syndicale est entravée et la solidarité entre travailleurs forcément limitée. Par exemple, un représentant du personnel d’une compagnie d’assurance ne pourra pas assister le salarié prestataire en entretien préalable au licenciement bien que ce dernier travaille au quotidien dans l’entreprise depuis plusieurs années. Autre exemple, un délégué syndical d’une grande chaîne de magasins alimentaires ne pourra pas négocier les salaires dans un magasin franchisé. Pire encore, le fractionnement de la communauté de travail crée des divisions artificielles entre les travailleurs : des élus au comité social et économique peuvent être tentés de se plaindre du rapport qualité/coût du nettoyage des locaux de leur entreprise, sans se poser la question des conditions de travail des agents de propreté épuisés par un sous-effectif structurel.
Le problème de l’émiettement du travail n’est pas que celui des salariés et de leurs organisations syndicales. Les managers de proximité éprouvent aussi des difficultés générées par la diminution de la cohésion de groupe. Le management d’une équipe composée de salariés compagnie et de prestataires exige des compétences spécifiques, et bien souvent manquantes. Il bute lui aussi sur les obstacles juridiques que les entreprises interposent entre elles et les travailleurs qui, tout en œuvrant pour elles, ne sont pas leurs salariés directs.Les managers modernes tentent de dépasser la diversité des statuts sociaux au sein d’un collectif de travail pour donner du sens et envie de bien faire son travail. Il n’en demeure pas moins que des inégalités persistent, de la plus mesquine (accès à la restauration d’entreprise) à la plus complexe (le partage de la valeur ajoutée).
Ces difficultés viennent également nourrir les difficultés propres au syndicalisme. Son organisation, qui fait elle aussi de l’entreprise la base de son action, est fragilisée quand les frontières de celle-ci ne recoupent plus vraiment les collectifs de travail. La division du syndicalisme français selon des lignes de partage historiques multiples (socialiste contre chrétien, révolutionnaire contre réformiste, stalinien contre anticommuniste, catégoriel contre généraliste, etc.) aujourd’hui largement dépassées le laisse profondément fractionné. Cet émiettement politique et organisationnel du syndicalisme français est d’autant plus dommageable que les effectifs sont réduits. Les désaccords et conflits qui surgissent nécessairement au sein des organisations se transforment inévitablement en risque de scission, affaiblissant d’autant la capacité des organisations syndicales à faire vivre et fructifier une réelle démocratie interne. La loi du 20 août 2008, qui a profondément réformé la représentativité des organisations syndicales, n’a pas entraîné l’effet collatéral escompté: l’offre syndicale est toujours autant émiettée et illisible du point de vue des salariés.
Opportunité
Bien sûr, les organisations syndicales ne sont pas restées les bras ballants face à ces évolutions et ont cherché à éviter d’être réduites au noyau dur du salarié intégré. Dans les secteurs industriels en particulier, elles ont cherché à organiser des actions communes aux salariés des donneurs d’ordre et des sous-traitants, y compris parfois à l’échelle internationale. Cependant, ces actions collectives butent toujours sur l’éparpillement des relations d’emploi, particulièrement quand elles recoupent des identités nationales différentes.
Il y a donc urgence à réinventer et les cadres communs et des actions collectives au travail. Ce travail de réinvention suppose d’être capable de repousser au moins partiellement les logiques marchandes hors de la communauté de travail. D’inventer des nouveaux modes de régulation de notre activité collective qui écartent comme secondaire la question de savoir qui est l’employeur.
À ce jour, une des tentatives les plus abouties, quoiqu’infructueuse, réside probablement dans celle de créer un cadre commun aux réseaux d’exploitants qui se sont développés depuis une quarantaine d’années en France avec une accélération durant les vingt dernières. Ce modèle économique a souvent été réduit à la franchise alors qu’en réalité il peut prendre plusieurs formes juridiques : la franchise avec ou sans propriété immobilière (location-gérance éventuelle), le commerce associé, voire la distribution sélective dans une certaine interprétation du droit.
Le syndicalisme réformiste vise particulièrement les réseaux dans lesquels les contrats commerciaux conclus entre l’affiliant et l’affilié ont un impact sur l’organisation et les conditions de travail des salariés, ce qui justifie pleinement la demande de davantage de dialogue social. Jusqu’en 2015, la stratégie adoptée avait consisté à apporter par la négociation des droits individuels et collectifs aux salariés dans le cas d’une mise en franchise et location-gérance d’établissements initialement intégrés. Par exemple, dans le groupe hôtelier français Accor, les salariés des établissements franchisés ou managés qui étaient alors exclus du groupe, perdaient ainsi intéressement et participation liés à la filiale du groupe, la représentation par des instances et par un délégué syndical central, etc. Un accord au niveau du groupe impose depuis plus de 15 ans un maintien, certes limité dans le temps, des avantages individuels et collectifs en termes de salaires, protection sociale, classification, etc.
Mais la question de la représentation du personnel n’était pas abordée. Les instances représentatives au sein des entreprises affiliées ne sont pas une réponse : souvent inexistantes, d’une part, du fait de la taille des affiliés et, d’autre part, limitées au périmètre de l’entreprise, sans tenir compte des liens étroits existants avec l’affiliant. La prise de conscience est lente alors que des responsables syndicaux cherchent activement à permettre aux salariés de ces entreprises en réseau (souvent isolés et privés d’interlocuteurs) d’être représentés, de porter les problématiques liées à leurs conditions de travail et à leur statut social et de faire remonter les difficultés qu’ils rencontrent. Les salariés de ces réseaux (qui dépassent parfois le millier) ont pourtant un destin commun mais n’en tirent aucun avantage.
Le choix avait été fait par une organisation syndicale de porter une politique juridique pour une modification législative visant à créer du dialogue social par l’instauration d’un droit nouveau, et novateur juridiquement, puisqu’il s’agit d’obtenir une représentation du personnel commune au sein des réseaux d’exploitants composés donc par des entreprises distinctes. Cette politique avait porté ses fruits et la loi Travail de 2016 prévoyait une nouvelle instance de dialogue social dans les réseaux de franchise. Le Conseil constitutionnel a reconnu la communauté d’intérêts et la limitation possible de la libre entreprise si le législateur poursuit un objectif d’intérêt général. C’est le cas lorsqu’on souhaite permettre aux représentants des salariés d’être informés des décisions du franchiseur (et non de l’employeur direct) concernant notamment l’emploi, la structure des effectifs, la durée du travail (le franchiseur fixe parfois l’amplitude d’ouverture d’une journée et sur l’année), les conditions de travail, les évolutions technologiques, etc. Malheureusement, le décret d’application avait tardé à cause d’un lobbying patronal intense et la disposition avait été abrogée à la faveur d’une alternance politique.
Si cette expérience a pour l’instant été infructueuse, elle montre aussi une première expérience de dépassement des divisions formelles (c’est à dire purement juridiques) qui existent au sein des communautés de travail. Ce n’est bien sûr pas la seule expérience. On observe également des créations d’accords collectifs inter-entreprises sur un même site industriel, associant sous-traitants et donneur d’ordre. Ces accords collectifs sont complexes à négocier, mais offrent néanmoins, à droit constant, la possibilité de mener d’autres expérimentations. La cogestion, qui connaît un regain d’intérêt important, particulièrement depuis le début de la crise sanitaire, offre également aux salariés des moyens d’agir sur les choix des entreprises en matière d’externalisation. Mais il faut rester lucide : tant que nous n’aboutirons pas à cette règle simple selon laquelle les travailleurs appartenant à une même communauté de travail bénéficient d’un même socle de droits fondamentaux, il restera tentant, pour les employeurs et leurs mandants de fractionner juridiquement les collectifs de travail. Non seulement il faut que les expériences passées ou en cours de dépassement de cette fragmentation juridique soient reprises, poursuivies et amplifiées, mais il faut également que soit élaborée progressivement une législation qui entérine ce dépassement, dans les réseaux de franchise bien sûr, mais également dans les rapports de sous-traitance et de prestations de service. Les travaux sur l’externalisation de la main d’œuvre montrent en effet qu’elle a un effet contrasté sur les salariés externalisés : celui-ci est plutôt bénéfique pour les cadres et les professions très qualifiées, qui bénéficient d’un effet d’expertise et de spécialisation. Pour les professions intermédiaires et les métiers moins qualifiés, l’effet est au contraire négatif en termes de qualité de l’emploi et des conditions de travail. Le retour à la firme pleinement intégrée est probablement un mirage. Ce sont de nouveaux modes de régulation qu’il faut faire émerger, qui soient le plus neutres possible quant à l’organisation juridique des firmes, mais garantissent que les choix faits en la matière par les employeurs ne pèsent pas sur les collectifs de travail et les droits de ceux qui y participent.
La transformation syndicale
Les organisations syndicales ne pourront pas faire l’économie de leur propre transformation.
Elles fondent encore trop le rapport à l’adhérent et au militant dans un cadre qui devient moins fréquent, celui d’une grande entreprise ou administration, sur un seul site, avec des instances représentatives du personnel hiérarchisées et des salariés immobiles. Les syndicats sont au contraire de plus en plus confrontés à l’isolement de travailleurs qui ont besoin d’être conseillés, accompagnés, défendus, émancipés, ou encore à leur mobilité géographique et professionnelle, du fait des transformations que nous avons décrites en partie. Pour rester utiles, les grandes centrales pourraient adopter une structuration en réseau qui semble plus adaptée, en capacité d’agir sans la lenteur institutionnelle d’un organigramme complexe. Les conflits internes et les potentats seraient balayés par une logique de service à l’adhérent et au collectif proposé de manière égale sur tout le territoire. Cela implique de faire des militants de l’organisation des accompagnants des travailleurs et des collectifs de travailleurs, qui collaboreraient entre eux et qui seraient soutenus par des services supports. Cela implique aussi de moderniser les pratiques, notamment en se dotant de ressources informatiques indispensables dans le suivi des collectifs et des individus qui nécessitent de stocker et d’échanger de la donnée. Aujourd’hui, une organisation syndicale connaît moins ses adhérents que Google. Voilà un grand défi!
Illustration: manifestation contre la loi travail en 2016 (photo Stéphane Lavignotte).