La justice et la violence. À propos du procès des attentats du 13 novembre 2015
«Tout ce qui peut nous éloigner d’une réponse en miroir est une bonne chose.» Le long procès des attentats du 13 novembre 2015 montre «comment l’exercice de la loi peut s’éloigner du rapport de force brutal» et que si «l’on ne peut pas tout attendre de la justice», elle construit là «quelque chose qui relève du moindre mal, sans doute, mais du moindre mal, précisément».
Texte publié sur Tendances, Espérance.
Ma lecture régulière des comptes-rendus d’audience du procès des attentats du 13 novembre 2015 m’a conduit à revenir sur la question de la violence légitime. L’appareil judiciaire, en l’occurrence, fait usage de la contrainte par corps, puisque les prévenus ne comparaissent pas libres. Le procès lui-même est l’aboutissement d’événements où les forces spéciales ont fait usage de leurs armes à feu et ont tué certains des terroristes. On n’oppose donc pas la violence à une absence de violence. Mais on parle de légitime défense, s’agissant de l’usage d’une arme contre des meurtriers menaçants et, pour ce qui est du juge, on parle de violence légitime, en ce sens qu’elle s’appuie sur le droit et sur un contrôle démocratique pour s’exercer.
Le déroulé du procès montre, à l’évidence, qu’il y a une distance immense entre la violence d’un attentat et la violence légitime. Je vais y revenir. Mais je voudrais commencer par rappeler un vif débat qui a opposé, au 16e siècle (et plus tard) diverses tendances de la Réforme. Au 16e siècle, en effet, la question de l’épée a divisé les protestants. La Réforme radicale a considéré que les chrétiens ne devaient en aucune manière user de l’épée, quand bien même ils le feraient dans un cadre judiciaire (au motif que le Christ nous a demandés d’aimer, même nos ennemis). À l’autre pôle, les tenants de ce que l’on a appelé par la suite la Réforme magistérielle disaient, pour leur part, que le chrétien était tout à fait dans son rôle en maniant l’épée au nom d’un pouvoir temporel.
Légitime… mais jusqu’où?
Il y a eu deux blocs, mais dans la pratique, toutes les nuances entre les deux positions ont existé.
La difficulté du débat vient du fait que l’usage de l’épée peut renvoyer à des situations très différentes. L’épée n’est pas seulement maniée par un juge. Au 16e siècle, par exemple, beaucoup de communes entretenaient des milices pour défendre leur ville contre les agressions extérieures. Les chrétiens avaient-ils vocation à participer à ces milices? Le réformateur Zwingli est mort sur le champ de bataille alors qu’il accompagnait les Zurichois en guerre (religieuse) contre des cantons catholiques. Avait-il raison d’accompagner un tel projet? Luther et Zwingli ont donné leur aval à la mise à mort de divers opposants (de la Réforme radicale, notamment). Peut-on encore parler d’usage légitime de l’épée dans ce cadre? Et Luther a écrit, dans son exhortation à la prière contre les Turcs, des phrases qui font peur:
«Si vous vous mettez en campagne, à présent, contre le Turc, soyez absolument certains, et n’en doutez pas, que vous ne luttez pas contre des êtres de chair et de sang, autrement dit contre des hommes. (…) Au contraire, soyez certains que vous luttez contre une grande armée de diables, car l’armée du Turc est, à proprement parler, une armée de diables».
Là, on soulève la question de la guerre juste. Mais qui décide, sans être juge et partie, qu’une guerre est juste? On se rend compte que, d’usage de l’épée en usage de l’épée, on franchit, un moment donné, une ligne rouge. Le point de vue d’Erasme (dans son commentaire sur le Psaume 28), plutôt modéré, mérite quand même d’être entendu:
«Comme si nous étions d’authentiques chrétiens, nous maudissons les Turcs. (…) Égorger des Turcs, qu’est-ce d’autre que d’offrir un sacrifice à Orcus (dieu païen de la mort et des enfers)? Posséder ce que le Turc possède, commander à ceux à qui il commande et ne rien viser d’autre, pourra nous rendre plus orgueilleux et plus cupides, mais ne pourra nous rendre plus heureux, et nous courrons le risque de dégénérer en Turcs (nous-mêmes) plus vite que de les unir (eux) au troupeau du Christ».
L’usage de la force par la puissance publique est-il donc toujours aussi légitime qu’elle le prétend? On ne peut pas lui donner quitus une fois pour toutes. Il lui arrive de céder, elle aussi, à l’usage de la force au-delà de ce qui serait nécessaire.
Or, justement, le procès des attentats du 13 novembre 2015 montre de plusieurs manières comment l’exercice de la loi peut s’éloigner du rapport de force brutal et instaurer un autre espace de vie sociale. Il montre, certes, que l’on ne peut pas tout attendre de la justice, mais qu’elle construit quelque chose qui relève du moindre mal, sans doute, mais du moindre mal, précisément.
Les points forts de ce que la justice construit
Il faut d’abord souligner, dans ce procès, la dimension du temps et de la durée. On critique, volontiers, la lenteur de la justice. Mais dans des affaires aussi graves, une certaine lenteur est nécessaire. Le procès a débuté le 8 septembre dernier et il n’est toujours pas terminé. On en est, donc, à presque 8 mois de débats. L’instruction, en elle-même, a pris presque 6 ans. C’est peut-être trop. Mais on voit, cependant, que ces longs échanges de paroles, ces enquêtes multiples, produisent autre chose que le flash et le caractère expéditif de la violence brute. Les acteurs cherchent, collectivement, à se former une opinion bien pesée, loin des stéréotypes et des jugements à l’emporte pièce qui, non seulement nourrissent les projets terroristes, mais, par un jeu de miroir dangereux, peuvent aussi nourrir notre regard sur les terroristes eux-mêmes et sur des personnes que nous assimilons, un peu vite, à des terroristes en puissance.
Les échanges sont, par ailleurs, contradictoires. Certains des prévenus sont convaincus qu’ils sont chargés sans discussion possible. Mais, précisément, la discussion est possible. Et, là aussi, on rentre dans une type de parole qui devient une curiosité dans la société actuelle: rechercher des preuves, des indices probants et accepter la contradiction, alors que nos journées sont envahies d’affirmations gratuites empilées les unes sur les autres.
L’ensemble du procès est aussi une manière d’interposer un tiers entre les agresseurs et les victimes. On n’est pas dans la vengeance privée. Il arrive souvent, à la fin d’un procès, que l’une ou l’autre des parties s’estime lésée. Mais c’est le propre du tiers que de se tenir à distance des parties et de ne pas se nourrir des rancœurs sans limite et des désirs de vengeance. En l’occurrence, le procès des attentats ne va pas guérir les victimes et les proches des victimes. Leur souffrance restera entière. Mais l’écho public et officiel qui est fait à leur douleur en fait autre chose qu’une affaire individuelle. Cela lui donne une reconnaissance publique.
L’exigence du droit, enfin, implique de respecter des procédures qui limitent le fait du prince. Et l’abolition de la peine de mort construit quelque chose de dissymétrique entre les meurtres qui ont été perpétrés et la réponse de l’État français. C’est cette dissymétrie qui se perd en situation de légitime défense. Or tout ce qui peut nous éloigner d’une réponse en miroir est, je le répète, une bonne chose.
Qu’en conclure?
Ces remarques donnent, premièrement, toute une série de points de repère pour situer les limites de l’action publique. Beaucoup critiquent la faiblesse ou la naïveté de la réponse de l’État aux crimes et délits. Pour ma part, il m’importe que l’État y apporte une réponse pesée et mesurée. Et c’est toute la force du présent procès, où les services de renseignement sont venus faire état de leurs erreurs, où des points de vue divers ont pu s’exprimer, et où le pacte social qui nous permet de vivre ensemble en sort renforcé, bien plus qu’avec la surenchère sécuritaire voulue par certains.
Après, je l’ai dit, tout cela relève du moindre mal: moindre mais mal, ou mal mais moindre. Une autre attitude est-elle possible? Assurément, un chrétien peut, à titre personnel, cheminer vers le pardon. D’autres peuvent le faire. On a entendu, dans la bouche de l’un ou l’autre survivant ou proche de victime ces paroles: «Vous n’aurez pas ma haine». C’est peut-être là le point: si la haine s’ajoute à la douleur, elle l’empoisonne et la rend insurmontable. Aller vers le pardon est donc, d’abord et avant tout, un chemin de libération que Dieu propose à celui qui a été blessé.
Après, bien après, on peut aussi entendre les paroles de l’Évangile qui nous parlent des offenses que Dieu nous a pardonnées. On peut écouter ce que dit l’apôtre Paul dans l’épître aux Romains, aux juifs et aux païens qui se sont un peu vite persuadés que c’est l’autre groupe qui est le plus coupable. Le pardon vers lequel on se met en marche peut aussi se nourrir de la conscience de tout ce que nous, ou des gens de notre pays, de notre groupe social, avons infligé aux autres. Là c’est sans doute le point ultime.
Il y a, assurément, de nombreuses étapes sur la route qui mène à ce point ultime.
Illustration: la salle d’audience de la Cour d’assises spéciale de Paris.