La Réforme protestante et la sécularisation des textes sacrés: une dynamique de relecture et d'interprétation - Forum protestant

La Réforme protestante et la sécularisation des textes sacrés: une dynamique de relecture et d’interprétation

Que la traduction «se dégage des préoccupations dogmatiques, sans avoir souci de ce qui peut plaire ou déplaire aux partis théologiques qui divisent les chrétiens. La Bible a été écrite pour tous les hommes», écrivait Louis Segond en 1874 en avant-propos à sa propre traduction. Un rappel que la Réforme a «fondamentalement changé» la «manière de recevoir et de s’approprier les textes». Et permis une «lecture ouverte et croisée» entre fabula humaine et logos divin, qui évoque l’identité narrative (Ricœur) mais aussi les trois dimensions éthique (Ellul), philosophique (Brague) et spirituelle (Tillich) de toute relecture de ces textes.

Texte publié sur Des mots en phase.

 

​Introduction

La Réforme protestante a marqué un tournant décisif dans l’histoire du christianisme en sortant les textes sacrés des cloisons ecclésiastiques pour les rendre accessibles à tous. En revisitant une expression de Raphaël Picon (1), nous pouvons dire que la Réforme a mis les textes saints «à l’air libre», démocratisant ainsi leur lecture et leur interprétation. Cet article explore comment ce mouvement a initié une dynamique de sécularisation (2) des écrits religieux, influençant profondément la manière dont ils sont perçus et utilisés aujourd’hui.

 

I. De la sacralité à la sécularisation

Dans la préface à deux voix d’André Gounelle et de Laurent Gagnebin à la réédition de Tous Théologiens, nous pouvons lire que le protestantisme peut être considéré comme «la religion de la sortie de la sacralisation» (3). Les auteurs identifient trois paramètres de cette sortie de la sacralisation:

la sortie de la sacralisation du calendrier sacré antérieur,

la sortie de la sacralisation limitée à un lieu spécifique,

la sortie d’un sacerdoce investissant une seule personne en particulier.

Il me semble qu’une quatrième sortie de la sacralisation a été opérée sur le matériau textuel fondateur du christianisme, libérant ainsi les possibilités d’en interpréter l’esprit. Cette quatrième sortie comprend trois paramètres que voici.

 

1. Glissement hors de l’objet-livre sacré

Dès Louis Segond, le protestantisme reconnaît la dimension composite et littéraire des textes monothéistes chrétiens, résultant d’une production humaine complexe dans des contextes historiques et sociaux spécifiques (4). Le livre-objet ne paraît plus comme une entité matérielle prédéterminée et donnée comme telle, sous sa forme définitive. Le livre-objet se révèle comme produit d’un assemblage mouvant selon les époques et les choix dogmatiques. Le livre-objet ne fait plus bloc. Il n’est plus confiné entre les mains du prédicateur dans un écrin précieux, il n’est plus inaccessible.

De plus, la méthodologie de traduction a conduit à une acceptation de la lecture à différents niveaux, allant au-delà du cadre strictement théologique pour inclure des perspectives historique, sociologique et herméneutique, philosophique, éthique et dernièrement écologique entre autres. Il est plausible d’avancer que Louis Segond, à travers son travail de traduction académique, a joué un rôle crucial dans le mouvement de sécularisation de la Bible avec un travail de recherche et de traduction académique, neutre d’un point de vue dogmatique.

«Résumons. Toutes nos versions, unies entre elles par une étroite filiation, découlent de la Vulgate latine, reproduction en quelque mesure incertaine du travail primitif de Jérôme. Ainsi, les Églises réformées de langue française n’ont jamais possédé une traduction de la Bible faite en entier sur les textes originaux. Les circonstances diverses qui ont pesé sur ces Églises, bien plus que le manque d’hommes capables, suffisent amplement pour donner l’explication de ce phénomène.

Il était réservé à notre époque de s’affranchir de cette crainte pusillanime, tendant à faire considérer une version, œuvre tout humaine, comme une espèce d’arche sainte à laquelle il n’est pas permis de toucher sans être accusé de profanation. Aujourd’hui, grâce à un courant plus libéral et à des appréciations plus judicieuses, il n’y a pas à risquer la censure ou le bûcher pour qui, s’écartant de ses devanciers, essaie de donner à ses frères une interprétation plus fidèle des choses qui nous ont à tous été révélées.» (5)

En se concentrant sur la qualité linguistique, la traduction fiable des sources, et la compréhensibilité du texte biblique, Segond a ouvert la voie à une diffusion et une étude plus larges des Écritures, transcendant ainsi les frontières traditionnelles des milieux théologiques:

«Une condition préliminaire indispensable, c’est une indépendance d’esprit et de situation, qui place le traducteur en dehors de toute influence propre à le détourner du soin exclusif de rechercher et d’exprimer le vrai sens du Livre sacré. Qu’il se dégage des préoccupations dogmatiques, sans avoir souci de ce qui peut plaire ou déplaire aux partis théologiques qui divisent les chrétiens. La Bible a été écrite pour tous les hommes: c’est pour tous, et en conscience, que le traducteur doit accomplir sa tâche.» (6)

Cette approche neutre et objective a favorisé une lecture des textes bibliques qui allait au-delà des interprétations dogmatiques, offrant ainsi une compréhension plus accessible et intellectuelle des Écritures.

2. Évolution nominative et réception évolutive

Le terme bible n’a pas toujours signifié texte sacré. Le mot grec biblion dérive du nom byblos, désignant une plante (le papyrus) dont les tiges étaient utilisées dans l’Antiquité pour la fabrication d’un support d’écriture. Par métonymie, biblion en est venu à désigner le livre, le rouleau constitué de ces tiges assemblées. Au 2e siècle avant J.-C., le mot grec ta biblia (les livres) commença à être utilisé spécifiquement pour faire référence à l’ensemble des livres sacrés hébreux traduits en grec dans la Septante. Cette acception particulière du pluriel neutre s’est ensuite imposée pour désigner la Bible dans son ensemble.

Une autre différence porteuse de sens apparaît lorsque l’on compare les termes utilisés dans différentes traditions religieuses. Bible est un terme d’origine grecque (biblia, pluriel de biblion, livre, petit livre) qui désigne ce que l’hébreu nomme Miqra ou TaNaKH. Miqra signifie lecture. La même racine sémitique a donné en arabe le mot Qour’ane, Coran (7). Ainsi, certains monothéismes mettent en avant la dimension de lecture sacrée plutôt que de texte sacré. Ce principe de réception axée sur la lecture permet alors une démarche de discussion ouverte entre exégètes: le midrash (8).

Le protestantisme, par les exemplaires annotés d’étude qu’il a promu, me semble soutenir cet esprit d’ouverture dans l’interprétation de textes dont la cohérence a été effective par leur lecture a posteriori de leur rédaction:

«Respecter le texte de ce monument qu’est devenu la Bible, ce n’est pas le comprendre comme un ensemble monolithique et monocorde. Un sorte de traité d’une pensée unique. Respecter la Bible c’est aussi entendre les voix diverses et parfois divergentes qui s’y expriment. Des voix qui entrent en débat dans la variété de la bibliothèque qu’elle constitue» (9).

 

3. Glissement hors du principe strict de lecture sacrée

Le protestantisme a choisi d’offrir des versions en langue vernaculaire aux fidèles, tandis que certains groupes restaient attachés aux langues anciennes. Là où certains ont conservé rouleaux et stylets pour marquer la sacralité de l’objet-texte, dès que possible le protestantisme a favorisé des versions imprimées à grande échelle et abordables, permettant à chacun de toucher et posséder le texte à titre personnel. Tandis que d’autres perpétuent la tradition de la récitation chantée des versets, le protestantisme pratique une lecture compréhensible par tous, au plus proche des habitudes orales de la communauté. Les passages peuvent ne pas être lus intégralement, les références en sont données, et chaque auditeur peut se reporter à son exemplaire du texte pour lire, le prédicateur proposant un commentaire. Beaucoup prennent des notes ou relisent les fichiers mis à disposition en ligne. Même en restant dans le domaine du logos divin, il y a une juxtaposition de positionnements vis-à-vis du texte: le mental analytique s’ajoute au spirituel contemplatif.

En conséquence, la manière de recevoir et de s’approprier les textes a fondamentalement changé. Il ne s’agit plus d’écouter pieusement et de recevoir de manière recueillie un texte que l’on n’aurait pas entre les mains. En se saisissant du texte-objet, le protestantisme a permis de passer d’une lecture sacrée à une lecture d’étude, démocratisée.

Or, il me semble que cette démarche suppose une reconnaissance de la coexistence de la fabula humaine avec le logos divin, sans que l’une ne supplante l’autre. En effet, ce processus de lecture ouverte et croisée m’amène à envisager, comme Marc-Alain Ouaknin,

«qu’une des fonctions essentielles du texte biblique, talmudique, midrachique est de produire un ensemble de narrations mythiques, c’est-à-dire qui ont la force de structurer dialectiquement et dynamiquement une identité, que l’on appellera précisément « identité narrative »» (10).

Ouaknin s’en réfère à Ricœur concernant cette identité narrative, ce qui mérite d’être souligné car cela relie la dynamique de lecture ouverte des textes fondateurs à la construction de l’individu. Selon Ricœur, l’identité personnelle se construit à travers les récits que nous faisons de notre propre vie. C’est ce qu’il appelle identité narrative. En se racontant, on donne une cohérence et une consistance à son identité. Ce processus est influencé par les récits des autres, qui nous fournissent des modèles et des inspirations. Les récits littéraires, en particulier, jouent un rôle clé en offrant des cadres pour bâtir notre propre identité. Ainsi, Ricœur montre comment les histoires que nous racontons et entendons enrichissent et façonnent notre identité. Nous entrons dans le domaine de la lecture de soi dans le texte et non plus seulement du récit sacré.

 

II. Dimensions de la relecture du texte sacré

À partir de l’analyse précédente et de l’approche de Ricœur sur l’identité narrative, il me semble possible de distinguer trois dimensions dans la relecture du texte sacré, dimension qui met en avant la dimension spirituelle de l’individu (11).

 

1. La dimension éthique

Jacques Ellul, penseur protestant, a articulé sa vision éthique à partir de la réinterprétation du texte biblique. En se basant sur la liberté et la responsabilité individuelle, il a développé une éthique qui transcende les simples prescriptions morales pour engager une réflexion profonde sur le rapport entre l’individu et la société. Ellul critique la technique moderne, qu’il voit comme une force déshumanisante, et appelle à une réappropriation éthique du monde par la lecture critique des Écritures. Il souligne l’importance de la parole et de l’écoute dans la vie éthique, mettant en avant l’importance de l’interprétation personnelle et de la communauté dans la construction de l’éthique chrétienne.

 

2. La dimension philosophique

Rémi Brague, philosophe français, a exploré la relation entre le texte sacré et la philosophie. Pour Brague, la sécularisation du texte sacré permet une réappropriation philosophique des écrits bibliques, où la quête de vérité et de sens dépasse les limites de la religion institutionnalisée. Cette approche ouvre la voie à une compréhension plus profonde de l’être humain et de sa place dans le monde, en intégrant les dimensions métaphysiques et existentiales des textes sacrés dans une réflexion philosophique plus large. La lecture des textes religieux devient alors une source d’inspiration pour la philosophie, offrant des perspectives nouvelles sur les questions fondamentales de l’existence humaine.

 

3. La dimension spirituelle

Pour Paul Tillich, théologien et philosophe, le texte sacré est une source de révélation spirituelle qui transcende les limites de la rationalité humaine. Tillich voit dans les Écritures une puissance symbolique capable de toucher les profondeurs de l’âme humaine, ouvrant ainsi la voie à une expérience spirituelle transformative. Cette approche met en avant l’importance de la dimension symbolique et mythique des textes sacrés, qui parlent à l’imagination et à l’intuition, offrant ainsi une source inépuisable de réflexion spirituelle et de croissance personnelle. La lecture des Écritures devient alors une quête de sens, où chaque individu peut trouver des réponses à ses interrogations existentielles les plus profondes.

La sécularisation des textes sacrés, initiée par le protestantisme, a ouvert de nouvelles perspectives pour l’interprétation et l’application des Écritures dans la vie moderne. En intégrant les dimensions éthiques, philosophiques et spirituelles, cette approche permet une relecture enrichissante des textes religieux, où la quête de vérité et de sens devient un processus dynamique et évolutif, ancré dans la réalité quotidienne des individus et des sociétés.

 

Conclusion

L’évolution du protestantisme, de la sacralité à la sécularisation des textes religieux, a fondamentalement transformé leur réception et leur interprétation. La première partie de notre exploration a mis en lumière comment la Réforme protestante a démocratisé l’accès aux textes sacrés, favorisant une lecture plus ouverte et analytique, et en soulignant la coexistence de la fabula humaine avec le logos divin. La deuxième partie a approfondi cette relecture en trois dimensions – éthique, philosophique et spirituelle – montrant comment cette sécularisation enrichit la compréhension moderne des Écritures. En rendant ces écrits accessibles à tous, la Réforme a non seulement permis une appropriation personnelle des textes fondateurs, mais a également intégré leur lecture dans la construction de l’identité individuelle et collective, ancrée dans la réalité quotidienne des individus et des sociétés.

 

Illustration: page de titre de la première édition de la traduction Segond de l’Ancien Testament en 1874.

(1) «La Réforme sort la théologie des Églises et du domaine privé. Elle devient une affaire publique. La Réforme met la théologie à l’air libre» (Raphaël Picon, Tous théologiens, Van Dieren (Petite Bibliothèque théologique), 2023, p.29).

(2) Jean Baubérot. Sécularisation, laïcité, laïcisation, Empan 90/2, 2013, pp.31-38.

(3) Laurent Gagnebin et André Gounelle,  Préface à deux voix de Laurent Gagnebain et André Gounelle, Tous théologiens, op.cit., p.11.

(4) Roland Meyer, De Moïse à Louis Segond ou l’incroyable histoire de la formation de la Bible, 2 mai 2020 (vidéo de la conférence).

(5) Louis Segond,  Avant-propos (première édition de sa traduction de l’Ancien Testament aux éditions Cherbuliez, 1874,  placé en tête de la première édition de sa traduction de la Bible complète, Oxford, 1880).

(6) Idem.

(7) Stéphanie Laithier, Les textes et leur centralité, dans Les débuts du judaïsme, IREL (fiches pédagogiques).

(8) J’ai déjà évoqué comment la tradition du midrash dans le judaïsme permettait un dialogue fécond entre les différentes interprétations d’un texte sans arriver à l’impasse d’oppositions permanentes dans Exploration: Teilhard de Chardin et les défis d’une pensée ouverte.

(9) Pasteur Patrice Rolin, Retour sur l’origine du mot bible: biblia, retranscription de l’émission radiophonique sur Fréquence protestante, Alliance biblique, 6 juillet 2023.

(10) Marc-Alain Ouaknin, Tsimtsoum, Introduction à la méditation hébraïque, Albin Michel (Espaces libres Spiritualités vivantes), p.13.

(11) Pour approfondir les dimensions éthiques, philosophiques et spirituelles abordées dans notre analyse, plusieurs ouvrages de référence peuvent être consultés. Paul Tillich explore la dimension spirituelle transformative de la lecture des textes sacrés dans Le Courage d’être et Dynamique de la foi, où il examine la nature de la foi et son rôle dans la vie humaine. Jacques Ellul, quant à lui, aborde la réinterprétation éthique des Écritures dans La Technique ou l’Enjeu du siècle et Éthique de la liberté, en développant une éthique basée sur la liberté et la responsabilité individuelle. Enfin, Rémi Brague analyse la réappropriation philosophique des écrits bibliques dans La Loi de Dieu: Histoire philosophique d’une alliance et Europe, la voie romaine, où il explore la relation entre la loi divine, la culture occidentale et les textes sacrés. Ces ouvrages offrent une compréhension enrichissante des perspectives éthiques, philosophiques et spirituelles dans la relecture des textes religieux.

 

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