Compter, partager, préserver : le nouveau défi des hommes
A côté de la démarche de scientifiques qui constatent la dégradation du climat découlant de la combustion des énergies fossiles, nous proposons une démarche « géoéthique », reposant sur la connaissance et la responsabilité.
En même temps que le recours aux énergies fossiles – par déstockage massif du carbone accumulé dans l’écorce terrestre depuis plusieurs centaines de millions d’années – entraîne un changement climatique par augmentation de l’effet de serre, l’humanité atteint progressivement les limites physiques des ressources. En effet, s’il a fallu des centaines de millions d’années pour accumuler ces ressources (de charbon, de pétrole et de gaz naturel), il aura suffi qu’une génération – la nôtre – atteigne les niveaux de maîtrise nécessaire des connaissances et des techniques pour exploiter à son profit près de la moitié de cette richesse. Or, s’il a fallu près d’un siècle pour réussir cet exploit, il faudra moins de temps pour atteindre les limites de ces I réserves. En effet, la croissance exponentielle de la population, même si elle est progressivement freinée, s’accompagne, par le développement des échanges, d’un accès à ces ressources pour un plus grand nombre. D’une certaine manière, notre responsabilité est engagée « aux deux bouts de la chaîne », qu’il s’agisse de la limite des ressources ou de celle de la capacité de l’atmosphère à accommoder les émissions résultant de leur combustion.
Il faut ajouter que si l’humanité a été capable de cette performance, elle est loin de bénéficier d’une distribution équitable de ces bienfaits. L’accès aux ressources reste le privilège d’une fraction limitée de la population de la planète. Principalement celle de l’hémisphère nord. Les nouveaux pays industrialisés accèdent depuis peu à ces richesses Onde, Chine, Brésil…), accroissant fortement la demande, au point que la production ne puisse plus suivre. De ce fait, notre génération est placée devant un double défi. D’une part, assurer un partage équitable des richesses, notamment énergétiques, de la planète entre les hommes qui la peuplent aujourd’hui. On doit en effet réaliser qu’une part importante de la population, celle des pays dits en voie de développement, n’a pas accès à ces ressources. D’autre part, se soucier d’une relative équité entre générations. Comment en effet accepter de brûler au seul profit d’une seule génération des ressources accumulées au cours des temps géologiques ?
Un défi pour la réflexion
La convention internationale sur le climat, et le protocole de Kyoto qui en découle, marquent à cet égard une étape remarquable de la prise de conscience de la responsabilité de l’humanité. L’idée de converger – à terme d’un siècle – vers une répartition à la fois plus juste et moins onéreuse en terme d’impact environnemental constitue une nouveauté qu’il faut saluer. En même temps, on mesure les écarts entre le souhaitable et ce qui est effectivement réalisé. On mesure notamment la responsabilité des pays dits développés à cet égard.
En effet, malgré les quelques voix qui se font entendre pour contester cette réalité, on dispose des outils pour comprendre et partager l’information. Outre l’observation et la connaissance du local au global -‘ on dispose aussi des capacités de modélisation prédictive. Plus que scientifique ou technologique, la difficulté est d’ordre politique. Face aux difficultés qui s’annoncent, tout le monde est dérouté (voir le sentiment qui prévalut à la sortie du film de Al Gore, Une vérité qui dérange). La crise à laquelle notre civilisation doit faire face est un défi pour la réflexion, car elle touche à la question de la finalité de la connaissance et du pouvoir.
Si l’on se penche sur les conditions à réunir pour qu’une issue puisse se consolider peu à peu, on doit assurer, à côté des solutions scientifiques et techniques, une modification profonde non seulement de notre idéal moral mais de nos moeurs concrètes. On peut alors distinguer deux axes, qui sont comme les deux sources de la morale. Le premier est celui du débat, de l’argumentation, de l’information et de la discussion. La conscientisation qui permettrait à tous les échelons de former des citoyens du monde et des collectivités responsables exige de mettre en avant non seulement une éthique de responsabilité, mais une éthique d’interrogativité, où l’on cherche à comprendre ensemble les questions plutôt que de trop chercher des « solutions ». C’est le cour de la démocratie radicale qu’il nous faut.
Mais les plis pris par les corps et les moeurs sont plus lourds, plus difficiles à changer que nos installations techniques ou nos idées. Par exemple nous sommes drogués de déplacements, de cette quasi-ubiquité, et ne savons plus être simplement là où nous sommes. Le plus délicat ici est de changer non pas tant nos opinions que nos habitudes – et parfois des habitudes installées depuis longtemps dans nos corps et nos objets quotidiens. Et il n’est pas de tâche plus impérieuse, plus délicate, aujourd’hui, que de changer nos images de ce qui constitue la « vie bonne». Or, les présuppositions fondamentales de nos orientations éthiques, notre précompréhension du bon et du juste, ne sont pas si aisément accessibles à l’argumentation – toute argumentation se fait « à l’intérieur » d’un champ de présuppositions admises.
Pour ébranler l’imaginaire social, bouleverser suffisamment nos préjugés pour littéralement nous convertir, changer l’orientation générale de nos vies, les religions et les arts au sens large sont incontournables. Le recours à l’émotion écologique dans les motifs de l’agir politique, parce que le rapport à la nature est par principe aussi divers que les cultures, joue sur des claviers différents entre la France, l’Allemagne et la Russie, entre les USA, l’Arabie, l’Inde ou la Chine. C’est pourquoi, dans des contextes différents, tantôt trop nonchalants, tantôt trop inquiets ou culpabilisés, il faudrait développer des discours différents. Pour comprendre ce point, que des auteurs aussi différents que Hans Jonas et Jacques Ellul avaient bien identifié, il faut mesurer l’importance non seulement du fonds religieux de toutes nos cultures, de leur influence latente, mais aussi la dimension religieuse de ce que la modernité y a substitué, notamment le progrès technique.
De nouveaux acteurs doivent prendre leurs responsabilités
L’optimisme technique du mythe qu’il y aura toujours une solution, tout autant que le pessimisme apocalyptique qui estime notre monde déjà foutu, épuisé, irrémédiablement pollué et condamné à la guerre, ne sont l’un et l’autre que des variables d’une religion à la fois très ancienne et ultramoderne, qui ne cesse de réaménager à son profit notre planète, nos sociétés et nos corps. Sous une forme sécularisée nous avons affaire à une gnose, à une religion qui prône le salut par la connaissance, la connaissance étant précisément entendue ici comme ce qui nous sauve, ce qui nous permet d’échapper à un monde foutu, un monde abandonné au mal. L’exode extraterrestre en est le projet, la sortie d’une condition humaine trop limitée, la tentative de nous reconditionner librement. Et tout comme des théologiens de la stature de Karl Barth, Paul Tillich, ou encore Dietrich Bonhoeffer ont joué un rôle majeur en identifiant le niveau de « corruption religieuse représentée par le nazisme, de même, il faut aujourd’hui se battre contre cette religion, mi-gnostique, mi-apocalyptique, qui corrompt toute religion traditionnelle, et même la laïcité, de l’intérieur.
Accumulation en vue de la croissance
Les grandes religions oscillent entre les figures de la peur et celles du souhaitable. Mais le dualisme gnostique, qui travaille aujourd’hui toutes les grandes religions et les cisaille de l’intérieur, dissocie les deux tendances et les exacerbe : la peur pour la fragilité du vivant tourne à la résignation apocalyptique et au cynisme, et la confiance joyeuse dans les ressources du vivant tourne au panthéisme sacrificiel de la vie tel un processus rie connaissant ni la mort, ni la naissance (et, évidemment, encore moins la résurrection). Pour revenir à la modernité occidentale, c’est elle, en radicalisant la logique monothéiste, et notamment sa branche chrétienne et protestante, qui a profondément bouleversé ce paradigme de l’équilibre plus ou moins différé des ressources et des dépenses, en introduisant l’idée d’une accumulation en vue de la croissance. Elle est donc par son anthropocentrisme de l’HommeDieu, roi de la création, en grande partie responsable des désastres géologiques et humains qui nous guettent. La justification du salut des catholiques romains – à travers les indulgences (littéralement « payer» pour ses fautes) – nous aidera-t-elle à nous mobiliser pour faire les changements nécessaires ?
Dans l’impasse dans laquelle nous sommes, de nouveaux acteurs doivent prendre leur responsabilité pour apporter leur contribution. Notamment les Eglises de la Réforme, qui ne devraient par être démunies à cet égard. En effet, reste une bifurcation possible, à partir de la sobriété calviniste (ou la frugalité franciscaine) : imaginer une modernité occidentale capable de générer une certaine solidarité, une manière fraternelle de partager les biens et les charges de notre planète, de redistribuer les connaissances, les devoirs et les plaisirs. Faire partager une affirmation de la transcendance qui générerait une reconnaissance pour les ressources naturelles et humaines ainsi qu’un respect de la pluralité des habitants du monde. A quoi servirait de trouver des solutions techniques et même politiques si le moteur éthique de notre culture et de nos évaluations est resté le même ? Ce sont ces ressources spirituelles qu’il nous faut réveiller et mobiliser.
Une motivation vibrante et pleine de promesses : la gratitude
Pour cela, il serait utile que nous considérions l’une des motivations pour agir les plus profondes qui ait jamais mobilisé le monde occidental, qui reste vibrante et pleine de promesses : la gratitude, la réponse à la croyance que nous n’existons que par la grâce. Si la reconnaissance est une force vive aussi puissante, c’est parce que nous pouvons donner en retour, parce que nous avons nous-mêmes tant reçu. Comme le remarque Paul Ricœur dans Parcours de la reconnaissance (2005), suivant l’idée que nous sommes tous destinés à être mutuellement et indéfiniment endettés les uns envers les autres, « la gratitude allège le poids de l’obligation de rendre et oriente celle-ci vers une générosité égale à celle qui a suscité le don initial ». Face au conflit entre les générations, la gratitude nous rappelle l’interminable dissymétrie dont nous sommes bénéficiaires, et face aux inégalités planétaires, elle nous rappelle la mutualité sans laquelle le monde s’effondrerait. Il ne s’agit pas de gagner notre salut, mais de reporter notre souci sur le monde qu’il nous a été donné d’habiter, de cohabiter.
(2 septembre 2013)