La justice au rabais n’est pas la justice
«Juger vite mais mal, ou juger bien mais dans des délais inacceptables», c’est le dilemme auquel sont confrontés les magistrats en France selon la tribune publiée récemment par 3000 d’entre eux. Ceci alors que se multiplient les discours sur «la loi et l’ordre», oubliant que dans une société où l’on aime «attiser les conflits et les oppositions» et «dramatiser les différences», il y a «plus efficace que de quadriller le terrain par des forces de l’ordre toujours plus nombreuses, c’est de produire une justice qui donne confiance».
Texte publié sur Tendances, Espérance.
J’ai lu, comme beaucoup d’autres, la tribune publiée dans le journal Le Monde par plus de 3000 magistrats et 100 greffiers, le 23 novembre dernier (1), et j’avoue que j’ai été terrifié. Entendons-nous: qu’une profession publique se plaigne de son manque de moyens peut sembler quelque chose de plutôt habituel. Mais ce qui est effrayant ce sont les exemples très concrets de la conséquence de ce manque de moyens qui sont exposés dans le texte.
J’en cite quelques extraits :
«Nous, juges aux affaires familiales, sommes trop souvent contraints de traiter chaque dossier de divorce ou de séparation en quinze minutes et de ne pas donner la parole au couple lorsque chacune des parties est assistée par un avocat, pour ne pas perdre de temps.
Nous, juges civils de proximité, devons présider des audiences de 9 heures à 15 heures, sans pause, pour juger 50 dossiers; après avoir fait attendre des heures des personnes qui ne parviennent plus à payer leur loyer ou qui sont surendettées, nous n’avons que sept minutes pour écouter et apprécier leur situation dramatique.
Nous, juges des enfants, en sommes réduits à renouveler des mesures de suivi éducatif sans voir les familles, parce que le nombre de dossiers à gérer ne nous permet pas de les recevoir toutes.
Nous, juges correctionnels, du fait de la surcharge des audiences, devons choisir entre juger à minuit des personnes qui encourent des peines d’emprisonnement, ou décider de renvoyer des dossiers aussi complexes que des violences intrafamiliales à une audience qui aura lieu dans un an. À cette date, la décision aura perdu son sens et laissé la vie des justiciables et de leur entourage en suspens.
Nous, substituts du procureur, devons fréquemment nous résoudre à poursuivre devant les tribunaux ou à classer sans suite des procédures sur la base d’un compte rendu téléphonique ou électronique succinct, sans avoir le temps de les lire intégralement avant.»
Il me suffit de m’imaginer dans une des circonstances évoquées pour avoir les cheveux qui se dressent sur la tête.
Les auteurs du texte parlent de «justice maltraitante» et ajoutent ce commentaire: «Nous comprenons que les personnes n’aient plus confiance aujourd’hui en la justice que nous rendons, car nous sommes finalement confrontés à un dilemme intenable: juger vite mais mal, ou juger bien mais dans des délais inacceptables». Oui, nous comprenons fort bien!
Ce n’est pas le tout d’invoquer la loi et l’ordre, encore faut-il être prêt à en payer le prix
Pendant ce temps-là, l’opinion publique, en France, prête une oreille de plus en plus complaisante à l’égard de ceux qui revendiquent la loi et l’ordre. La campagne présidentielle, qui a débuté, a déjà commencé à livrer son lot de surenchères dans ce domaine.
Il y a, de toute façon, une dérive globale des rapports sociaux, en France comme dans d’autres pays, vers une utilisation de plus en plus fréquente de la plainte judiciaire.
Mais qui est prêt à payer le prix d’une telle dérive? Pas grand monde, apparemment. D’ailleurs tel ou tel candidat pense toujours s’attirer des voix en promettant de diminuer le nombre de fonctionnaires. Diminuer le nombre de fonctionnaires vraiment? Dans quel domaine? De partout, des plaintes analogues à ce qui se dit dans le champ de la justice se font entendre.
Mais restons dans le domaine de la justice. On pourrait imaginer un mode de vie sociale moins conflictuel qui mobilise moins la justice. On se souvient, à ce propos, de l’exhortation du Sermon sur la Montagne: «Mets-toi vite d’accord avec ton adversaire, tant que tu es encore en chemin avec lui, de peur que cet adversaire ne te livre au juge, le juge au gendarme, et que tu ne sois jeté en prison» (Matthieu 5,25). On pourrait l’imaginer et, honnêtement, je l’appelle de mes vœux. Mais, depuis des années, nous suivons, collectivement, le chemin inverse: attiser les conflits et les oppositions, dramatiser les différences, faire appel à la force publique à tout propos. Tout cela a un coût. Et, vraiment, on ne peut pas se satisfaire de la justice expéditive que cela engendre.
On peut se boucher les yeux. Les justiciables qui ont des moyens donnent l’exemple, peu enthousiasmant, d’utiliser des cabinets d’avocats pour ralentir encore le cours de la justice en multipliant les recours procéduriers. Il n’y aurait donc que la misère ordinaire qui serait traitée par-dessous la jambe par des magistrats pris dans l’étau d’une contradiction qui les étouffe eux-mêmes. Oui, on pourrait faire ce calcul cynique et il me semble que certains le font.
Mais tous ceux qui n’ont que la loi et l’ordre à la bouche oublient une chose: il y a plus efficace que de quadriller le terrain par des forces de l’ordre toujours plus nombreuses, c’est de produire une justice qui donne confiance. Or, pour l’instant, on est face à un déni de justice qui touche des couches de plus en plus vastes de la population française et le sentiment de révolte et d’abandon qui en résulte est lourd de conséquences.
On connaît les exhortations du Lévitique: «Ne commettez pas d’injustice dans les jugements: n’avantage pas le faible et ne favorise pas le grand» (Lévitique 19,15). Or les conditions dans lesquelles est rendue la justice pénalise aujourd’hui structurellement le faible, même si le juge s’efforce de rester impartial. Et c’est cela qui met les magistrats hors d’eux. Ce passage du Lévitique est loin d’être anodin. Il se conclut, en effet, après une série d’exhortations, par une formule promise à un grand avenir: «C’est ainsi que tu aimeras ton prochain comme toi-même» (Lévitique 19,18). Oui, aimer son prochain est aussi affaire de moyens administratifs et financiers.
Illustration: présentation des postes aux élèves magistrats en 2019 (photo Ecolcom, CC BY-SA 4.0).
(1) ‘L’appel de 3000 magistrats et d’une centaine de greffiers: «Nous ne voulons plus d’une justice qui n’écoute pas et qui chronomètre tout»’, Le Monde, 23 novembre 2021.