Ne méprisons pas les réparations partielles et provisoires: elles font partie de la création - Forum protestant

Ne méprisons pas les réparations partielles et provisoires: elles font partie de la création

À l’exemple de Dieu qui «continue à créer, parfois d’une manière modeste, parfois d’une manière plus ample et plus radicale» et «construit une fenêtre par laquelle une vie nouvelle peut voir le jour», à l’exemple de Jésus qui «met en œuvre son pouvoir créateur en réparant, en guérissant, en libérant, mais non pas en bouleversant totalement cet univers abîmé par le mal», nous aussi, «quelle que soit la portée de notre travail», avons vocation à «travailler à recoudre, à réparer, à restaurer, à libérer».

Texte publié sur Tendances, Espérance.

 

 

Il n’est pas complètement évident de construire son action en référence au Dieu créateur. Il y a un côté intimidant, et ce que l’on peut faire semble un peu dérisoire en comparaison de son œuvre majestueuse. Dieu va-t-il s’occuper de tout, ou bien, au contraire, va-t-il laisser faire, jusqu’à la destruction et la re-création finale? Sommes-nous dans une parenthèse, dans un sabbat transitoire, en attendant les nouveaux cieux et la nouvelle terre? Et puis, cela a-t-il du sens de bricoler, de réparer des petits fragments de la création, sans modifier radicalement les logiques à l’œuvre, autour de nous et en nous? Il est difficile d’échapper à ces questions.

Mais, en fait, elles résultent d’une compréhension limitée de la création divine qui, pour sa part, continue à réparer et à bricoler sans forcément reprendre tout à zéro. Dieu continue à créer, parfois d’une manière modeste, parfois d’une manière plus ample et plus radicale, mais il n’a nullement suspendu son travail de création après l’impulsion initiale.

 

Mettre le holà aux forces de destruction fait partie de la création

Comme le psaume 102 l’évoque:

«Autrefois tu as fondé la terre, et les cieux sont l’œuvre de tes mains. Ils périront, toi tu resteras. Ils s’useront tous comme un vêtement, tu les rénoveras comme un habit et ils seront rénovés» (Psaume 102,26-27).

J’aime ces formules: la terre et le ciel s’usent, plus qu’ils ne se fracassent soudainement, et Dieu les rénove. On peut hésiter sur la traduction du verbe hébreu qui parle d’un changement plus ou moins profond, suivant les cas. Changer du tout au tout, ou rénover (comme nous l’avons dit): on peut laisser la question en suspens. La traduction Chouraqui parle de métamorphose, je pense que c’est plus ou moins l’idée: en général il ne s’agit pas, avec ce verbe, d’une création ex-nihilo.

Ensuite, on retrouve, à l’occasion, dans l’Ancien Testament, une figure de la création qui était plus fréquente dans le reste du Moyen-Orient ancien: la victoire sur des forces monstrueuses, qui produit de la vie et de la libération, là où les logiques de mort sévissaient. On peut en comprendre quelque chose, aujourd’hui encore: l’univers créé par Dieu est un tout, et le mal l’atteint de manière structurelle. Ainsi, au moment où le livre d’Ésaïe parle de la fin de l’Exil à Babylone et du retour des Juifs en Judée, il convoque, à sa manière, le souvenir du passage de la Mer Rouge, au début de l’Exode:

«Surgis, surgis, revêts-toi de puissance, bras du Seigneur, surgis, comme aux jours du temps passé, des générations d’autrefois. N’est-ce pas toi qui as taillé en pièces le Tempétueux, transpercé le Dragon? N’est-ce pas toi qui as dévasté la Mer, les eaux de l’Abîme gigantesque, qui as fait du fond de la mer un chemin, pour que passent les rachetés?» (Ésaïe 51,9-10).

La TOB met, avec raison, une majuscule au Tempétueux, au Dragon, à la Mer et à l’Abîme, car il s’agit, en quelque sorte, de termes techniques qui symbolisent des forces du mal qui traversent le monde. On connaît encore, en français, le nom du Léviathan qui faisait partie de cette collection. Le Dragon (tanin), ici évoqué, en est un cousin.

La libération du peuple est, donc, une répétition et une actualisation du geste créateur de Dieu. La libération, la halte mise à l’injustice et à l’oppression participe de la création. C’est d’ailleurs, dans cette partie du livre d’Ésaïe que l’on trouve le plus d’emplois du verbe bara, créer (réservé à l’action créatrice de Dieu), dans tout l’Ancien Testament. Dieu crée, recrée, en libérant, en délivrant du mal, en cantonnant l’extension des forces de destruction. Il ne crée pas, ni l’humanité, ni le monde, à nouveau. Il construit une fenêtre par laquelle une vie nouvelle peut voir le jour.

 

Pourquoi Jésus guérissait-il le jour du sabbat?

Et qu’en est-il de la reprise de ce thème dans le Nouveau Testament?

Il y a une chose qui me frappe et qui concerne aussi bien les dégradations de la vie sociale que les dégradations de la santé (et donc de la vie naturelle en l’homme): on a l’impression que Jésus guérissait souvent le jour du sabbat. Bien sûr, ce détail est souligné, quand cela se produit, parce que cela crée la polémique, mais j’ai fini par me demander s’il ne fallait pas y voir autre chose.

C’est peut-être l’évangile de Jean qui nous fournit une clé d’interprétation majeure. Suite à la guérison d’un paralytique, «certains Juifs s’en prirent à Jésus qui avait fait cela un jour de sabbat. Mais Jésus leur répondit: Mon Père, jusqu’à aujourd’hui, est à l’œuvre et moi aussi je suis à l’œuvre» (Jean 5,16-17). C’est-à-dire? C’est-à-dire que, bien que l’on soit le jour du sabbat, ni le Père, ni le Fils, ne sont en repos, parce qu’il y a des personnes qui souffrent dans leur chair. Et le jour du sabbat est même le jour par excellence pour rendre le repos à ces personnes en les délivrant de leur maladie.

Un autre épisode, dans l’évangile de Luc, nous parle d’une femme «possédée d’un esprit qui la rendait infirme depuis dix-huit ans; elle était toute courbée et ne pouvait pas se redresser complètement» (Luc 13,11). De nombreux ethnologues ont rapporté des récits semblables: des sujets qui intériorisent tellement une domination qu’ils se sentent possédés par l’esprit des dominants. La femme se tient, ici, courbée. Le grec dit littéralement, qu’elle se courbe avec, et qu’elle ne parvient pas à se contre-courber. Et, là aussi, Jésus, devant la polémique qu’il suscite en la «libérant de son infirmité», dit que le jour du sabbat est le jour de la libération, pour les animaux comme pour les hommes:

«Est-ce que le jour du sabbat chacun de vous ne détache pas de la mangeoire son bœuf ou son âne pour le mener boire? Et cette femme, fille d’Abraham, que Satan a liée voici dix-huit ans, n’est-ce pas le jour du sabbat qu’il fallait la détacher de ce lien?» (Luc 13,15-16).

On retrouve, ainsi, la figure du geste créateur qui s’oppose aux forces du mal. Cette femme est libérée en ce jour. Elle est restaurée dans sa dignité de fille d’Abraham et peut se redresser. C’est ainsi qu’elle peut accéder au repos sabbatique.

 

Il s’est chargé de nos maladies

On peut s’interroger sur le pourquoi du comment, mais Jésus, créateur au même titre que le Père (comme le diront l’évangile de Jean et l’épître aux Colossiens), met en œuvre son pouvoir créateur en réparant, en guérissant, en libérant, mais non pas en bouleversant totalement cet univers abîmé par le mal. L’évangile de Matthieu nous livre un commentaire suggestif:

«Le soir venu, on lui amena de nombreux démoniaques. Il chassa les esprits d’un mot et il guérit tous les malades, pour que s’accomplisse ce qui avait été dit par le prophète Ésaïe: C’est lui qui a pris nos infirmités et s’est chargé de nos maladies» (Matthieu 8,16-17).

Jésus nous rejoint là où les logiques du mal nous atteignent. Le dieu créateur est touché, au même titre que nous, par les dégâts que subit la création. C’est ce que dira (je suis obligé de sauter d’exemple en exemple) l’apôtre Paul aux Romains, en parlant, cette fois-ci du Saint-Esprit:

«Nous le savons en effet : la création tout entière gémit maintenant encore dans les douleurs de l’enfantement. Elle n’est pas la seule: nous aussi, qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons intérieurement, attendant l’adoption, la délivrance pour notre corps. (…) Et l’Esprit vient en aide à notre faiblesse, car nous ne savons pas prier comme il faut, mais l’Esprit lui-même intercède pour nous en gémissements inexprimables» (Romains 8,22, 23, 26).

La création tout entière gémit, nous gémissons et l’Esprit gémit lui-même.

 

Quelle est notre mission?

Voilà pour l’œuvre du Dieu créateur, ici et maintenant. Elle concerne, comme le dit Paul, la création tout entière: l’homme et tout ce qui l’entoure, tout ce qu’il atteint et tout ce qui l’atteint; et, au-delà, l’univers créé dans toute sa diversité. Et si Dieu répare et libère sans tout bouleverser à chaque fois qu’en est-il pour nous?

Pour nous il en est de même, toutes proportions gardées. Notre mission est calquée sur celle du Fils: «Comme le Père m’a envoyé, explicite-t-il, à mon tour je vous envoie» (Jean 20,21). Et lorsque Jésus envoie ses disciples en mission, il leur confie le même ministère de réparation que le sien: «Ayant fait venir ses douze disciples, Jésus leur donna autorité sur les esprits impurs, pour qu’ils les chassent et qu’ils guérissent toute maladie et toute infirmité» (Matthieu 10,11).

On n’est pas forcément à l’aise, aujourd’hui, avec les mots d’esprit impur. Mais les différents exemples que j’ai cités montrent qu’ils rejoignent quelque chose qui nous est plus familier: les dominations et leurs intériorisations, les forces d’oppression, de destruction, de mise en coupe réglée de la création tout entière, tout ce qui nous fait gémir.

Et pour ce qui est des maladies qui nous atteignent, il est clair qu’elles nous lient de manière de plus en plus forte, aux autres êtres (animés ou inanimés) qui nous entourent. Les zoonoses, les dégâts de la pollution atmosphérique, la malnutrition liée au changement climatique, à l’épuisement des sols ou à la chute de la biodiversité, nous associent, que nous le voulions ou non, à l’ensemble de la nature.

Est-il donc pertinent de travailler à recoudre, à réparer, à restaurer, à libérer? Oui, quelle que soit la portée de notre travail, c’est ainsi que nous rejoignons le Dieu créateur qui, comme l’écrit l’évangile de Jean, est à l’œuvre jusqu’à aujourd’hui.

 

Illustration: Pierre et Jean guérissant le paralytique à la porte du Temple (Rembrandt, 1659).

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