Comment les femmes sont devenues pasteures (2)
Entre science et militance: dans ce deuxième volet de l’entretien entre Jérémie Claeys et Lauriane Savoy pour Protestantes !, l’historienne revient sur l’articulation entre sa recherche sur l’accès des femmes au pastorat et sa conception du féminisme.
Texte issu de la deuxième émission du podcast Protestantes ! créé par Jérémie Claeys, mise en ligne le 25 septembre 2023.
Jérémie Claeys: Peux-tu nous raconter les débuts de ton engagement sur les questions d’égalité dans l’Église ?
Lauriane Savoy: En Suisse, on avance très lentement sur des questions de progrès sociaux et d’égalité… Je ne sais pas si tes auditeurs et auditrices connaissent la date à laquelle les femmes ont eu le droit de vote en Suisse mais c’était extrêmement tard. Au niveau fédéral – en France on dirait au niveau national – c’était en 1971 ! C’est vraiment très tard… Et dans certains cantons (équivalent des départements en France), c’est venu encore plus tard… Les femmes pouvaient donc voter au niveau fédéral mais il a encore fallu attendre pour les votations cantonales. Certains cantons de Suisse alémanique n’ont autorisé le droit de vote féminin qu’en 1991, c’est assez fou…
En Suisse, cela avance donc très lentement et les femmes se sont énormément battues pour avoir le droit de vote, puis pour l’égalité. De nombreuses femmes remarquables se sont fait entendre, des mouvements se sont créés, surtout à partir de la fin du 19e siècle, un peu comme en France: c’est ce qu’on appelle la première vague féministe. Des femmes ont lutté pendant des décennies et, en Suisse, une loi sur l’égalité a été votée en 1981. Dix ans après est apparu un énorme mouvement parti de femmes dans des syndicats qui ont voulu mettre sur pied une grande grève au niveau de toute la Suisse pour protester contre la mauvaise application de cette loi. Cette loi sur l’égalité portait notamment sur la question de l’égalité salariale mais on n’en voyait pas la concrétisation, d’où cette grève des femmes en 1991 qui a été montée au niveau suisse et dont l’ampleur a été considérable. Les femmes ont fait grève non seulement sur leur lieu de travail mais aussi à la maison, dans les tâches domestiques. Un des slogans était: Les femmes les bras croisés, le pays perd pied. Pour dire que sans le travail des femmes (que ce soit le travail rémunéré ou le travail domestique, de soin, auprès des enfants…), le pays ne pouvait pas tourner. C’est un mouvement important dont je ne me rappelle pas car j’étais très jeune à l’époque. Et en 2019, on a refait la même chose…
«Jusqu’à ce que l’égalité advienne»
Que s’est-il passé à ce moment-là pour que tu t’impliques?
Les enfants avaient grandi et je travaillais déjà à la Faculté de théologie. J’ai été embarquée (sans avoir de mandats électifs mais en étant de nouveau plus active dans l’Église protestante de Genève) dans un beau mouvement de femmes, un mouvement œcuménique à Genève. Avant la grève, nous nous sommes rassemblées avec des femmes protestantes et catholiques pour réfléchir à notre participation en tant que femmes chrétiennes ainsi qu’aux enjeux autour de l’égalité dans nos Églises. Nous nous sommes retrouvées à faire des pancartes au temple de Plainpalais, à Genève, puis à manifester dans un cortège immense. En Suisse, on n’a pas l’habitude des énormes manifestations comme en France donc ça marque les esprits quand il y a soudain des dizaines de milliers de personnes dans les rues… Ça n’arrive pas tous les jours! Au cours de la journée puis après la manifestation, il y a eu des instants de discussion et j’ai vraiment participé à la réflexion sur les revendications qu’on allait porter au niveau de l’Église.
Nous avons à nouveau manifesté en 2023 car c’est une grève qui a lieu tous les 14 juin, jusqu’à ce que l’égalité advienne. Elle risque donc malheureusement de se renouveler assez régulièrement… La grève de 2019 correspond ainsi au moment où j’ai commencé à travailler, à effectuer cette recherche sur l’ouverture du pastorat aux femmes. C’est à ce moment-là que je me suis vraiment intéressée aux questions d’égalité dans les Églises.
Et ton livre, quand as-tu commencé à l’écrire?
C’était tout d’abord une thèse de doctorat sur laquelle j’ai commencé à travailler en 2016. C’était un très gros travail avec à la fois des côtés historiques (faits de recherches parmi les sources, dans la documentation des Églises, dans des archives des médias, de l’Université…) et beaucoup d’entretiens auprès de femmes pasteures et de quelques hommes pasteurs de différentes générations – mais beaucoup étaient assez âgés – afin de recueillir leur témoignage et leur expérience qui ne figurent pas forcément dans des sources écrites.
C’est en commençant à travailler sur ce sujet que je me suis profilée comme travaillant sur des questions d’Église, de théologie et puis d’égalité, de féminisme. C’est aussi pour cette raison que je me suis jointe au mouvement en 2019: cela s’inscrivait vraiment dans mon parcours, dans ma démarche et dans mes intérêts de recherche. Depuis que je travaille sur ces questions, je suis également consultée par des journalistes sur des questions de protestantisme, de femmes, d’égalité… Ce sont devenus mes champs d’expertise.
Tu as travaillé six ans sur cette thèse. Six ans, c’est long. Comment cela a-t-il influé dans ton évolution, dans tes réflexions?
C’est une question très difficile ! Je pense que je n’ai pas encore assez de recul pour pouvoir vraiment y répondre.
Il y a donc eu des moments-clés, des prises de conscience qui t’ont chamboulée: tu commences ta thèse en 2016 et en 2019 (comme une suite logique), tu t’impliques dans la grève féministe. Pour moi, il y a un lien de cause à effet.
C’est vrai qu’avant, j’étais peut-être moins active sur les enjeux d’égalité et de féminisme. Et cela a grandi: le fait que je m’intéresse à ces questions, que je puisse dire que je suis féministe. Je le disais probablement déjà avant mais je me suis davantage affirmée depuis que j’ai commencé à effectuer cette recherche, tout en étant dans une posture de chercheuse assez prudente sur la manière dont, par exemple, j’allais interagir avec les personnes interviewées. Car sans cacher du tout mon parcours ou ma posture, je voulais être dans une position assez ouverte pour que, par exemple, je puisse aller voir des femmes qui elles, ne se disent pas du tout féministes. Il y en a quand même un certain nombre…
Tu penses qu’en exposant trop tes convictions, cela t’aurait fermé des portes ?
Lauriane Savoy: Oui. Quand on fait un entretien avec une personne en ayant une démarche universitaire, d’historienne et de théologienne, ce n’est pas la même démarche que pour un podcast. C’est pourquoi je précisais bien d’où je venais, quel était mon point de vue, mais sans me présenter comme une chercheuse féministe ou dire que je venais chercher leur parole de féministe.
«Une posture d’écoute»
Qu’est-ce que cela veut dire pour toi, féministe ? Je me rends bien compte que tout le monde n’a pas la même définition…
Tout à fait. Je ne suis pas dans une posture où je dis: «Le féminisme: c’est ça. Et les personnes qui disent autrement ne sont pas de vraies féministes»… Je suis pour un féminisme assez inclusif et qui prend en compte le fait qu’il peut y avoir des positions différentes. Ces dernières années, les clivages qu’on peut observer entre différentes formes de féminismes ont eu tendance à s’exacerber. J’ai ma vision claire du féminisme mais je ne vais pas pour autant dénier à d’autres femmes le fait d’être féministes. Le féminisme est pour moi la prise de conscience du fait qu’il y a encore énormément d’inégalités entre les femmes et les hommes et qu’il faut lutter contre elles, lutter pour la liberté, l’émancipation des femmes et la justice, prendre conscience du fait qu’il y a beaucoup d’inégalités entre femmes et hommes. C’est une définition un peu large…
J’ai été confrontée récemment à des femmes qui disent que les musulmanes portant le voile ne peuvent pas se dire féministes, que ce ne sont pas de vraies féministes. J’ai beaucoup de peine avec ce discours car il est très important pour moi d’être respectueuse de l’autodétermination et de la capacité d’agir et de réfléchir de mes sœurs, des autres femmes. Je n’ai pas à imposer à une autre femme ma manière de concevoir le vêtement ou bien la foi, la piété en prétendant que ceci ou cela ne serait pas correct, que ce serait de la soumission… Je ne peux pas être dans une posture où j’impose une vision à une autre femme. Je vais plutôt avoir une posture d’écoute, de soutien et de solidarité vis-à-vis de femmes qui ont d’autres expériences. Pour moi, c’est très important.
Je prends l’exemple de femmes musulmanes qui portent le voile et qui se diraient féministes mais j’ai aussi beaucoup de respect et de solidarité envers les femmes catholiques qui luttent au sein de leur Église pour davantage d’égalité. J’ai justement eu la joie de commencer à en connaître plus, notamment depuis 2019 grâce aux collaborations œcuméniques dans le cadre de la grève féministe. Et aussi au cours de mes recherches en théologie, en collaborant avec des facultés de théologie catholique et en rencontrant des doctorantes catholiques. Là non plus, je n’ai pas à porter de jugement sur des femmes catholiques qui resteraient dans leur Église tout en se disant féministes – car on pourrait dire que le milieu de l’Église catholique romaine est très misogyne, qu’on ne peut pas être féministe en travaillant pour cette Église, que ce sont des femmes soumises qui ne se rendent pas compte… On peut avoir ce genre de vision féministe assez excluante mais je pense qu’il est important d’écouter les personnes concernées.
Au sein du féminisme, on peut aussi avoir cette tendance à parler à la place des travailleuses du sexe en affirmant que ce sont des personnes aliénées, soumises, qu’il faut sauver. Je suis très intéressée par le mouvement qui consiste à dire qu’il faut prendre acte du fait que certaines font ce métier par choix, y trouvent une place dans la société en découvrant une utilité dans ce métier-là et qu’elles sont peut-être contentes de l’exercer… sans pour autant ignorer qu’il peut aussi y avoir de l’exploitation et beaucoup de violence pour de nombreuses autres femmes. C’est important de ne pas monter les femmes les unes contre les autres en déclarant qu’il y a les vraies féministes, les fausses féministes, les femmes soumises et aliénées sans le savoir… Le féminisme réunit des enjeux importants: le fait d’être à l’écoute de l’expérience des autres, de la vision du féminisme de chacune en fonction de son cheminement, le fait d’être dans le dialogue et non pas dans des jugements à l’emporte-pièce ou des condamnations.
Un culte solennel en début de rassemblement suffragiste
Être à l’écoute, c’est aussi ce que tu as mis en œuvre dans ton travail d’historienne pour Pionnières. Tu t’es mise à l’écoute et tu as restitué cette parole dans ton ouvrage sorti le 8 mars (journée internationale des droits des femmes) et qui a par ailleurs reçu un très bel accueil. Peux-tu nous présenter ce livre?
Avec plaisir. C’est le fruit de six années de recherche de doctorat en théologie, auxquelles s’est ajouté tout un travail pour transformer cette thèse en un livre qui soit intéressant pour un public assez large, au-delà des spécialistes de la théologie ou de l’histoire.
Quelqu’un m’a dit qu’on pouvait le lire comme un roman. C’est plutôt encourageant…
Oui, j’ai essayé de faire un travail dans ce sens-là. J’ai également reçu beaucoup de soutien de la part de Marion Muller-Colard, la directrice des éditions Labor et Fides depuis l’été passé, avec qui j’ai collaboré les premiers mois de son arrivée au sein de cette maison d’édition. Un travail très fécond, car elle m’a aidée à améliorer le texte pour davantage d’accessibilité et aussi dans la mise en valeur des portraits de ces femmes découvertes au cours de mes recherches: des pionnières, des premières femmes pasteures qui ont commencé dans les années 1920-1930 et d’autres qui sont arrivées dans les années 1970.
Plus que l’histoire institutionnelle des Églises, j’ai voulu mettre en lumière ces pionnières aux parcours méconnus, passionnants, divers, mais aussi leurs stratégies pour se faire une place dans leurs Églises ainsi que les débats de l’époque. J’ai travaillé plusieurs mois sur ce livre et j’en suis très fière. J’espère qu’il touchera également un public intéressé par l’histoire des femmes, l’histoire de l’accès des femmes à certaines professions nouvelles ou celle des mouvements féministes, car on peut aussi venir à ce livre sans avoir un intérêt particulier pour les Églises.
C’était en écho avec les enjeux sociétaux de l’époque: l’avènement du féminisme, le droit de vote des femmes… Les lignes ont commencé à bouger au début des années 1900.
Oui, c’était vraiment le combat pour davantage d’égalité dans les Églises protestantes. Il s’inscrivait complètement dans la lutte féministe pour le droit de vote et pour une plus grande égalité dans le monde professionnel. Il n’y avait pas à cette époque ce clivage qu’on connaît aujourd’hui entre le monde des Églises d’une part et la société ou le monde politique d’autre part, avec des Églises qui sont un peu reléguées à la marge et dans la sphère privée. Ce n’était pas du tout le cas dans ces années 1920-1930. Il y a eu des féministes laïques très engagées en Suisse romande – je pense notamment à Émilie Gourd, fondatrice du journal Le Mouvement féministe en 1912, qui écrivait régulièrement des articles pour défendre le fait d’avoir des femmes pasteures dans les Églises protestantes.
Bien qu’elle n’ait pas été directement concernée, c’était un sujet important pour elle.
Exactement. Comme l’a été par exemple l’accès des femmes à d’autres professions. Marcelle Bard, la première femme pasteure à Genève, a prêché dans des rassemblements suffragistes. Au début du 20e siècle à Genève ou même à Lausanne se tenaient régulièrement des congrès suffragistes ou féminins, féministes… toutes sortes de mouvements pour le suffrage, des congrès qui rassemblaient des femmes de toute la Suisse et parfois même des congrès internationaux à Genève avec des déléguées de nombreux pays. Or, il y avait souvent un culte solennel au début ou à la fin de ces grands rassemblements et cela en faisait partie intégrante… C’était l’occasion d’entendre une femme prêcher; c’est là que se sont déroulées les premières prédications de femmes, parfois à la cathédrale Saint-Pierre à Genève.
En 1920, la britannique Maude Royden est la première femme à monter en chaire pour prêcher et cela marque les esprits dans la presse de l’époque. Des articles racontent comment cette femme parcourt le couloir central de la cathédrale, sa montée en chaire… Ce qui est drôle est que dans la presse, dans les archives, on va systématiquement trouver des commentaires sur le vêtement de ces femmes, alors qu’il ne s’agit parfois que d’un petit entrefilet ! Il y a par exemple ces trois lignes sur la prédication d’une femme, à Genève ou Lausanne, dont la dernière phrase est :
«Elle portait un surplis très élégant»…
Aucun commentaire en revanche sur sa prédication ! C’est tout de même parfois le cas mais il y a toujours un mot sur son vêtement… Il y a beaucoup d’autres citations assez savoureuses de cet ordre dans mon livre. Les premières femmes prêchant du haut des chaires des cathédrales en Suisse sont donc des femmes venues participer à des congrès suffragistes. Un contexte très différent du nôtre car aujourd’hui, on n’organiserait pas de grand culte solennel dans la cathédrale de la ville pour marquer le début ou la fin d’un grand rassemblement féministe en Suisse ou en France… C’était une autre époque mais il y avait déjà une solidarité entre les femmes dans la lutte pour davantage d’égalité dans tous les milieux, dont l’Église.
(Fin de l’entretien la semaine prochaine)
Transcription: Pauline Dorémus
Illustration: La prédicatrice féministe Maude Royden en 1923 (Bibliothèque du Congrès américain).