Le crépuscule du contremaître — reprendre la main - Forum protestant

Le crépuscule du contremaître — reprendre la main

Depuis une dizaine d’années la finance fait régulièrement la une des quotidiens et cela non sans raison: c’est bien par la finance que la crise de 2007 a commencé; et dix ans après, c’est toujours son ombre qui plane sur l’économie mondiale. Mais qu’est-ce qu’on entend au juste par le vocable la finance, comment se fait-il qu’elle ait acquis une telle importance pour que le monde contemporain tremble au moment où elle s’enrhume, et finalement, s’agit-il d’un rapport de forces mis en place une fois pour toutes, ou bien au contraire sommes-nous dans une période de surchauffe passagère, appelée à s’estomper avec le temps ? Voici les trois questions que ce petit texte entend aborder en toute simplicité.

Article publié dans le numéro de Foi&Vie 2018/1 L’argent,une question de théologie ?

 

1. Les multiples visages de «la finance»

Le terme la finance amalgame de multiples références et points de vue qu’il est important de sérier dans un premier temps. L’unité de base de l’activité financière est une transaction dans laquelle un paiement monétaire s’échange contre un actif qui correspond à un engagement (le cas d’un crédit), à une promesse (le cas de l’action), ou à un pari (le cas des dérivés) d’un paiement futur. Par essence donc la finance manie – certains diront manipule – le temps, puisqu’elle permet d’inter-changer les échéances et paiements entre le présent et l’avenir, sous réserve de trouver la contrepartie idoine. Elle opère par la même occasion la substitution entre la monnaie publique (paiement actuel) et l’actif financier, privé le plus souvent, qui est une sorte « d’à-valoir » sur l’avenir d’une contrepartie particulière, alors que la monnaie est un à-valoir sur la société.

Ces caractéristiques ont amené Pierre-Noël Giraud (1) à saisir l’essence de la finance dans une formule lapidaire comme étant le «commerce des promesses». Cette formule percutante met en évidence deux caractéristiques de la transaction financière : elle porte sur l’avenir donc implique l’incertitude, elle est contractuelle donc elle exige l’accord réciproque des parties. Trois catégories de parties doivent être distinguées à ce stade: à un bout du processus il y a les détenteurs de liquidités monétaires se portant acquéreurs d’actifs financiers, alors qu’à l’autre bout se trouvent les producteurs d’actifs, ceux qui ont des projets à réaliser ou des besoins urgents à financer. Dans les sociétés modernes, les transactions entre ces deux extrêmes de la chaîne se nouent habituellement grâce à une intermédiation, qui constitue le troisième maillon de la chaîne financière.

Au-delà de l’unité de base de la transaction qui implique, en dernière analyse, aussi bien les particuliers que les entreprises ou les entités publiques, les institutions d’intermédiation constituent la partie la plus visible de la finance. C’est sur elles que s’est déversée – non sans raison – l’opprobre publique au moment des crises, scandales et faillites récentes. Toutefois, cette indignation passe sous silence la dimension systémique de l’activité financière qui recouvre toute la chaîne allant des silos d’épargne où s’accumulent nos économies sensées couvrir les accidents de la vie ou les retraites jusqu’au débiteurs publics ou privés que nous sommes en dernière analyse. Les activités d’intermédiation ont certes connu durant les trois ou quatre décennies avant 2007 une expansion fulgurante, au point que l’Observatoire de la Finance (2) a qualifié cette période de «Trente Euphoriques», en écho et en prolongement des «Trente Glorieuses». Ceci étant, les épargnants tout comme les entreprises et les pouvoirs publics ont participé – nolens volens – à cette euphorie, qui est analysée plus bas.

Le gonflement du secteur financier durant la période euphorique s’est traduit par l’augmentation de l’emploi et de la valeur ajoutée qu’il génère, donc par l’accroissement substantiel de sa contribution au produit national des pays de l’OCDE dont il représente aujourd’hui une part significative : environ 5%, avec des pointes à plus de 10% pour la Suisse, voire près du double pour le Luxembourg.

Après l’unité de base et le secteur d’intermédiation, le terme de la finance est aussi utilisé au niveau macro-économique pour décrire en termes statistiques les volumes de transactions, les tailles des bilans des banques, des assurances et d’autres institutions spécialisées dans l’intermédiation. Ces agrégats tout comme les indicateurs correspondants ont crû de manière quasiment exponentielle durant les décennies euphoriques. Utilisé dans ce sens, le terme de la finance est souvent mis en opposition à l’économie dite réelle qui serait productive, faite de biens, de cheminées et de queues aux caisses des magasins, alors que la finance serait une activité foncièrement stérile, se résumant aux jeux d’écritures et de chiffres sur les supports digitaux contemporains. Cette manière de camper la finance pose la question du rapport – aussi du rapport de force – entre ces deux pans de l’activité économique.

En effet toute économie moderne confie à la finance – entendue comme l’ensemble des transactions, activités et institutions financières – au moins trois missions: celle de la gestion des paiements; celle de la collecte d’épargne et de son acheminement vers les utilisations les plus adaptées, et finalement celle de l’organisation et de la conduite du commerce des actifs financiers, donc de leur évaluation et de l’exécution des transactions correspondantes. Par ces trois canaux, la finance fluidifie l’ensemble de la vie économique. Du fait de son caractère transversal et hautement sensible pour tout un chacun, les pouvoir publics surveillent et régulent le secteur et les activités bancaires et financières avec une attention spéciale.

Au travers de l’activité financière – quel que soit le niveau d’analyse, micro, méso ou macro – s’exprime une rationalité particulière. Celle-ci découle d’un corpus scientifique qui, durant le dernier demi-siècle, a connu des développements fulgurants. En effet, pendant cette période, un nouveau domaine de connaissance a été ouvert par les scientifiques, en majorité américains. Ces jeunes – à l’époque – chercheurs ont travaillé dès les années 1950 aux confins de la statistique, de l’économie et des mathématiques. Ils ont utilisé les premiers ordinateurs qu’ils ont nourris avec de longues séries statistiques sur les cours et les volumes de transactions boursières. Leurs efforts ont donné naissance non seulement à une nouvelle discipline scientifique – la finance de marché – mais surtout à de nouvelles pratiques, voire à de nouveaux produits et à de nouvelles institutions. Par conséquent, la finance se réfère également à une rationalité aux vertus performatives doublée d’une vision du monde. Plutôt qu’étudier une réalité existante par ailleurs, la finance, par sa force performative, a créé des réalités nouvelles : de nouvelles institutions, de nouveaux produits, de nouvelles manières de faire, etc…

La finance de marché a mis en son centre le couple risque/ rendement dont les valeurs – grâce aux statistiques à disposition – pouvaient dorénavant être calculées pour tout actif financier. En fonction des préférences individuelles en matière de risque et de rendement, les transactions étaient alors déclenchées. Elles garantissaient – en théorie du moins – à tout détenteur d’actifs la meilleure adéquation entre ses préférences en matière de risque et de rendement, et l’allocation de sa fortune. Cette percée conceptuelle a ouvert des horizons professionnels nouveaux dans lesquels se sont engouffrées des générations d’experts ès finance fraîchement sortis des écoles en question. En quelques décennies, ces nouveaux prodiges ont véritablement transformé le monde en accélérant sans cesse la mobilité de masses de plus en plus considérables d’actifs financiers devenus de plus en plus liquides du fait de la multiplication exponentielle des transactions. L’origine de cette spirale auto-accélérante réside dans l’impératif d’efficacité instantanée consistant à déclencher les transactions pour ajuster en permanence les positions aux variations des cours.

Contrairement aux autres acceptions du terme « la finance » discutées plus haut, qui ont toutes une dimension tangible, « la finance » en tant que domaine de savoir, ou plus largement comme Weltanschauung (conception du monde) appartient au monde des idées et des représentations, qui finissent par imprégner le monde auquel elles sont appliquées. Le sens des années euphoriques mentionnées plus haut est à chercher dans la convergence de trois facteurs indépendants l’un de l’autre. Les technologies de calcul et de transmission des données, les outils théoriques permettant des modélisations de plus en plus sophistiquées, et l’existence de volants croissants d’épargne, qui d’une part veut rester liquide, mais qui d’autre part cherche des rendements. La catalyse entre ces trois facteurs s’opère grâce à l’émergence d’un groupe croissant de professions animées par un esprit de succès personnel. Ce sont elles qui ont réalisé dans les faits la convergence des facteurs et ont convaincu le monde politique d’adopter le cadre règlementaire propice à l’essor de ces nouvelles activités.

La montée en puissance de la finance – comprise ici comme ensemble de produits, de techniques de modes opératoires et d’institutions – dans les économies développées a reçu le nom – peu élégant – de financiarisation (3). Ainsi, le processus de financiarisation a deux facettes complémentaires: l’une quantitative, l’autre qualitative. De nombreuses analyses se bornent à présenter la face quantitative avec ses progressions exponentielles et chiffres astronomiques, mais passent sous silence la face qualitative. Pour ce qui est du côté quantitatif de la financiarisation, qu’il suffise de dire qu’en dix ans, entre 1995 et 2005 le volume des actifs financiers exprimé en pourcentage du produit mondial a doublé en passant d’un facteur de 2 à un facteur 4 ; pendant la même période, la valeur totale des transactions financières exprimée en termes du produit mondial a été multipliée par 3,5, en passant d’un facteur de 7 à un facteur de 26.

Derrière ces chiffres se cachent les évolutions bien connues, avec pour moteur principal la préférence généralisée – au niveau sociétal – pour la liquidité que représentent les valeurs mobilières, par opposition à la détention directe d’actifs réels tels que l’immobilier ou les entreprises.

À ce changement des préférences sociales – qu’elle a par ailleurs alimenté et entretenu – la finance a répondu présent en multipliant les instruments dérivés, les transactions de changes et le rythme d’innovation. Il en a résulté la concentration de l’épargne mondiale dans des fonds de pension et/ou d’investissement ainsi que sur les bilans des compagnies d’assurance. Dans cette finance dominée par des mastodontes, le petit porteur est progressivement marginalisé, d’autant plus qu’il doit faire face à des coûts de transaction nettement plus élevés que les professionnels.

La face qualitative de la financiarisation est aussi plus diffuse, donc plus difficile à appréhender. Elle s’exprime au travers de la généralisation des comportements dictés par la recherche du résultat dans le très court terme et par l’impatience qui en découle. En effet, le marché financier est un lieu de transaction portant sur les échéances et les probabilités, ces échanges sont dictés exclusivement par la quête de résultat. Or, les chances de gain et de perte évoluent, au gré du flux d’informations qu’il s’agit d’accélérer pour maintenir la nervosité sur les marchés – que les spécialistes nomment volatilité. Ces changement modifient instantanément les niveaux de risque encourus et déclenchent, en retour, automatiquement, des décisions d’achat ou de vente.

En effet, le gestionnaire (propriétaire ou non) d’actif financiers n’est ni un capitaine d’industrie ni un entrepreneur, il est l’allocateur de positions financières. Il ne peut agir que par l’achat et la vente, contrairement aux managers ou chefs d’entreprises dans le reste de l’économie qui ont plusieurs leviers à disposition pour mener leur barque.

 

2. La financiarisation – l’esprit de la finance pénètre le monde

Le processus de financiarisation, a fait de la finance le contremaître de l’économie, voire de la société : elle la surveille, la sanctionne et bat la cadence. Comme rappelé plus haut, la finance fait commerce du temps. Dans sa version moderne, elle n’a pas oublié le rappel de Benjamin Franklin à son jeune ami commerçant: «Le temps, c’est de l’argent» – disait le vieux sage, mais il parlait avant tout du temps dont chacun dispose, alors que la finance moderne fait pression sur le temps des autres. Ainsi, elle presse la cadence de l’économie mondiale au nom de sa valeur suprême – la rentabilité des capitaux investis – et en devient le contremaître toujours plus exigeant. Et cela marche : le temps de la financiarisation coïncide ainsi avec celui des rentabilités extravagantes des capitaux investis par les entreprises, au grand bonheur des actionnaires, avec celui de l’accélération des rythmes de production et, ce qui va avec, de l’obsolescence, et celui du raccourcissement du cycle des investissements au nom de la limitation des risques.

Au-delà de la finance au sens strict, la financiarisation a insufflé au monde économique et social contemporain l’esprit de la finance, qui se caractérise par la menace permanente que peut exercer le détenteur, de sortir, de vendre, c’est-à-dire de rompre, de s’en aller, de changer si les résultats ne sont pas à la hauteur. Le rapport ainsi créé est un rapport de force foncièrement asymétrique: à un bout il y a celui qui est prisonnier de la réalité gluante et, à l’autre bout, celui qui peut s’en sortir en liquidant sa position et voguer – les poches pleines – vers d’autres horizons, en quête d’autres options.

La menace de sortie, la pression qu’elle entraîne a commencé à s’exercer d’abord sur les grandes entreprises via les fonds d’investissements et de retraites qui sont devenus leurs grands actionnaires au nom de la valeur pour l’actionnaire. D’un rapport trimestriel à l’autre, la cadence est surveillée. Il n’a pas fallu longtemps pour que la pression soit transmise vers les collaborateurs, les fournisseurs et les sous-traitants. Par l’intermédiaire des chaînes de valeur de plus en plus globales, c’est bientôt toute l’économie, les entreprises et leurs employés qui se retrouvent sous la houlette du rythme relayé par l’esprit de la finance de plus en plus omniprésent. L’esprit de la finance opère par l’intermédiaire de la feuille de calcul, devenue ainsi l’instrument de gestion le plus répandu au monde. La financiarisation progresse grâce à la généralisation des tableurs ; ce qui permet de parler d’excel-isation du monde.

Coïncidence ou non, l’esprit de la finance souffle particulièrement fort au moment où tombent les frontières, et où les coûts de transport et la technologie anéantissent ces frontières. L’illusion de la fin de l’histoire (Fukuyama) et de la platitude du monde (Freidman) offre des perspectives nouvelles à la globalisation des entreprises. L’esprit de la finance s’engouffre dans la brèche et accompagne de près le processus de l’apparition de géants de l’économie mondiale. Aujourd’hui, moins de mille entreprises font les deux tiers de la capitalisation boursière mondiale et – avec leur chaîne d’approvisionnement et de distribution – elles génèrent pas loin de la moitié du produit mondial. Il s’agit d’un niveau de concentration financière et de gigantisme économique sans précédent.

De l’économie, l’impatience, la pression et le rapport de force se transmettent rapidement à l’ensemble du corps social qu’ils contribuent à distendre. La fragilité et le caractère éphémère du lien social sont la marque de fabrique de la société post-moderne faite de monades urbaines et solitaires; chacune essayant dans son coin de résister tant bien que mal aux pressions multiples, souvent sans visage. Bien que l’individualisation des trajectoires de vie ne soit pas réductible à l’esprit de la finance, elle en porte indiscutablement l’empreinte. Ce processus se poursuit par le démantèlement de nombreuses structures sociales, érigées au travers des siècles, pour mutualiser les risques – notamment les risques existentiels – et protéger ainsi les plus faibles. Au nom de l’efficacité, ces structures volent en éclats sous nos yeux, à commencer par la famille multi-générationnelle, toutes formes de mutualisation, y compris dans la santé et les soins, et aussi par la discussion sur les limites et le bien-fondé de la progressivité de l’impôt sur le revenu.

La montée en puissance de la finance n’est qu’un aspect d’une évolution historique aux dimensions multiples. Il n’en demeure pas moins – et c’est la thèse développée ici – que l’activité financière a joué le rôle de laboratoire pour un certain nombre de comportements, de réflexes et de visions du monde qui se sont progressivement généralisés en-dehors de cette activité au sens strict.

La vague de financiarisation que l’esprit de la finance maintient en mouvement, est alimentée par quatre confusions, qu’elle dissémine et approfondit en retour. Elles l’ont accompagnée dans sa conquête du monde moderne.

Il y a d’abord la confusion entre le réel et le virtuel dont l’excel-isation est le meilleur exemple. La confusion tient au fait qu’un même chiffre reflète tantôt une réalité indépendante, comme dans un enregistrement comptable, et tantôt il est cette réalité ultime – comme lors d’un pari, ou dans une transaction sur dérivés, ou dans un produit structuré, ou dans le calcul de réserves mathématiques dans une compagnie d’assurance. L’analogie du chiffre comme miroir de la réalité ne fonctionne plus. Le chiffre devient réalité. Cette confusion complique l’appréhension de la réalité et la distinction de ses divers ordres.

La deuxième confusion porte sur les fins et les moyens. En effet, l’esprit de la finance et la quête d’efficacité qu’il commande se concentrent sur le comment du toujours plus, mais passent sous silence la question du pourquoi, du qui bono ?. Et pour cause, l’argent étant le pouvoir d’achat universel, une fois qu’il sera là en quantité suffisante, chacun saura bien trouver sur le marché de quoi faire son bonheur. Or, les choses – on le voit aujourd’hui – ne sont pas aussi simples : la quête d’efficacité porte en elle les germes de destruction humaine, sociale et écologique. Ces destructions sont irréversibles parce qu’elles portent sur des choses qui n’ont pas de prix, puisque le marché ne peut pas les créer. Ainsi donc, la confusion entre fins et moyens, ou plutôt l’assimilation des fins aux moyens est, par nature, délétère pour la survie de l’humanité.

La troisième confusion est celle qu’opère la finance du fait de sa prétention à faire commerce de temporalités et de jouer avec les échéances. Le crédit permet ainsi de vivre au présent tout en en repoussant la charge vers l’avenir. Quand celui-ci survient, il s’avère qu’il a déjà été préempté. Cette confusion-là ouvre en fait la voie vers la fuite en avant, avec le report ou la projection vers un hypothétique avenir radieux qui permettrait d’effacer toutes les ardoises. C’est sur ce mode que vivent nos économies (celle de la zone euro et celle des États-Unis du moins) où durant la première décennie du millénaire, pour chaque unité supplémentaire de produit national créé (croissance), on a créé trois unités supplémentaires de crédit.

Finalement, la quatrième confusion issue, ou accompagnant la financiarisation, est la confusion entre des processus ou systèmes sans visage et le face-à-face. Dire que le marché pense, qu’il attend ou anticipe, relève de l’anthropomorphisme primaire. À la base de cette confusion, il y a le cas de la personne morale que l’ordre juridique crée de toute pièce, et qui est là justement pour permettre la dissimulation des acteurs humains derrière l’écran de la responsabilité limitée. L’acteur sans visage est devenu dominant dans le monde des géants de la finance. Cette confusion et l’anthropomorphisme qui l’accompagne, débouchent sur l’effacement – l’engloutissement – de la personne et de sa responsabilité.

Les quatre confusions que la financiarisation a semées dans les économies contemporaines ont conduit à l’émergence de l’éthos de l’efficacité – ensemble de comportements et d’attitudes qui progressivement est devenu dominant et qui se reproduit aujourd’hui aussi bien dans les amphis des écoles de commerce que dans les entreprises elles-mêmes. Cet éthos-là est articulé autour de la transaction, impersonnelle, immédiate, sans passé ni avenir, équilibrée…, et pour toutes ces raisons oh ! combien efficace. Il a émergé progressivement pendant les dernières décennies (celles de la finance euphorique) à partir des modes de fonctionnement plus relationnels, plus dynamiques, déséquilibrés dans chaque séquence mais plus harmonieux dans la durée et aussi plus ouverts sur l’avenir. Si la transaction se focalise sur le moment présent, la relation ne fait que le traverser, elle prend ses racines dans le passé et se projette vers l’avenir.

Le passage d’une relation à une transaction passe par une rupture, celle où l’une des parties abandonne pour préférer une autre option. Il y a liquidation du passé, qui selon certains relève de la libération alors que d’autres l’associent à une trahison. La relation se tend et se délite quand elle est soumise à une trop forte exigence de résultat immédiat. L’ambivalence de la finance se retrouve ici. Sous la pression de la quête d’efficacité immédiate, la transaction – nette et carrée – chasse la relation porteuse de potentiels mais aussi de risques qui sont par essence multidimensionnels.

Il n’en demeure pas moins, que la créativité, l’innovation, l’imprévu jaillit de la relation et non pas de la transaction dans laquelle tout est figé une fois pour toutes. La confiance et la fécondité sont inscrites au cœur de la relation. Elles ont été progressivement laminées par la course à l’efficacité transactionnelle immédiate. C’est ainsi que dans bien des cas la volonté d’extraire de la valeur à tout prix et tout de suite a souvent sapé les bases de la croissance de demain. En effet, à y regarder de près, l’efficacité d’aujourd’hui risque d’avoir pour conséquence le désert stérile de demain. La financiarisation n’est pas la seule coupable de cette transformation des mentalités, mais la Weltanschauung (conception du monde) qu’elle véhicule y a grandement contribué.

 

3. Après les 30 euphoriques et les 10 hectiques: et maintenant ?

Dès 1948 – il y a donc 70 ans – Perroux entrevoyait la possibilité que ce qu’il appelait alors le capitalisme puisse buter sur ses propres limites: «les limites du système» mentionnées plus haut. Dans son petit ouvrage consacré au capitalisme (4), F. Perroux écrivait ceci:

«Un esprit antérieur et étranger au capitalisme soutient pendant une durée variable les cadres dans lesquels l’économie capitaliste fonctionne. Mais celle-ci, par son expansion et sa réussite mêmes (…) entame les institutions traditionnelles et les structures mentales sans lesquelles il n’est aucun ordre social. Le capitalisme use et corrompt. Il est un énorme consommateur de sèves dont il ne commande pas la montée».

Et il ajoutait :

«Il faut chez les chefs politiques un rare sang-froid dans le diagnostic et une exceptionnelle énergie dans l’administration de la thérapeutique pour que ce mal puisse être, à temps, décelé et conjuré».

Les propos de Perroux suggèrent clairement qu’un blocage temporaire, ou une crise systémique n’est pas nécessairement synonyme d’effondrement, même si le risque peut être parfois réel, comme ce fut le cas pour le communisme soviétique. Pour éviter l’effondrement, il faut qu’un diagnostic sans complaisance – de sang-froid, dit-il – soit au rendez-vous. Et il ne suffit pas qu’il soit pertinent, encore faut-il qu’il arrive à temps, avant que les bases du système n’aient été sapées, et qu’il soit accompagné d’actions à la hauteur du défi. Où en sommes-nous aujourd’hui à cet égard, en 2018, dix ans après le début de la crise financière ?

Comme indiqué plus haut, la finance avec toutes ses facettes, est devenue le contremaître de l’économie et de la société occidentale. Elle a pris cette place parce que les autres visions de monde et forces sociales l’ont laissé faire. Son succès tient au fait que pendant les 30 Euphoriques, elle a simultanément: conquis les mentalités par ses promesses de rendement et d’efficacité, provoqué la mise en place d’un cadre réglementaire qui continue à lui être propice, mis en place les instruments et les relais d’action, et obtenu, pour ses protagonistes en tout cas, des résultats à première vue indiscutables. Ceci étant, un contremaître ne reste en fonction que le temps que prend le maître pour changer d’avis. C’est exactement le point où nous nous trouvons aujourd’hui. Avec la question supplémentaire – y a-t-il un pilote dans l’avion ?

Ripoliné pour la circonstance, le G20 en 2008 s’est essayé au rôle du gouvernement mondial affirmant être porteur d’un projet d’un monde meilleur. Pourtant, au fil des réunions, les ambitions semblent converger vers le retour au mode de fonctionnement antérieur, en plus robuste, en résistant au risque systémique. En effet, la grande découverte – pour le politique et l’opinion mondiale – de la crise, était la nature systémique de la finance. Autrement dit, on a découvert sa capacité de plonger le monde dans le chaos: arme de destruction massive d’un genre nouveau. Le G20 s’est donc employé avant tout à manier la finance avec une extrême précaution comme s’il s’agissait de nitroglycérine. Une attention naturelle pour un contremaître devenu entretemps certes indispensable mais un peu trop encombrant.

Il s’en est suivi un grand nombre d’actions que l’on pourrait qualifier de mesures de consolidation, visant notamment à mieux connaître le réseau des interdépendances financières, et à renforcer et réguler davantage ceux parmi les éléments systémiquement importants qui pourraient menacer l’ensemble (le fameux too big to fail). Parallèlement, les banques centrales ont fait preuve d’imagination en recourant en masse à des politiques dites non-conventionnelles qui, quelques mois auparavant, auraient été inconcevables. Ces politiques consistent d’une part en la mise à disposition du secteur financier des liquidités en abondance, et d’autre part en une baisse radicale les taux d’intérêts à des niveaux sans précédent dans l’histoire. Ceci a eu pour conséquence de rendre ces liquidités quasi gratuites. Tout cela a évité que l’orgue de Barbarie, l’instrument qui dissimule le contremaître, continue de jouer, et ainsi que les véritables enjeux ne s’imposent.

 

4 problèmes

Le crépuscule du contremaître n’adviendra pas avant que quatre problèmes n’aient reçu un début d’attention tant au niveau des premiers concernés qu’au niveau public. Ils sont en lien direct avec les aspects qualitatifs de la financiarisation esquissés plus haut.

Le premier de ces aspects concerne la préférence sociale pour l’épargne liquide et l’attente de rémunération correspondante. Cette situation alimente d’une part le fond de roulement du secteur financier mais, de l’autre, et simultanément, place l’économie réelle sous une pression insoutenable. Il en résulte, au niveau macroéconomique, une fuite en avant sur fond de recours accru au crédit, insupportable à moyen terme.

Le deuxième aspect est celui des temporalités. La finance impose son rythme, construit avec un temps faussement homogène, de plus en plus radicalement à l’économie et à la société, ce qui a pour effet de perturber des processus qui leurs sont propres. Divers indicateurs sociaux – notamment de stress, de burn out et de détresses humaines – virent au jaune voire au rouge. Le moment est venu pour que les temporalités, celles propres aux processus humains, sociaux et économiques, reviennent sur le devant de la scène et (re)prennent l’ascendant sur le temps faussement linéaire de la finance. La réduction des volatilités par l’introduction de la viscosité dans l’activité financière, notamment par la taxation, permettrait d’initier ce processus.

Le troisième problème tient à l’esprit de la finance et à ses fondements aux prétentions scientifiques. La version vulgarisée de ces connaissances a servi de fond de commerce à une vision du monde dont l’emprise s’est généralisée avec la chute du Mur. Il est urgent de passer ce savoir au crible de la critique, aussi bien épistémologique qu’éthique et écologique. Bien que depuis 2007 certaines initiatives aient vu le jour, elles ne débouchent pas encore sur une critique ni sur une confrontation structurée avec le paradigme dominant. Or une telle discussion est indispensable si on veut éviter une polarisation voire une radicalisation des programmes. Ce travail incombe aux intellectuels. Pour le réaliser certains d’entre eux doivent au préalable se libérer des liens d’inféodation qui les transforment en bouffons du contremaître.

Finalement, le quatrième problème, ou plutôt chantier, porte sur le retour de la relation dans la vie de nos sociétés. Il s’agit de se rendre à l’évidence que le temps et l’attention donnés au monde des transactions, éphémères par définition, nous détourne du long terme de la fécondité dont cette relation est porteuse. Le retour de l’attention vers celle-ci, que la finance devra non pas asservir mais réapprendre à servir, est le meilleur moyen pour reprendre l’avenir entre nos mains et congédier le contremaître. Il s’agit d’une perspective moins confortable mais urgente pour éviter la réplique ultime de la crise financière.

La question de savoir de quelle finance le monde a besoin constitue le point de convergence de ces quatre chantiers mentionnés plus haut. Dans une perspective macroéconomique, la question revient à s’interroger si les ressources et les talents utilisés à produire le 5% du PIB – c’est ce que génère la finance aujourd’hui – ne pourraient pas être utilisés plus efficacement – du point de vue sociétal – à d’autres fins. La recherche d’alternatives passe par cette question, aussi peu confortable soit-elle pour les positions acquises.

 

 

Paul H. Dembinski est professeur à l’Université de Fribourg (Suisse), titulaire de la chaire de Stratégie et de Concurrence Internationales. Il dirige aussi la Fondation de l’Observatoire de la Finance (www.obsfin.ch) à Genève; et copréside le concours international Ethics & Trust in Finance – Global Prize. Il est aussi Président de l’Association Internationale pour l’Enseignement Social Chrétien et de la Plateforme Dignité & Développement. Son dernier ouvrage: Éthique et Responsabilité en Finance (RB Édition, collection Essentiels de la Banque et de la Finance, 2015).

Illustration: salle de marché (photo Banco Carregosa).

(1) Pierre-Noël Giraud, Le commerce des promesses. Petit traité sur la finance moderne, Denoël, 2001.

(2) Observatoire de la Finance: www.obsfin.ch.

(3) Voir: Paul H. Dembinski, Finance servante ou finance trompeuse ? Rapport de l’Observatoire de la finance, Parole et Silence, 2008.

(4) François Perroux, Le capitalisme, Presses Universitaires de France, 1948.

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