Dieu, le monde et la théologie (2): «Le christianisme comme aiguillon» - Forum protestant

Dieu, le monde et la théologie (2): «Le christianisme comme aiguillon»

Empêcher ce monde «de se suffire à lui-même», c’est pour le philosophe et théologien Dominique Collin (second à intervenir lors de la soirée publique des Rendez-vous de la pensée protestante à Montpellier le 9 mars), la mission du christianisme qui «n’a pas à changer ‘le’ monde ni à changer ‘de’ monde mais à changer un rapport ‘au’ monde».

Visionner la soirée publique du 9 mars 2024 sur la chaîne YouTube des Rendez-vous de la pensée protestante.

Lire le premier volet de la retranscription (intervention de Jean-Louis Schlegel).

Madeleine Wieger: Dominique Collin, vous allez nous présenter un point de vue un peu différent puisque vous êtes philosophe mais familier vous aussi du catholicisme. Vous travaillez vous sur le sens du christianisme aujourd’hui dans un monde devenu non-chrétien. Peut-on revivifier aujourd’hui les discussions des années 1940 et comment ? Entre philosophie et théologie, ces questions ont-elles encore une actualité ?…

 

«Prendre très au sérieux le christianisme»

Dominique Collin: Merci de votre invitation et ravi de partager avec vous cette journée d’abord, et puis ce moment et cette soirée. Dans les écarts que j’incarne ici, il y a la philosophie mais aussi un versant théologique. Mon autre écart est que je viens du Grand Nord, c’est-à-dire le Nord qui est au nord du Nord: je viens de Belgique et c’est un autre écart… Je me situe à partir de tout ça comme un philosophe, oui, mais qui veut prendre très au sérieux le christianisme, c’est-à-dire d’abord le considérer. Quand je dis considérer, vous entendez de la considération, où il y a à la fois (et j’oserai dire le mot) de l’amour et de la passion. Le christianisme interroge le philosophe au même titre que le philosophe est tout à fait en droit par les moyens de la philosophie d’interroger le christianisme. Et quand un philosophe interroge le christianisme, il lui demande: «Que dis-tu  ? Quel sens mets-tu aux mots que tu utilises  ? Qu’est-ce que tu veux dire des rapports qui fondent un être humain, qui sont des rapports avec lui-même, avec les autres et avec le monde ?».

Toutes ces questions ont évidemment une histoire dans la philosophie. Je ne vais pas la résumer mais il y a quelques noms que je voudrais citer, ne fût-ce que pour les égrainer, parce qu’ils font partie de mon univers mental et de mon travail de philosophe. Il y a Kierkegaard qui a fait ce travail de philosophe pour essayer d’entendre le sens d’un christianisme dont évidemment, il faisait partie. Mais il y a aussi Nietzsche, son frère jumeau si j’ose dire, qui est lui aussi un philosophe passionnément intéressé par le christianisme même si ce fut pour s’en détourner. Il faut lire aussi des pages formidables dans Le Gai savoir ou dans L’Antéchrist où vous avez une relecture du christianisme originel dont Nietzsche dit qu’il «sera toujours possible à toute époque». Et puis je cite un dernier philosophe qui est contemporain pour vous montrer que ce travail se fait même en France dans le contexte que Jean-Louis a rappelé, qui est une sorte d’étrangeté entre les sciences humaines et le domaine de la théologie du christianisme. Le président émérite des Rendez-vous de la pensée protestante Samuel Amédro en a déjà cité le nom, il s’agit de François Jullien. Je vous recommande son petit livre Dieu est dé-coïncidence aux éditions Labor et Fides où il nous propose une réflexion qu’il avait déjà commencé avec Ressources du christianisme sans y entrer par la foi religieuse. C’est un petit peu dans les parages de ces réflexions que je vais vous proposer les miennes.

Je ferai deux remarques liminaires, poserai une question, émettrai une hypothèse avant de formuler quelques réflexions sous forme de thèse, ce qui sera encore évidemment sujet à débat et à échange entre nous.

 

Quel monde, quel rapport au monde ?

La première remarque liminaire est que le mot monde a non seulement plusieurs niveaux et strates de sens mais est aussi un mot ambivalent.

Si je voulais résumer ou schématiser cette ambivalence, je dirais que c’est d’une part pour les uns le terme le plus compréhensif, inclusif et accueillant qui soit: par le mot de monde, on entend tout le monde et on voudrait y rassembler. Vous savez qu’il y a une incitation très forte (dans le protestantisme mais également dans le catholicisme) à faire un christianisme de plus en plus inclusif, accueillant toutes les différences, disparités et sensibilités du monde. Le monde devient alors en quelque sorte cet idéal inclusif et compréhensif.

Vous savez aussi que notre monde est travaillé et tiraillé aussi par des violences, une conflictualité, ce qui fait que le mot monde devient le lieu d’un antagonisme et d’un exclusivisme: il y a mon monde et puis il y a le monde des autres. Chaque monde regarde d’abord son nombril et puis pose des limitations, des différences, se forge une identité qui peut aller jusqu’à des exclusivismes, voire des excommunications.

Cette ambivalence doit faire penser le philosophe mais aussi à mon avis le sociologue et le théologien. Je donne non pas une cause (il y en aurait évidemment beaucoup à produire) à cette ambivalence mais une hypothèse d’explication. Pourquoi le monde est-il tiraillé entre cet idéal inclusif et cette conflictualité qui fait de l’exclusif ? Je pense que c’est en partie parce que le mot monde est devenu aujourd’hui pour nous le synonyme d’environnement virtuel. Dans tout ce que nous avons entendu (et qui était passionnant) aujourd’hui, il me semble qu’il a manqué quelques aspects du monde et notamment cette dimension de virtuel. Ce qui a été un de mes étonnements car le monde aujourd’hui est le monde qui s’offre par l’écran. Qu’est-ce qui se passe sur vos écrans  ? Justement une exacerbation ou de l’inclusif ou de l’exclusif. Sur Internet, sur les réseaux, chacun fonctionne dans un communautarisme, dans des groupes et porte l’étendard de ses propres idées. Vous avez donc à la fois une montée en puissance du compréhensif et du c’est pas mon monde. Il y a une exacerbation qui fait qu’on pourrait même se demander si l’écran n’est pas devenu le miroir déformant du meilleur ? Pour certains, le meilleur va être l’inclusif. Alors que pour d’autres, l’inclusif est la grande menace puisque c’est une menace de dilution: si tout le monde est accueilli dans le même monde, les sous-mondes ou les autres mondes peuvent disparaître… C’est à la fois le miroir déformant du meilleur mais aussi du pire qui pour les uns est l’exclusif, pour les autres l’inclusif. Conséquence pour le christianisme: il ne sait plus à quel monde se vouer. Soit au monde inclusif, soit au monde exclusif…

Deuxième remarque liminaire: puisque le monde est devenu le thème principal qui s’offre au christianisme, un christianisme qui se veut significatif ne peut pas faire l’impasse d’une réflexion sur ses rapports au monde, de la réflexion fondamentale entre Dieu et le monde. Pourquoi ? Parce que le christianisme a vécu pendant des siècles en Occident dans son monde, qu’il avait formé lui-même: le monde chrétien. Il n’y avait pas de difficultés… La grande nouveauté est qu’il est maintenant dans un monde qui n’est plus le sien et qu’on appelle un monde déchristianisé. François Jullien (philosophe qui ne se dit pas croyant) dit dans Dieu est dé-coïncidence que la déchristianisation est l’événement le plus important de notre époque. Ça ne peut évidemment pas être un événement qui nous laisse indifférents et insensibles: que devient le monde s’il n’est plus chrétien et si certaines lectures font apparaître qu’il ne l’a peut-être jamais été vraiment ? Ce qui est la lecture de Kierkegaard: nous sommes sortis d’un régime de chrétienté mais en plus, peut-être n’avons-nous jamais été vraiment chrétiens… C’est une question qui demanderait des développements à l’infini.

 

Deux voies impraticables

Le christianisme semble donc ne plus savoir à quel monde se vouer. Deux voies sont peut-être pensables mais sont néanmoins selon moi (je le dis modestement) impraticables. La première voie est de forcer le monde à s’adapter au christianisme pour refaire de la chrétienté. Ce monde-là me semble révolu et il ne reviendra plus jamais. L’autre voie est de forcer le christianisme à s’adapter au monde. Le risque est alors l’entrée du christianisme dans l’insignifiance avec un très beau et noble mot: l’humanisme. Par exemple le discours des valeurs, la réduction du résiduel chrétien à quelques valeurs de générosité, de solidarité, d’amour, de fraternité… Tous ces mots sont regardés avec suspicion par un philosophe parce qu’il y voit souvent des formulations creuses, des problèmes résolus alors que ce sont des problématiques à travailler en vue éventuellement de les résoudre.

Ma question est: d’autres voies sont-elles envisageables ? Si on ne peut plus faire que le monde soit chrétien comme avant et on ne peut pas non plus faire que le christianisme se dilue dans le monde, il faut trouver d’autres voies.

 

Hypothèse: «Le christianisme est libre par rapport à toutes les conceptions du monde»

J’émets une hypothèse philosophique, une hypothèse de fond. Il me semble que le christianisme n’est pas d’abord et avant tout ni même essentiellement une conception ou une vision du monde et encore moins alors serait-il une vision du monde qu’il faudrait répandre. Les chrétiens n’ont donc pas un monde à vendre aux gens. Je pense que le christianisme dans son fond est libre par rapport à toutes les conceptions du monde, qu’elles viennent des sciences humaines mais peut-être aussi de la théologie. Une théologie doit être libre, même par rapport à ses opérations et à ses œuvres théologiques, elle ne peut pas les prendre pour autre chose que des essais qui ont une significativité relative. Il est heureux que le christianisme n’ait pas de vision et de représentation du monde à vendre. Nous ne sommes pas sur le marché spirituel, du bien-être ou des idées… où le christianisme dirait: «Voilà, mon monde. Est-ce que vous adhérez ?…». Le christianisme, ce n’est pas ça. Les gens (pour parler comme Mélenchon) n’ont d’ailleurs pas besoin d’avoir une conception du monde. Leur question est: comment vit-on dans le monde, dans ce monde  ? Il me semble que la tâche du christianisme est de répondre à cette question ou en tout cas déjà d’interroger ce comment on vit dans ce monde. J’ajouterai même que la question ou plutôt l’exclamation qu’on entend tout le temps quand les gens vous parlent du monde est: «Dans quel monde vivons-nous?». Le christianisme lui ne demande pas «dans quel monde vivons-nous ?»… mais «de quel monde nous vivons». C’est-à-dire: de quelle figure du monde ? C’est une question que le christianisme doit toujours se poser.

 

Figure du monde à venir et figure dominante du monde

J’en arrive comme promis à quelques réflexions. Si le christianisme ne peut plus remplir aujourd’hui une fonction d’explication dominante du monde ni même de justification morale de l’ordre établi, il me semble qu’il doit sauvegarder sa liberté qui est d’être libre de monde. Non pas libre par rapport au monde mais libre de monde. Le christianisme travaille toujours dans une sorte de dé-coïncidence (pour parler comme François Jullien) par rapport à tout ce que le monde se donne comme figure, comme représentation, éventuellement aussi comme idéologie, comme mythologie, comme travail de réflexion. Il garde une liberté par rapport au monde. Je lis ça dans la première épitre aux Corinthiens (7,31) : «Ceux qui usent de ce monde en usent comme n’en usant point. Car elle passe, la figure du monde». La figure du monde est en train, elle est passagère. Le christianisme ne s’y colle pas, n’y adhère pas, il garde cette liberté de monde. Il creuse l’écart entre deux figures possibles du monde.

Je vais devoir schématiser. Il y a ce que j’appelle le monde à venir, grosso modo la métaphore du Royaume de Dieu ou Royaume des cieux, monde à venir, la vie du monde à venir… Ce monde qui n’est pas un autre monde ou un monde pour plus tard ou quand on sera mort mais une figure de l’autrement monde et qui fait jouer évidemment des rapports de foi, d’espérance et d’amour. Figure donc du monde à venir.

L’autre figure est la figure dominante du monde tel qu’il est, du moins dans cette globalisation occidentale. Notre époque (qu’on peut appeler l’époque capitaliste) a commencé grosso modo au milieu du 18e siècle. J’entends par époque capitaliste qu’il ne s’agit pas seulement d’une théorie économique mais de ce qui est devenu un fait social total qu’on peut définir aussi simplement que ceci: la commune recherche des profits individuels. Si vous en voulez une illustration (et si vous voulez comprendre le monde), il faut regarder les publicités à la télévision. Avez-vous déjà entendu parler de Vinted ? C’est ce site où l’on peut revendre les surplus de ses garde-robes ou d’objets. Au lieu évidemment de les donner à des associations, vous les vendez pour vous faire un profit. La dernière campagne publicitaire que vous pourrez regarder sur vos chaînes de télévision en France comme en Belgique est: «Vendez plus, profitez plus». Vous avez la devise, le mantra de ce monde de recherche des profits individuels.

Il me semble qu’entre la figure du monde à venir et la figure de ce monde-là qui est la dominante actuellement, il y a une incompatibilité qu’il faut chercher à comprendre et à creuser. Ce qui veut dire qu’il n’y a pas la moindre possibilité de compromis ou de compromission entre ces deux figures. Même si (ce qu’il faut dire avec autant de force que ce que je viens de dire) ces deux figures sont forcées de coexister dans et entre nous, chacun étant travaillé par cette figure du monde à venir qui est l’ingrédient, le moteur de son espérance. En même temps, nous sommes vous et moi (et peut-être souvent à notre insu) les produits, les jouets, les acteurs de ce capitalisme devenu fait social total. Ces deux figures deviennent donc un enjeu (et je vais employer un gros mot) de combat spirituel.

 

Empêcher le monde «de se prendre pour le centre du monde»

Le christianisme entend donc creuser à mon sens l’hétérogénéité entre la figure du monde à venir et le monde tel qu’il est. Pourquoi faut-il creuser cette hétérogénéité ? Justement pour proposer au monde tel qu’il est une figure qui l’empêche de se refermer sur sa propre suffisance. Il y a monde quand le monde se prend pour le centre du monde, fonctionne comme une sphère que rien n’atteint, ne vient fêler, qu’aucune brèche n’est possible… Le rêve d’une hégémonie ou d’une domination totale d’un monde où chacun serait livré simplement à la recherche de ses profits individuels. Ce monde-là a son existence et a produit des enrichissements et un bien-être extraordinaires mais il faut l’empêcher de se suffire à lui-même. Il faut l’empêcher justement de se prendre pour le centre du monde. Il faut le percer et l’atteindre par une autre figure: celle du monde à venir, qui vient jouer son rôle d’aiguillon. Il faut cet aiguillon, il me semble que le christianisme peut prendre une vraie significativité pour le monde dans ce fonctionnement d’aiguillon.

Le christianisme ne serait donc plus cette figure de repli, de nostalgie ou d’attente illusoire d’un monde meilleur mais serait l’aiguillon que tous et chacun chercheraient à aiguiser. Le monde à venir n’est pas un autre monde mais l’autrement monde. Si je dois maintenant aller au cœur du cœur de ce que signifie la figure du monde à venir, je cite la première lettre aux Corinthiens (1,28-29): «Ce qui est d’origine modeste, méprisé dans le monde, ce qui n’est pas: voilà ce que Dieu a choisi pour réduire à rien ce qui est. Ainsi aucun être de chair ne pourra s’enorgueillir devant Dieu».

J’en retire un principe philosophique qui me semble dire l’essence même du christianisme si tant est possible de la dire. Le christianisme renvoie à ce presque rien (peut-être même un rien) que Dieu a choisi pour réduire à rien tout ce qui a prétention d’être. Ce rien, c’est: ce qui n’a pas de valeur aux yeux d’un monde obnubilé par la puissance. Le monde tel qu’il va, c’est de l’enflure: il se donne de l’importance alors qu’il est vide. Et le rien du christianisme vient réduire à rien ces prétentions. Sans exercer d’antagonisme au sens conflictuel, sans mépris du monde parce qu’il me semble que la réévaluation presque anarchique du christianisme par rapport au monde ne relève pas d’un jugement moral mais d’un jugement d’existence comme disent les philosophes. On ne dit pas au monde: «Tu es mauvais». Ce monde que Dieu «a tant aimé» n’est pas haïssable, n’est pas méprisable. On ne pose pas un jugement moral mais on lui dit: «Quand tu te crois être quelque chose, tu n’es rien. Et quand tu t’opposes et quand tu méprises le rien que tu ne veux pas voir, alors ce rien est incommensurablement plus grand que toutes tes grandeurs, tes prestiges, tes pompes et tes œuvres»

Le presque rien du monde à venir, comment faudrait-il le traduire ? J’ai un mot: l’irréductible liberté humaine par exemple, mais aussi l’irréductible humain, ce que le monde actuellement tient de moins en moins pour quelque chose. Il y a une évolution vers une sorte de déshumanisation d’un certain nombre de processus du monde. C’est là que le christianisme se tient en alerte, en veilleur. De manière vive et allante, il se tient là pour dire: «Quand on réduit à rien ce qui incommensurablement est, cet incommensurable a déjà gagné». Parce que c’est lui qui est la vérité de l’humain et cette vérité-là devient alors la vérité du monde à venir.

Encore un mot: l’attitude concrète que les chrétiens pourraient peut-être déployer, développer, penser, critiquer aussi serait une attitude que j’appelle non pas de résistance mais de désistance. La résistance, ce serait s’opposer au monde. Mais quand on combat quelque chose ou quelqu’un, on est sur le même terrain que lui et on partage l’antagonisme, on a partie liée, on n’est pas libre. Il faut beaucoup d’énergie pour s’opposer. La désistance, c’est de l’énergie pour se retirer des faux combats, des faux antagonismes, des fausses perspectives, des illusions, des idéologies, de tout ce qui est déjà mortifère. C’est cultiver en soi ce qui n’a pas de place dans le monde. Je vous laisse le soin de découvrir chacun pour vous-mêmes ce qui n’a pas de place actuellement dans le monde et dont le christianisme pourrait faire justement une sorte d’entretien dynamique. À mon avis, toutes les ressources de l’esprit et du relationnel humain sont aujourd’hui en état de disparition et d’évanouissement. Toutes les ressources de l’esprit: l’intelligence, l’intériorité, la dimension esthétique, la dimension de patience, de bienveillance… Toutes ces choses qui de moins en moins sont encouragées, gardées, cultivées dans le monde…

 

Discussion: «Résistance et soumission», «la foi, l’espérance, l’amour»

Madeleine Wieger: Merci beaucoup ! Je vais vous poser une question analogue à celle que j’ai posé à votre collègue: et la théologie comme science là-dedans ? Je vais le formuler encore autrement: est-ce que vous avez besoin de la théologie pour dire tout ce que vous venez de dire ?

Dominique Collin: Oui et non… À vrai dire, je ne pense pas avoir trop besoin d’une théologie qui se prend elle-même continuellement pour son propre objet, avec le côté nombriliste que peuvent avoir toutes les disciplines de l’esprit, y-compris la philosophie. J’ai besoin de la théologie quand elle se laisse préoccuper par ce qu’elle n’est pas et quand sa préoccupation première est: que devient l’humain aujourd’hui ? Quand sa préoccupation, son urgence et sa nécessité ne sont pas décrétées par ses objets traditionnels: à savoir comment fonctionne la Sainte Trinité, la rédemption ou le péché originel… Mais quand il y a la préoccupation ultime (comme dirait Tillich) pour l’humain, quand elle s’intéresse vivement et reprend toutes ses ressources, y-compris son vocabulaire, ses textes… alors elle m’intéresse !

Pour dire ce que j’aimerais, je vais faire une sorte de confluence entre une théologie qui devrait devenir théologale et une philosophie qui pourrait elle-même devenir théologale. Je ne sais pas si le mot théologale vous dit quelque chose mais vous connaissez les vertus théologales: la foi, l’espérance, l’amour… Vous pouvez les prendre dans tous les sens que vous voulez, ça marche toujours. Une théologie théologale part de ce qu’il se passe chez un être humain quand il se met à croire, à espérer, à aimer. Sachant que ce qu’il croit et comment il croit est quelque chose qui ne se réduit ni à une opération instinctuelle, ni à une opération culturelle. Je vais le dire tout simplement: ce n’est pas une opération naturelle.

Pourquoi ? Parce qu’on ne croit pas des choses parce qu’elles sont crédibles, on les croit parce qu’elles sont incroyables… Et parce qu’on est saisi par quelque chose qu’on n’explique pas avant d’y croire, on va faire après le travail de chercher à le comprendre. On n’espère pas les choses espérables dans le christianisme, on espère contre toute espérance. On n’aime pas ce qui est aimable quand on aime théologalement, on aime le non-aimable: «Aime ton ennemi». La théologie devrait donc d’abord nous dire: est-ce que ces opérations, est-ce que ces expériences sont possibles ? Est-ce qu’il est possible de croire (avec les mots de Kierkegaard, pour vous faire réfléchir ou réagir) «en vertu de l’absurde» ? Est-ce qu’on peut espérer contre toute espérance ? Est-ce qu’on peut aimer le non-aimable ? Il me semble que la théologie nous dit que oui, c’est possible… mais il faudrait nous re-montrer, re-signifier cette possibilité. La philosophie théologale, elle, prendrait ce croire, cet espérer et cet aimer pour en faire aussi une sorte de relecture d’expérience: s’il est possible de croire, d’espérer, d’aimer comme ça ? Alors en creusant ce qui se dit là de l’humain, ce qu’il devient quand il aime, quand il espère et quand il croit… alors je pense qu’on retrouverait autrement par exemple Dieu, la question de Dieu ou le sens même de ce mot. J’ai bien aimé ce que Christophe Singer nous a dit tout à l’heure: le Dieu comme verbe, comme opération se retrouverait peut-être au fond de ce cheminement. Et j’ose alors penser qu’on peut l’être soi-même: théologien théologal et philosophe théologal.

Jean-Louis Schlegel: Vous avez cité François Jullien sur ce déclin du christianisme qui n’est pas sa fin (parce que je ne pense pas que le christianisme européen va s’arrêter) mais qui est un événement majeur. On en parle dans les Églises chrétiennes mais je ne suis pas sûr que la mesure en ait été prise. À ceux qui ont peur du vide, je dis souvent que ce ne sera pas le vide car c’est le trop-plein qui guette. J’emploierai assez volontiers des mots comme l’avènement d’une sorte d’idolâtrie généralisée: de multiples dieux avec de multiples figures, à l’infini… Mais ce n’est pas le vide, contrairement à ce que disent souvent les pleureuses de toutes sortes qu’on entend là-dessus.

Dominique Collin: Je suis tout à fait d’accord: notre époque, me semble-t-il, n’est pas en train de connaître une sorte d’appauvrissement par le vide des croyances. Sa difficulté aujourd’hui (d’où les difficultés du complotisme, des fake news, de la post-vérité, de la pseudo-vérité, de l’illusion…), c’est par trop-plein de croyance ! Nos contemporains sont trop croyants aujourd’hui, et c’est un grave problème…

Jean-Louis Schlegel: Par rapport à ce que vous avez dit sur la résistance, la formule de Bonhoeffer «Résistance et soumission» me parle encore. Notre grande difficulté, dans une société de plus en plus séculière (mais pas non-religieuse !), c’est la part de résistance et la part de soumission que nous devons obligatoirement assurer pour vivre de façon à peu près juste la tradition de Jésus, le Christ. Je tiens donc à ces deux mots parce que d’un côté, faute de discerner les lieux de «résistance» à ce que je disais de la critique des sciences humaines et sociales (et de tout le savoir moderne finalement) et à ce que Dominique Collin dit sur ce capitalisme, quelque chose d’essentiel est manqué ou perdu, nous risquons de dire et de faire n’importe quoi, et notre parole d’être irresponsable, non pertinente, trop brutale, et finalement dangereuse… D’un autre côté, nous chrétiens ne devrions pas mépriser et rejeter ces évolutions, cette idolâtrie, ce vide (apparent) des sociétés modernes, et moins encore tous ceux qui les partagent. Une part de «soumission» à cette actualité est nécessaire. Nous devrions nous laisser toucher par cela, comprendre encore et encore ce qui se passe, la grandeur et la souffrance de ceux qui cherchent. C’est ce que j’essaie de dire à des auditoires catholiques, tentés par la condamnation immédiate des «mécréants»: écoutez donc un peu la souffrance des gens de ce monde ! On est tellement dans le jugement sur ce monde qui se perd qu’on en oublie cette capacité première du chrétien: celle d’écouter, d’entendre et de se laisser toucher.

 

Madeleine Wieger: J’ai une question qui nous vient de la salle et qui est sans doute pour Dominique Collin. Encore une citation de la première Lettre aux Corinthiens (8,1-3): «Nous avons tous de la connaissance. La connaissance enfle mais l’amour édifie. Si quelqu’un pense savoir quelque chose, il ne connaît rien encore comme il faut connaître. Mais si quelqu’un aime Dieu, celui-là est connu de lui». Et la question est la suivante: est-ce que ce verset pourrait servir d’appui pour élaborer une théologie non-mondaine ?…

Dominique Collin: Oui, un oui franc et affirmatif ! Et, me semble-t-il aussi, pour aller plus loin dans une conception du théologal. J’ai lu des pages tout à fait lumineuses sur la question chez l’auteur de la question. Il faudra donc que vous alliez lire ce que Christophe Singer en dit parce que ça vaut vraiment la peine !… Pour avoir travaillé longuement (puisque c’est l’objet de ma thèse de doctorat) ses 18 Discours édifiants, Kierkegaard fonde un autre rapport à la connaissance pour sortir de la réduction hegelienne qui consiste à conceptualiser le christianisme dans un savoir qui en plus est un savoir de suffisance, qui agit comme une enflure du savoir. Par ce texte formidable, Kierkegaard rompt le charme d’un savoir qui ne se nourrit que de lui-même.

L’édifiant chez Kierkegaard est une drôle d’opération parce qu’il ne s’agit pas seulement de construire vers le haut mais d’abord de creuser pour élever. Il faut creuser en élevant et ce qui se joue dans les nouvelles fondations est l’amour. Kierkegaard est l’un des penseurs qui a le mieux compris le lien puissant qu’il y a entre théologie, philosophie et amour. C’est une œuvre de l’amour que de philosopher, c’est une œuvre de l’amour que de faire de la théologie. Œuvre de l’amour qui consiste à présupposer chez l’autre la foi, l’amour et l’espérance. À toujours présupposer chez n’importe quel être humain de tous les temps la présence en lui de la foi, de l’amour et de l’espérance. Ce qui nous sort complètement des faux débats, mortifères et stériles, du prosélytisme ou d’un christianisme aujourd’hui commercial qui veut vendre ses produits à des gens qui en seraient démunis. La rencontre que fait le chrétien est avec quelqu’un qui déjà, est dans la puissance mais qu’il va falloir d’une certaine manière édifier: la puissance de croire, d’aimer… Ce verset est donc tout à fait fondamental.

 

Madeleine Wieger: Je vous propose de dire chacun un petit mot pour conclure. Jean-Louis Schlegel ?…

Jean-Louis Schlegel: Quitte à rompre le charme par rapport à ce que Dominique Collin vient de dire, je reviendrai sur cette société telle qu’on la sent, sur son idolâtrie et en même temps son euphorie. On a parlé de sotériologie… Je n’aime pas trop ce mot parce que je trouve que c’est de la théologie conceptuelle (il faudrait renouveler les mots) mais je sens une forte contradiction entre la croix et ce monde. C’est un monde où il y a une répugnance, une énorme réticence à accepter une religion qui prêche la croix, un Dieu crucifié. Une des recherches qu’il faudrait faire serait d’insister un peu plus là dessus: est-il possible d’en sortir ? que peut-on en dire et peut-on le dire autrement ? J’étais éditeur au Seuil et quand on discutait des couvertures au comité des sciences humaines, il y avait une réticence incroyable à y mettre une croix ! Ces gens étaient encore vaguement chrétiens mais ils avaient moins de réticence avec la faucille et le marteau… La croix est le symbole de la passion, de la souffrance et il y a quelque chose qui n’est plus compréhensible. Ou alors il faudrait redire le sens de la souffrance. Si j’avais une ligne de réflexion à proposer aux théologiens, ce serait: «Essayez de faire mieux là-dessus»

Madeleine Wieger: Et vous, Dominique Collin, quel serait notre programme théologique pour les années à venir ?

Dominique Collin: Il faut faire attention en théologie comme en philosophie aux petits mots, aux propositions et aux articles. Donc toujours se rappeler que le christianisme n’a pas à changer le monde ni à changer de monde mais à changer un rapport au monde. Comment est-ce qu’on change un rapport au monde ? En tenant ce qui nous fait vivre d’ailleurs ou d’autre chose que le monde pour aviver dans le monde. Ce dont le monde a autant besoin que vous et moi. François Jullien le dit très bien: «Si on veut réentendre la vie éternelle, c’est la vie vivante». Ce dont le monde a besoin, ce dont vous et moi avons besoin, c’est d’aviver en nous le désir de vie vivante et c’est peut-être notre service à rendre au monde.

Madeleine Wieger: Merci à l’un comme à l’autre !

 

Notes de retranscription relues par les intervenants.

Illustration: Jean-Louis Schlegel, Madeleine Wieger et Dominique Collin lors de la soirée publique du 9 mars 2024.

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