Identité, hostilité, hospitalité - Forum protestant

Identité, hostilité, hospitalité

«Les humains ont besoin qu’il y ait de l’inéchangeable» et on a eu tort «de croire que s’il n’y avait plus d’identité (seulement un marché mondial), il n’y aurait plus de conflit, ni de guerre». Dans cette réflexion sur l’identité lors du Jeudi du Défap du 20 mars, Olivier Abel en définit trois régimes (défensive, interrogative, narrative) et explique ce qu’il en est dans des contextes d’hostilité et d'(in)hospitalité. Une hospitalité aussi équivoque (du moins dans un premier temps) que notre identité.

 

Visionner le Jeudi du Défap avec Olivier Abel

 

Jean-Pierre Anzala: Olivier Abel, vous avez été l’élève de Jankélévitch, de Levinas et surtout de Ricœur dont vous avez été l’élève puis l’ami. Vous avez été professeur en lycée à Bongor au Tchad, puis à Istanbul en Turquie pendant 6 ans, avant de rejoindre l’Institut protestant de théologie comme professeur de philosophie et d’éthique, d’abord à Paris pendant 30 ans où vous avez participé à la mise en œuvre du Fonds Ricœur (l’héritage des livres, du travail de Paul Ricœur). Puis vous avez rejoint la Faculté de théologie de Montpellier pendant 9 ans. Vous avez beaucoup écrit sur l’œuvre de Paul Ricœur, mais aussi sur celle de Pierre Bayle. Parmi vos ouvrages : La conversation, L’éthique interrogative, et tout récemment De l’humiliation, puis La naissance qu’est-ce que ça change ? (1). Merci d’avoir accepté notre invitation pour cette deuxième édition des Jeudis du Défap en 2025. Vu votre agenda, je pense que vous avez accepté parce que vous connaissez bien le Défap et que vous êtes en relation avec nous de manière suivie et régulière ?

Olivier Abel: C’est tout à fait exact. Je dois beaucoup (surtout ces dernières décennies) au Défap et à tout ce que nous avons fait ensemble. Et à tous les amis que cela a pu susciter, notamment en Afrique.

 

Jean-Pierre Anzala: L’hospitalité, l’amour de l’étranger, la philoxenia est de l’ordre du commandement divin dans la Bible. Le Lévitique (19,34) dit:

«Vous traiterez l’étranger qui séjourne chez vous comme un autochtone d’entre vous. Tu l’aimeras comme toi-même car vous avez été étrangers en Égypte. Je suis le Seigneur votre Dieu».

Pour autant, la rencontre de l’autre est aussi un lieu de conflit, de mésentente et de repli sur soi. Identité, hostilité, hospitalité: Olivier Abel, comment ces trois concepts s’entrelacent-ils au plus intime de nous-mêmes et de nos sociétés ? Qu’est-ce qui fait l’inhospitalité dans nos sociétés aujourd’hui ?

Olivier Abel: Oui, c’est un entrelac et c’est ce qui en fait la difficulté. C’est une série qui raconte une sorte d’histoire: l’identité (personnelle ou collective) va traverser l’épreuve de l’hostilité pour en venir, espèrons-le, à l’aboutissement que serait l’hospitalité. On pourrait raconter un beau récit qui aurait la structure de tous les récits : une situation de départ, des épreuves, et finalement un aboutissement heureux. Je ne sais pas du tout si je vais arriver à ce beau parcours… mais c’est en effet le cheminement implicite de ce titre.

 

La question d’identité

C’est d’abord une question très plate (que ce soit à la frontière ou dans la rue): «Vos papiers, s’il vous plaît ?». Je crois que ça ne m’est jamais arrivé qu’on me demande mes papiers dans la rue, ce qui montre bien la situation en France, puisque j’ai au contraire un fils à qui ça arrive tout le temps… C’est une question qui se présente comme une question sécuritaire. À un tel point que dans certains contextes du 20e siècle (et aujourd’hui aussi malheureusement), l’identité peut déjà être en soi une situation mortelle: être né tel ou tel, dans telle ou telle nation, race, religion… peut être un crime ! Cela va jusqu’au nettoyage ethnique, aux déportations, aux grands déplacements de populations comme il y en a eu depuis le début du 20e siècle. À la fin de l’Empire Ottoman, toutes les populations grecques d’Anatolie ont été envoyées dans les Balkans. Et une grande partie des populations musulmanes des Balkans ont été envoyées en Turquie: d’énormes nettoyages ethniques et déplacements de population. L’idée en arrière-plan était que les nations soient homogènes. C’est ce qui fait de la question d’identité une question explosive, passionnelle. Un auteur parlait des «identités meurtrières» (2)

On pourrait dire face à cela que la meilleure chose à faire serait de dire que l’identité n’est pas ce qui importe, comme l’écrit le philosophe britannique Derek Parfit (3). Dans les flux de la mondialisation, il faut se délester, accepter de larguer les amarres (comme Abraham), de partir. Car il est trop compliqué de tenir à toutes ces attaches. Nos identités sont de toute façon de plus en plus mixtes, métissées : qui a une identité simple aujourd’hui ? Dans quelle famille n’y a-t-il pas des mariages mixtes, des ancêtres étrangers ? On est beaucoup plus métissé qu’on ne le croit, dans nos cultures, langues, religions, mœurs… et si on veut absolument avoir une identité, alors l’identité la plus légère est celle qui correspond à combien est-ce qu’on a d’argent dans le portefeuille, l’identité monétaire: voilà qui suis, combien j’ai dans mon portefeuille. Une identité sur le marché où tout s’échange, vénale, ultra-libérale.

Mais cela pose finalement beaucoup de problèmes parce que c’est une identité à laquelle on ne peut pas tous se résoudre. Tout le monde n’a pas ce capital qui n’est pas qu’un capital financier. Derrière, il y a souvent ce que Pierre Bourdieu a appelé un capital culturel, symbolique (on pourrait même parler d’un capital spirituel). Il y a des gens qui n’ont pas grand-chose mais qui ont une immense richesse spirituelle. Pour ceux-là (qui ont cette force ou cette richesse-là, symboliquement, métaphoriquement), il est facile de quitter l’identité. Mais pas pour beaucoup de ceux qui sont déracinés par la tempête de la vie, de l’histoire, de l’économie mondiale déplacés ailleurs mais aussi bien déplacés chez eux au sens où ils sont chez eux mais dépaysés. En quelques décennies, tout a changé : ils ne reconnaissent plus leur ville, leur quartier… ils ne reconnaissent plus rien. Il faut qu’on mesure le désarroi qu’il peut y avoir autour de la question d’identité, et d’insécurité culturelle derrière cette question d’identité. En ce sens-là, la question d’identité ne doit pas forcément être prise comme un luxe.

Plus profondément encore, il y a la question: Où est-on chez soi ? La question avait été posée à Paul Ricœur par une dame africaine lors d’une conférence (je crois dans le contexte de l’ACAT, il me l’avait raconté, je n’y étais pas):

«C’est très bien, tout ce que vous avez dit. Je suis tout à fait d’accord. Mais il y a une autre question: vous, les Français, où est-ce que vous êtes chez vous ? Quand et où est-ce que vous êtes chez vous ? Parce que moi, j’ai cherché où est-ce que vous étiez chez vous, j’ai voulu être chez vous… mais je n’ai pas trouvé de chez vous… Alors finalement, je suis retourné chez moi».

C’était une question très forte car pour être accueilli, il faut que l’autre soit chez lui, qu’il donne un sentiment d’assurance, de confiance en lui, en sa culture, ses traditions, sa langue… Cette confiance élémentaire qui fait se sentir chez soi. Si plus personne n’est chez soi, il n’y a plus d’hospitalité possible. Ricœur écrivait (dans un très beau texte repris dans Histoire et vérité: Civilisation planétaire et culture nationale): «Pour rencontrer un autre que soi, il faut avoir un soi». Mais aussi: «Autrui est le plus court chemin de soi à soi». Pour rencontrer un autre, il faut avoir un soi… mais pour avoir un soi, il faut rencontrer un autre que soi. C’est en me déplaçant ailleurs que je découvre finalement qui je suis. C’est parce que j’ai enseigné longtemps au Tchad et ensuite à Istanbul que j’ai découvert que j’étais un enfant ardéchois, français, de ce petit protestantisme méridional français… que j’étais très provincial finalement ! On découvre qui on est, son caractère provincial parce qu’on va se promener dans le monde.

Il ne faut donc pas (on ne peut pas si facilement) abandonner la question de l’identité. Il faut la creuser, l’interroger, la travailler. Il ne faut pas la prendre telle qu’elle se donne. L’identité est inséparable de la question de l’altérité, elles s’entrelacent jusqu’au plus intime. Parce que j’ai de l’altérité en moi, je peux rencontrer un autre que moi-même. Et cette altérité en moi me vient du fait que je suis pétri d’altérité: j’ai vu des films, lu des livres, rencontré d’autres visages, d’autres vies qui m’ont été racontées et qui font partie de ma vie mais qui me viennent d’ailleurs. Et puis, comme le montrait Emmanuel Levinas, le temps fait en moi de la place pour l’autre: à chaque instant, je ne suis pas tout à fait le même que moi-même. S’il n’y avait pas de temps, je serais tout seul avec moi-même et, à la limite, il n’y aurait même pas de monde parce qu’il n’y aurait pas autre chose que moi-même… Donc le temps fait en moi la place pour l’autre, l’autre que moi-même, moi-même comme un autre (pour reprendre le titre de Ricœur Soi-même comme un autre) et pour aimer l’autre comme moi-même. Mais pas forcément pour l’aimer: pour rencontrer l’autre comme je me rencontre moi-même, avec parfois les mêmes embarras, incertitudes, la même inquiétude (Qui suis-je ? Qui dites-vous que je suis ?…).

À propos de l’altérité, il y a parfois un mauvais usage de Levinas (sur le visage d’autrui) qui ferait croire que l’autre, c’est bien. Et que le même, l’identité, ça n’est pas bien… Non, c’est inséparable: le culte religieux de l’altérité est inséparable du culte religieux de l’identité. C’est la même idolâtrie. L’identitaire et l’altéritaire se rencontrent, il faut donc les entrelacer beaucoup plus et les mettre ensemble au travail.

Je prendrai trois registres de réponses, que je confronterai ensuite à la question de l’hostilité et de l’hospitalité (mais placer ces trois registres va déjà en poser les bases).

 

L’identité qu’on ne peut pas changer

Le premier registre de la question de l’identité est celui du caractère irremplaçable, insubstituable. Je peux changer de veste, de chemise… mais il y a des choses de moi que je ne peux pas changer aussi facilement. Sauf par une conversion: cela arrive mais on ne change pas de religion, de langue comme de chemise.

Cette dimension de l’irremplaçable, de l’insubstituable, je la rapprocherai de la question de l’immunité au sens presque biologique: ce qui fait la différence entre moi et un autre, qui fait qu’il y a des choses que je peux manger et qui vont devenir moi alors que mon corps va devoir rejeter d’une manière ou d’une autre l’élément étranger. La femme qui reçoit de quoi faire un un bébé, elle l’expulse finalement: ce n’est pas elle. Cette immunité, ces défenses immunitaires, c’est extrêmement puissant parce que c’est vital. Et c’est valable pour l’identité individuelle comme pour l’identité collective, à propos de la différence entre moi et l’autre mais aussi entre nous et eux.

Ce qui pose tout de suite la question des limites, des clôtures, des frontières: l’asymétrie entre le dedans et le dehors. Nous sommes justement dans une époque où on a pu croire que c’était fini: plus besoin de frontières… mais paradoxalement, plus on a dit cela, plus les frontières ont été dures et mortifères. Parce que la frontière (c’est-à-dire l’asymétrie du dedans et du dehors, et ces questions de communauté et d’immunité) n’a pas été pensée. Dans le déluge du marché planétaire où tout s’échange, il y a des choses qui ne s’échangent pas ! Car pour pouvoir échanger quelque chose, il faut avoir quelque chose d’inéchangeable (ou pas si facilement échangeable). Au niveau de l’individu, ce sont des conditions biologiques, psychologiques, de défense psychique. Au niveau des communautés et des collectivités, c’est plutôt sociologique, économique, politique. On peut en tout cas observer que quand cette immunité est trop affaiblie soit par des attaquants réels, soit par des attaquants imaginaires (car le système immunitaire peut se battre contre lui-même, et on a parfois le sentiment que c’est ça qui arrive à nos sociétés avec des défenses contre qui deviennent des attaques imaginaires), c’est le moment où il y a des réactions intégristes ou nationalistes.

Il faut donc de la clôture pour qu’il y ait de la vie… mais il faut aussi de l’ouverture, des échanges. Il faut des deux: de la clôture et de l’ouverture. Le grand discours (hyper-moraliste, hyper-bienvenu) de l’ouverture peut finir par faire beaucoup de mal parce qu’il faut se protéger un peu. Claude Lévi-Strauss disait que quand une culture est trop affaiblie, trop attaquée, elle a besoin de se boucher les oreilles, d’être un peu sourde aux autres, de se protéger un peu pour pouvoir ensuite être remise dans le concert. Comme quelqu’un dans une chorale avec beaucoup de voix autour de lui: il n’est pas encore bien assuré de sa voix et il donc la retrouver avant de joindre sa voix aux autres.

Entre les langues, les religions, il y a du traduisible mais aussi du difficile à traduire. Il y a du comparable (et il est très important de ne pas comparer trop vite, de construire des comparables car une comparaison se construit prudemment) mais aussi des choses qui ne sont pas si faciles à comparer. Il y a de l’incomparable. Tout cela fait partie de la prudence dans la rencontre des identités. Pour rencontrer un autre que soi, il faut avoir un soi, ce qui veut dire pour Ricœur accepter d’avoir un soi. Accepter, c’est modeste. Cela veut dire: moi, je ne suis que cela; mon corps qui a un certain âge, qui a grandi dans un certain milieu, dans une certaine langue, tradition religieuse, culture, époque (je l’ai dit dans mon livre sur la naissance)… J’ai une finitude, je suis limité. Avoir un soi, c’est accepter sa finitude: je ne suis que cela. Mais en même temps, à partir de là, l’accepter, assumer cela: Ici je me tiens, c’est de là que je pars, de ma condition. Et avec cette condition, je vais à la rencontre d’autres que moi, d’autrui et des autres que moi-même.

Ce premier registre est donc celui d’une identité irremplaçable, insubstituable (avec la question de l’immunité), défensive, pourrait-on dire.

 

L’identité qu’on interroge

Mon deuxième registre est celui d’une identité interrogative. L’idée (qui me vient de la phénoménologie) est que si je prends ce réveil devant moi (pour ne pas outrepasser mon temps), je peux le voir sous différents profils. Mais c’est bien le même réveil que je vois sous ces différents profils. Est-ce bien le même, justement ? Comme des enfants qui jouent avec un objet et le retournent, ça les fait rire mais ça les inquiète: est-ce que c’est le même, est-ce que ce n’est pas le même ? Il y a parfois de grandes différences: l’abbé Pierre (considéré comme un saint, quelqu’un ayant fait des choses magnifiques) était en même temps quelqu’un d’épouvantable, qui avait fait des choses ignobles… Mais c’était bien le même ! Énorme problème pour l’identité ! Qu’est-ce que c’est qu’être le même ? Napoléon est à la fois le vainqueur d’Austerlitz et le vaincu de Waterloo. L’identité interrogative répond à la question Qui ?. Parce que j’existe, parce que je suis né, il m’est posé la question: «Mais qui es-tu ?». Chaque petit enfant arrive en posant la question: «Qui dites-vous que je suis ?». On s’essaye à répondre à cette question Qui ?. Et parfois on proteste: «Je ne suis pas ce que vous dites que je suis». Il a pu y avoir un écart.

Ricœur disait que la réponse à la question Qui ?, désigne celui qui parle, qui agit, celui qui raconte et qui est raconté. Mais c’est aussi celui qui est responsable de ses actions . L’identité porte une strate de responsabilité morale et même éventuellement pénale. C’est donc très important. Mais elle porte aussi une strate de promesse. Car l’identité n’est pas tournée que vers le passé, elle est aussi tournée vers le futur. Elle dit: je vais me maintenir, tenir mes engagements, tenir mes promesses. Ricœur avait cette formule: «Qui suis-je, moi si versatile, pour que néanmoins tu comptes sur moi ?». L’autre est celui qui me rend capable de tenir ma promesse, ce que j’ai lancé devant moi comme promesse et qui n’est pas encore accompli, terminé.

Cette identité interrogative (presque absente) est aussi peut-être celle que porte en nous l’image de Dieu. Au sens où il y a en moi quelque chose qui ne m’appartient pas, que je peux toujours interroger, mais qui n’appartient qu’à Dieu. Au point que je cesse de m’en préoccuper: Dieu s’en préoccupe mieux que moi-même. Dieu sait mieux qui je suis que moi-même. Je suis donc dans un rapport d’insouci de moi-même. L’identité interrogative n’est pas seulement le souci du «Qui suis-je ? Qui suis-je ? Qui suis-je ?»… Elle peut aussi se retourner, se convertir en un insouci de soi. À ce moment-là, je suis prêt à échanger mon identité avec celle de n’importe qui, de manière à être comme n’importe qui. Je suis prêt à changer d’identité, mais d’une autre manière que celle du marché.

 

L’identité narrative

Le troisième registre est celui de l’identité narrative. L’identité se raconte parce que l’identité prend du temps. Elle n’est pas ponctuelle, immobile. Ce réveil bouge un petit peu avec les aiguilles… mais il est semblable à lui-même, il ne va pas au-delà, il ne va pas changer. Alors que tous les êtres vivants (les arbres et davantage les animaux, les humains bien plus encore) changent avec le temps. «Qui suis-je, moi si versatile, pour que néanmoins tu comptes sur moi ?»: il y a le temps là-dedans, qui fait place à l’autre et qui fait place en moi-même à un autre moi-même. Je change, je m’altère, je deviens, je m’accomplis peut-être… mais je deviens en même temps autre que moi-même, je me transforme sans cesse. Par le récit, les sujets se racontent, racontent ce qui leur est arrivé, et ce qu’ils ont fait. Ils doivent essayer par le récit d’entrelacer la face passive et la face active: ce qu’ils ont subi, ce qu’ils ont agi. Ils doivent aussi (puisqu’ils se racontent) accepter de se laisser raconter par d’autres. L’identité n’est pas seulement l’identité que j’affiche. C’est aussi: «Ah, on dit ça de moi, on a dit ça de moi». Je dois accepter de me laisser intriquer par les autres, intriquer et intriguer dans les récits enchevêtrés des autres.

C’est ce qui fait que mon identité est une identité feuilletée (quand je feuillette un livre, j’ai des pages successives). J’avais proposé il y a très longtemps ce concept pour l’identité par rapport au texte biblique. Comme il y a toutes sortes de livres bibliques, de pages, mon identité change au fur et à mesure de ma lecture: je suis successivement Abraham, Moïse, Amos, David… Ce n’est pas juste mon identité de lecteur épousant le texte par sa lecture. Nos identités sont plurielles, pluri-appartenantes: elles ont plusieurs attachements. Il y a des tensions en moi, comme quand on lit le texte biblique: «Ah Moïse a dit ceci ? Alors que celui-là dit autre chose ?». Pareil pour nos identités, parce qu’elles ont plusieurs attachements. Moi, je suis français évidemment, je suis protestant… et entre mon appartenance à la tradition protestante et à la tradition française, il y a parfois du tirage, des tensions (qui ne sont pas énormes, mais qui pourraient le devnir). Dans toute identité, il y a des tensions en ce sens là.

On peut aussi parler d’une identité vive, au sens où Ricœur parle de la «métaphore vive». Nos identités sont métaphoriques: elles sont tout le temps autres qu’elles-mêmes, travaillées par autre chose qu’elles-mêmes, par de l’altérité. Un peu comme le levain travaille la pâte.

 

Situations et contextes

On pourrait dire de tout ce parcours que c’est une sorte de cheminement progressif. Mais non: ce ne sont pas des stades par lesquels il faudrait passer, dans lesquels il y aurait des étapes supérieures à d’autres. Cela répond à des situations diverses. Il y a parfois trop d’identité, parfois pas assez. Il y a parfois trop d’identité narrative et pas assez d’identité interrogative. Ou bien trop d’identité défensive et pas assez d’identité narrative. Ou bien trop d’identité interrogative et pas assez d’identité défensive… Il faut jouer entre ces différents registres. Vous pouvez certainement inventer d’autres registres: je me suis arrêté à ces trois-là parce que c’était suffisant pour ce que je voulais vous montrer.

Car il faut maintenant embarquer cette question d’identité dans la diversité des contextes, depuis la philosophie dans l’histoire et la société réelle. Les identités ont des contextes différents parce qu’elles ne se racontent pas tout à fait de la même manière dans des époques différentes ou dans des régimes politiques différents. La France classique est un État-nation, avec une identité nationale qui a la forme d’un récit national. Alors que dans des pays comme la Belgique, la Suisse et bien d’autres avec des régimes plurinationaux ou binationaux, des fédérations, l’identité n’a pas la même forme. Elle n’est pas la même non plus dans des sociétés d’immigration comme les États-Unis qui sont peuplés de migrants. Il peut se développer une idéologie nationaliste là-dessus mais ce sont tous d’abord des migrants. Avant les nations, il y avait des empires (romain, byzantin, russe, austro-hongrois…) en général plurilingues et pluri-religieux où les identités, prenaient d’autres formats, sous d’autres régimes narratifs. Il y a donc des récits différents (sans compter le récit colonial et le récit décolonial), des problèmes d’identité meurtrie ou meurtrière aujourd’hui en Ukraine, en Palestine ou en Israël, au Kivu (pour prendre des endroits où il y a des guerres actuellement). Cela demanderait un travail fin d’élucidation des questions d’identité, sans les prendre de manière trop brutale.

 

Hostilité

À travers tout cela, j’ai installé la question de l’hostilité, la question sécuritaire (on se protège), la question génocidaire (nettoyage ethnique), la question immunitaire et puis la question aussi du conflit des récits. Il y a beaucoup d’hostilités qui sont d’abord des hostilités narratives. Je ne me reconnais pas dans le récit qui prétend me raconter, je voudrais me raconter autrement. Mais les récits sont d’autant plus pleins d’hostilité à l’égard des autres récits qu’ils sont exclusifs. Un récit exclusif va dire: il n’y a que mon récit qui est vrai, qui compte. Il correspond à des identités exclusives et durcies. La grande difficulté va donc être de penser un récit polycentrique, et ce n’est pas si facile: penser une société, une cité, des institutions capables de supporter une pluralité d’appartenances, de manières de dire, de styles, de récits de soi… Peut-être que cela ne peut se faire que dans le cadre d’une espérance commune capable de rassembler. Mais cet horizon de réconciliation peut lui-même se faire en prétendant dissoudre la conflictualité, et sans la résoudre vraiment, c’est-à-dire sans la reconnaître, l’honorer, y faire place. La grande erreur a été de croire que s’il n’y avait plus d’identité (seulement un marché mondial), il n’y aurait plus de conflit, ni de guerre… C’était d’une grande naïveté parce que c’était ne pas voir que les humains ont justement besoin qu’il y ait de l’inéchangeable. On ne peut pas neutraliser l’identité comme ça puisque cette neutralisation ne fait qu’exacerber en face une compétition des identités, des récits, des mémoires… qui devient elle-même porteuse de violence et de meurtre.

 

Mémoire

Il y a ce que Paul Ricœur a appelé le «travail de mémoire» pour instituer ensemble les différentes mémoires, les différents récits dans une sorte de pluralité critique, de récit moins exclusif. Je n’aime pas tellement le mot inclusif parce que ce pourrait être un récit qui voudrait tout comprendre, qui aurait tout compris… et donc à son tour exclusif de tout ce qu’il ne comprend pas ! Plutôt un récit pluraliste, polycentrique (qui ne sait pas où est le centre). Il peut toujours y avoir de nouveaux registres qui surgissent dans ce récit, à partir des lacunes, des trous, de là où il n’y a pas eu de récit. Là où il y a eu notamment des traumatismes qui font que ça n’a pas pu être raconté, dit. Des sources narratives inédites surgissent là, qui ont besoin d’être dites, racontées. Ricœur parle d’«hospitalité narrative» à la mémoire des autres, d’être hospitalier à la mémoire des autres comme si l’on formait une sorte de cercle des traditions. Mais chacune de ces mémoires, de ces traditions est inachevée. Jürgen Habermas disait que la modernité elle-même était un projet inachevé et qu’on n’a pas vraiment accompli les promesses des lumières. Je dirais qu’on n’a pas non plus accompli les promesses de la Réforme, de la Renaissance, de l’Antiquité grecque, latine, ou égyptienne, des textes bibliques…

Il y a en plus de nouvelles mémoires qui sont en train de rentrer dans le cercle de toutes parts et qui trouvent peu à peu leur langue, leur manière de se dire. L’identité n’est donc pas seulement de l’ordre du passé, elle est aussi ce que nous allons faire, elle est poétique.

 

Hospitalité équivoque et inhospitalité

La notion centrale est ici la notion d’hôte, au sens de l’hospitalité.

Premièrement, regardez les récits des anciens: il y a un temps où on ne sait pas si celui qui arrive est un ami ou un ennemi, où on ne veut même pas le savoir. Quoi qu’il en soit, on lui donne de l’eau, on lui propose à manger, on lui propose de s’asseoir. L’hôte correspond au temps d’arrêt de l’hospitalité: on ne nie pas la possibilité que cela devienne vraiment un ami, on ne nie pas non plus la possibilité que cela devienne un ennemi. Il y a une équivoque mais il est très important qu’il y ait un moment neutre, ou de suspension du jugement qui est le temps de l’hospitalité.

Deuxièmement, il faut montrer encore une autre équivoque du mot hôte qui correspond à une asymétrie. L’hôte est-il l’accueillant qui est chez lui ou l’accueilli qui est chez autrui ? Il y a beaucoup de langues dans lesquelles il y a des mots différents pour ces deux sens de l’hôte, mais on n’a qu’un seul mot en français qui dit les deux (et j’aime bien ça). Dans les langues les plus anciennes, d’ailleurs, comme l’indo-européen qui est la tige mère des nombreuses langues indo-européennes, on voit qu’il y a le même mot pour prendre et donner. Il est utile de revenir à l’endroit où les mots sont encore tellement incertains qu’ils peuvent vouloir dire tout et son contraire. Il est très utile que les mots aient un sens, mais il y a des moments où il faut revenir à cet état de fusion, d’incertitude. Le mot hôte a cette ambiguité-là.

Jean-Pierre Anzala a demandé pourquoi nos sociétés sont inhospitalières ? Je ne vais pas développer mais depuis les Guerres de Religion (pendant lesquelles le corps mystique de l’Église, uni par l’eucharistie et dans le corps du roi, a été divisé religieusement, d’où une société divisée et traumatisée) la France a la nostalgie de l’unité perdue, de l’union nationale. Les moments où la France tente de refaire l’unité sont toujours un peu dangereux. La Réforme entraîne des massacres dont la Saint-Bartelémy. La Révolution française commence avec les grandes fêtes de la Fédération et se termine dans la Terreur. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le régime pétainiste s’attaque aux Juifs. Peut-être que demain, ce seront les musulmans … Je me méfie beaucoup de cette France qui est capable de fabriquer de l’étranger à partir de gens qui sont complètement membres de cette société. Cette analyse trop rapide de la fabrique de l’hostilité en France donne une idée de ce qu’il faudrait faire pour beaucoup de sociétés: comprendre les traumatismes et les réactions d’hostilité irrationnelle par lesquelles une société fabrique des étrangers, donc des ennemis, qu’elle va même éventuellement chercher à éliminer physiquement.

 

Les deux temps de l’hospitalité

De là, je reviens à l’hospitalité, qui est un devoir dans toutes les traditions: temps d’arrêt, temps équivoque. J’ai dit qu’il y a mille manières d’accueillir selon les sociétés, mais qu’il y a toujours l’idée qu’on ne sait pas si celui qui arrive est un ami ou un ennemi. On ne sait pas qui est l’accueillant et l’accueilli: l’accueilli deviendra peut-être un jour à son tour l’accueillant pour un autre. C’est justement l’idée: celui qui est ici petit, démuni, faible, rescapé est comme un bébé, un nouveau venu. C’est finalement l’image du petit enfant de Noël: enfant Jésus et Dieu en même temps. C’est aussi l’image des anges: est-ce que c’est Dieu ?… on ne sait pas ! C’est la forme d’hospitalité dont parle le sociologue allemand Georg Simmel (4), qui était allé aux États-Unis au début du 20e siècle et avait observé la confiance dans la Chicago de ces années-là en celui qui arrivait avec son baluchon (car qui sait si, dans 15 ans, il ne serait pas le maire de la ville ?). Il ne faut pas seulement penser cette question-là d’un point de vue éthique, mais aussi d’un point de vue politique.

Parmi les gens qui se déplacent, il y a des rescapés complètement démunis qui portent avec eux une spiritualité de rescapé, une vie et des mœurs de rescapé. Il faut les comprendre. Mais il y a aussi des touristes qui viennent des pays riches et se promènent dans le monde entier en avion. Eux aussi se déplacent, mais dans leurs bulles qui n’ont rien à voir. Mais il y a encore des bandits, des gens sans foi ni loi, passés par un régime de survie dans lequel il n’y a plus de limite. Et parmi les habitants, il y a ceux qui sont riches et forts… mais il y aussi ceux dont j’ai parlé et qui se sentent submergés dans leur pays, qui sont perdus et ne se reconnaissaient plus chez eux, n’ont pas d’ailleurs où ils pourraient aller.

Ajoutons encore que personne n’est autochtone, né du sol, ni propriétaire exclusif. La planète a été colonisée par les humains, au fur et à mesure des générations, des mélanges et des déplacements de populations. Mais nous avons tous reçu la terre entière en héritage de Dieu et nous sommes tous au sens littéral, quasi écologique, des colons, des habitants de ce monde, au bénéfice de cette gratitude. Or il faut sentir que dans le monde d’aujourd’hui, où on a voulu abattre toutes les frontières pour laisser passer les marchandises, nous avons du coup pour les humains des frontières totalitaires, d’une dureté absolument impitoyable. C’est la grande question de l’inhospitalité de nos sociétés.

Si on essaie face à cela de penser la condition hospitalière, il est important de voir les écarts de standing de vie. J’ai habité en Turquie et j’ai vu comment ce pays a reçu 4 ou 5 millions de réfugiés syriens alors que la France en recevait un nombre ridicule à côté. Pourquoi ? Peut-être parce qu’en France, on veut les recevoir dans un certain standing. Nos standings sont magnifiques mais aussi barbares: «Non, nous avons ce quota-là, on ne peut pas faire plus…». Comment est-ce qu’on fait avec nos standards, nos normes, notre standing de vie bonne, réussie, accomplie ?… Car si on abat les normes, ce sont les plus pauvres qui vont en souffrir. Ce sont des questions politiques extrêmement complexes. Il ne faut pas faire croire en tout cas qu’ici tout va bien, que nous sommes, nous Européens, une sorte d’arche de Noé du salut dans un monde fichu ! C’est souvent le contraire, et dire cela contribue à fabriquer des imaginaires absolument mortifères.

Je place l’hospitalité sous la protection de l’idée de gratitude. Nous sommes tous au bénéfice des dons, de la générosité divine et du Dieu créateur. C’est important politiquement, même Emmanuel Kant y pensait sous ce régime d’une seule Terre qui est commune et qu’il faut partager. Mais cela demande des conditions. Attardons nous sur une intéressante figure de la charité, celle du bon Samaritain. Comme le montre Marie Grand qui a écrit un superbe petit livre en s’appuyant sur le tableau de Rembrandt, dans lequel Rembrandt braque le projecteur sur l’aubergiste (5), la charité du bon Samaritain n’a été possible que parce qu’il y avait une auberge. Il faut qu’il y ait un système qui marche. La bonne volonté, le coup de cœur ne suffisent pas, il faut des institutions capables de supporter l’hospitalité, de la tenir. Car il va falloir de la nourriture, de l’eau, des chambres, s’occuper du cheval… Et cela coûte ! Le Samaritain donne de l’argent à l’aubergiste et Rembrandt fait attention à ce détail-là. Faire rentrer ce détail-là dans le circuit même de l’Évangile est un point très important.

C’est pour cela qu’il faut penser l’hospitalité en deux temps.

Il y a le temps court de l’hospitalité éthique, qui est l’hospitalité inconditionnelle, immédiate: on ne cherche de toute façon pas à savoir qui c’est. On accueille, on essaie d’accueillir la personne dans sa langue, de comprendre. On lui donne une carte téléphonique pour qu’elle puisse appeler dans son pays, le minimum pour retrouver un minimum de dignité, éviter l’humiliation.

Mais après, il y a le temps long: on ne reste pas dans ce rapport complètement asymétrique où on ne sait pas qui c’est. Non, on sait qui c’est : il vient avec une tradition, une culture. Il faut donc penser le mélange des transmission, et ne pas croire qu’on est sur une sorte de page blanche. Cela demande un travail de reconnaissance réciproque. Et cela s’institue, se régule. La personne accueillie va rentrer dans des rapports de réciprocité, contribuer à la cité commune. Il s’agit donc là d’une hospitalité forcément conditionnelle dans la mesure où il n’y a de politique que conditionnelle (comme la justice).

Il y a donc le temps court et inconditionnel de l’hospitalité éthique, et puis le temps long de l’hospitalité qui s’installe et qui demande elle un certain nombre de conditions matérielles, pour que la vie puisse se réinstaller de manière durable et paisible. Il faut penser l’hospitalité jusque dans cet horizon d’installation durable, soutenable dans le monde.

 

Illustration: Poste de douane franco-suisse de Gaillard (photo Marc Mongenet, CC BY-SA 4.0).

(1) La conversation, avec des dessins d’Anne Simon, Gallimard jeunesse (Giboulées), 2006. L’éthique interrogative, Herméneutique et problématologie de notre condition langagière, PUF (L’interrogation philosophique), 2000. De l’humiliation, Le nouveau poison de notre société, Les Liens qui libèrent, 2023. La naissance, qu’est-ce que ça change ?, Labor et Fides, 2024.

(2) Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Grasset, 1998.

(3) Derek Parfit (1942-2017), auteur entre autres de Reasons & Persons (1983, Les raisons et les personnes, Agone, 2024) et On What Matters (2012).

(4) Georg Simmel (1858-1918), auteur entre beaucoup d’autres de Philosophie de l’argent (Philosophie des Geldes, 1900).

(5) Marie Grand, Géographie de l’amour, Une autre histoire du bon Samaritain, Cerf, 2024.

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