Comment les femmes sont devenues pasteures (1)
Premier volet d’un entretien avec Lauriane Savoy. Théologienne, chercheuse et auteure d’un récent ouvrage consacré aux pionnières du ministère pastoral, cette féministe engagée évoque son enfance au sein d’un environnement familial marqué par l’œcuménisme, son parcours dans la foi et sa prise de conscience des inégalités femmes-hommes.
Un texte issu de la deuxième émission du podcast Protestantes ! créé par Jérémie Claeys, mise en ligne le 25 septembre 2023.
Jérémie Claeys: Bonjour à toutes et à tous et bienvenue sur Protestantes! Aujourd’hui je suis fier de vous présenter ma conversation avec Lauriane Savoy. Il y a quelques mois, je me suis rendu à Genève. Considérée comme la Rome protestante sous l’évidente influence du théologien et réformateur Jean Calvin, c’est aussi là qu’est installée la faculté de théologie de l’Université de Genève où j’ai retrouvé Lauriane Savoy. Elle y a travaillé 7 ans, notamment en tant qu’assistante doctorante de théologie pratique aux côtés de la doyenne Élisabeth Parmentier, puis comme post-doctorante. Je pourrais également ajouter qu’elle est théologienne, historienne, militante féministe et chercheuse associée à l’Institut lémanique de théologie pratique. Ses sujets de prédilection: genre et protestantisme ainsi que l’évolution du ministère pastoral, en particulier celui des femmes. Lauriane Savoy est par ailleurs l’autrice du livre Pionnières (1) qui a fait grand bruit. Fruit de plus de 6 ans de recherche, ce livre met en lumière les processus favorisant dès le début du 20e siècle, et ce jusque dans les années 1970, l’émergence des vocations pastorales féminines dans les Églises protestantes genevoises et vaudoises, un sujet passionnant qui met en lumière le combat des nombreuses femmes qui se sont succédé pour exister, faire valoir leurs droits et devenir pasteures. Ensemble, nous avons discuté d’œcuménisme, de féminisme, de résistance et des pionnières.
Bonjour Lauriane et merci de me recevoir dans ton bureau, je suis ravi de discuter avec toi aujourd’hui. Quand j’ai imaginé ce projet et que j’ai commencé à en parler autour de moi, tout le monde m’a dit: «Il FAUT que tu ailles rencontrer Lauriane Savoy»! Tu es chargée de cours en théologie pratique à l’Université de Genève et tu as publié il y a quelques mois Pionnières. Comment les femmes sont devenues pasteures. Accepterais-tu pour commencer de me parler de ton arrière-plan personnel? Comment la foi chrétienne est-elle entrée dans ta vie?
«Une espèce d’angle mort»
Lauriane Savoy: J’ai grandi dans une famille avec un père catholique et une mère protestante réformée, donc avec un arrière-plan vraiment chrétien. Toute petite, j’accompagnais ma mère au culte chaque dimanche. J’ai cessé par la suite d’y aller systématiquement mais à l’époque, c’était un rituel. Je ne me posais pas trop de questions: j’étais contente d’aller au culte avec ma maman et j’allais aussi de temps en temps à la messe avec mon père ou ma grand-mère paternelle.
Donc l’œcuménisme était là dès le début.
Oui, parce que mes parents ont fait un mariage œcuménique au début des années 1980, à une époque où c’était encore peu courant et pas forcément très facile selon les milieux.
Comment est-ce que c’était perçu?
En Suisse, c’était tout de même assez tendu entre protestants et catholiques jusque dans les années 1970-1980. Mon père raconte que quand il était petit, il passait de temps en temps devant un temple protestant en pensant qu’il n’y mettrait jamais les pieds. Il y avait certains tabous, des interdictions, c’était deux mondes assez différents.
L’autre était un peu regardé en chien de faïence ?
Exactement. Des gens de la génération de mes parents parlent aussi de bagarres dans la cour de récréation… Donc oui, il y a eu des périodes et des endroits où c’était assez tendu entre catholiques et protestants qui étaient comme des clans rivaux, évoluant dans des mondes interdits l’un à l’autre. Cela a évidemment énormément changé, du fait de l’accroissement des mariages mixtes (en particulier depuis les années 1970-1980) et grâce à un mouvement œcuménique assez fort en Suisse romande, marqué par de nombreuses initiatives et projets œcuméniques portés par des prêtres, des pasteurs, mais aussi des laïcs. Ensemble, ils ont créé de très beaux projets, à l’image du Camp biblique œcuménique de Vaumarcus, dans le canton de Neuchâtel, qui à l’origine était un camp biblique protestant mais qui s’est ouvert à l’œcuménisme au début des années 1970. C’est aujourd’hui un lieu communautaire et un important laboratoire de l’œcuménisme. C’est aussi un très bel endroit qui attire des personnes au-delà des frontières de la Suisse romande; je participe d’ailleurs à ce camp depuis quelques années.
Et petite, participais-tu à des camps comme celui-ci?
Non, pas du tout. Mes parents ne m’emmenaient pas dans ce genre de lieux. C’était le culte protestant la plupart du temps avec ma mère et, de temps en temps, la messe. Enfant, j’ai été frappée en réalisant que les femmes dans l’Église catholique ne pouvaient pas être prêtres. Le pasteur de la paroisse où j’allais était une femme donc, pour moi, une femme pasteure, c’était la normalité! Quand je me suis rendue compte de ce contraste, cela m’a vraiment beaucoup interpellée, voire révoltée. Sensible aux inégalités depuis toute-petite, j’ai trouvé cela très injuste. Par la suite, en développant ma passion pour l’histoire – j’ai fait des études de lettres, d’histoire et de français avant de venir à la théologie – je me suis intéressée au protestantisme et l’un de mes questionnements a été de savoir depuis quand les femmes pouvaient être pasteures (j’avais découvert que les femmes n’avaient pas toujours pu être pasteures dans les Églises protestantes réformées). En étudiant la Réforme, j’ai appris que c’était assez récent. Autour de moi, peu de gens avaient des réponses à me donner, personne ne savait trop depuis quand les femmes pouvaient être pasteures. J’ai alors compris que c’était une espèce d’angle mort, un domaine auquel on ne s’était pas encore intéressé, et qu’il n’existait encore que très peu de savoirs diffusés sur ces questions. C’est à ce moment-là que j’ai voulu commencer à travailler ce sujet qui depuis mon enfance me taraudait.
«J’ai choisi comme marraine la pasteure»
Y a-t-il d’autres éléments qui t’ont révélé des injustices? Que disait ton père quand tu demandais pourquoi il n’y a pas de femme prêtre ?
Mon père est resté catholique mais, encore aujourd’hui, il dit se sentir plus à l’aise chez les protestants réformés. Ce n’est pas lui qui serait allé défendre la position catholique sur les inégalités entre hommes et femmes. Il va bien davantage aux cultes qu’à la messe, même s’il n’a jamais voulu devenir protestant. Je trouve cela plutôt sain d’avoir des parents qui sont dans une tradition, qui y restent, tout en étant très ouverts à l’œcuménisme, par la démarche de leur mariage, par le fait qu’ils n’ont aucun problème à se rendre au culte ou à la messe. Leurs parents à eux étaient d’ailleurs très bienveillants vis-à-vis du mariage œcuménique de leurs enfants. Il n’y a pas eu de problème, ce n’était pas une question tendue, il y avait une certaine ouverture dans ma famille. C’est une grande chance d’avoir vécu dans un milieu ouvert. J’ai grandi dans un milieu familial assez équilibré, avec beaucoup d’amour, une foi et une pratique chrétienne régulières. La foi est en quelque sorte un héritage que j’ai reçu de mes parents et dont j’ai continué à bénéficier sans vraie interruption. Ce qui est un peu particulier dans mon parcours, et qui n’est peut-être pas très fréquent, c’est que quand j’étais bébé, mes parents m’ont présentée. La présentation, c’est un rite qui existe dans les Églises protestantes réformées et qui a été proposé il y a quelques décennies, à partir du moment où les parents n’ont plus forcément voulu baptiser leur enfant bébé mais plutôt lui laisser le choix de demander le baptême plus tard. Ce rite de la présentation existe d’ailleurs dans la Bible avec la présentation de Jésus au Temple. Ce n’est pas une invention sortie de nulle part.
Mes parents m’ont également présenté – même si ce n’était pas dans un milieu protestant – et cela ne s’est pas déroulé dans une église, comme pour toi, mais dans la chambre d’hôpital. C’était entre eux et Dieu. De ton côté, il y a donc eu ce rite ?
Oui, c’était pendant un culte dominical habituel. Le rite de la présentation est un moment où les parents présentent vraiment l’enfant. En général, cela se passe devant l’assemblée et l’un des parents, ou les parents ensemble, montrent leur enfant en tendant les bras en l’air, en soulevant l’enfant pour le présenter à la communauté. Des mots de bénédiction de la part du pasteur ou de la pasteure sont alors prononcés. C’est un beau moment qui consiste à accueillir l’enfant dans la communauté, à demander la bénédiction de Dieu sur l’enfant mais sans que cela ne soit le baptême, qui pourra être demandé plus tard si l’enfant en devenant adulte le souhaite. C’est la démarche qu’ont fait mes parents.
Pourquoi qualifies-tu ce choix d’«un peu particulier» ?
Ce qui est particulier, c’est la suite: le fait que j’ai demandé le baptême à un âge peu commun, quand j’avais 8 ans. En général, les personnes présentées demandent le baptême à la fin du parcours catéchétique, donc à l’adolescence. Certains ados confirment leur baptême, d’autres le demandent… C’est à ce moment-là que cela se fait, ou plus tard.
Que se passe-t-il pour toi à ce moment-là, à 8 ans?
Je ne me rappelle pas très bien ce qui s’est passé. Ce n’est pas que j’ai eu une révélation – en tout cas je ne m’en souviens pas – je me rappelle simplement avoir voulu demander le baptême. Je faisais un parcours de catéchisme avec le pasteur (nous étions dans une nouvelle paroisse et ce n’était plus une pasteure) quand j’ai fait cette demande. J’en ai parlé à mes parents, puis au pasteur, et on m’a dit de choisir un parrain et une marraine. J’ai choisi comme marraine la pasteure de la paroisse dans laquelle j’allais quand j’étais toute petite, avec ma maman. À huit ans, j’ai donc fait part de mon souhait à cette première figure de femme pasteure, dans une lettre qu’elle a d’ailleurs conservée. Nous avons une très jolie relation car c’est la marraine que j’ai choisie et parce que j’étais alors assez petite, ce qui nous a permis de développer des liens tout au long de ma croissance. En revanche, je n’ai pas choisi de parrain car je ne voyais pas de figure masculine dans mon entourage à qui attribuer ce rôle. Comme on m’a dit que ce n’était pas une nécessité, j’ai seulement une marraine. Je me suis dit que je ne voulais pas demander à n’importe qui, ou à quelqu’un de la famille avec qui je n’aurais pas eu de feeling particulier. Ensuite, j’ai continué, j’ai fait le parcours de catéchisme classique, à l’école primaire, puis le caté et enfin la confirmation. Adolescente, après ma confirmation, je suis entrée dans une période où j’étais beaucoup moins pratiquante. J’avais d’autres priorités que la pratique dominicale.
«Ce n’était pas facile avec un bébé»
Quelles étaient ces priorités?
Voyager, faire des sorties, aller tous les weekends avec mes amis écouter des concerts qui finissaient tard et empêchaient d’aller au culte… Par la suite, je suis revenue, notamment par ma marraine pasteure qui m’a sollicitée pour la seconder dans l’animation du catéchisme avec les petits. Je suis donc devenue catéchète à ses côtés en m’engageant pour le caté, toute jeune adulte, une fois par semaine. Quand elle a pris sa retraite, j’ai poursuivi cette mission plusieurs années avec les pasteurs suivants. C’est alors que je suis entrée dans le conseil de paroisse et que je suis devenue déléguée au Consistoire. Le Consistoire, c’est le synode à Genève, le parlement de l’Église. J’y représentais ma paroisse. J’étais assez engagée dans les structures.
Il me semble que là, déjà, tu militais pour l’égalité. J’ai cru lire que, notamment durant tes études ou dans ta paroisse, il y avait chez toi ce côté militant, pour les droits des assistants, ceux des femmes…
Ce n’était pas tellement présent… Il faut dire que quand j’ai commencé à m’engager dans l’Église, toute jeune adulte, je ne voyais pas de problème particulier. Par exemple, le conseil de paroisse dont je faisais partie était composé d’une majorité de femmes et présidé par une femme. Il n’y avait pas tellement de problématique flagrante de sexisme donc ce n’est pas à ce moment-là que j’ai commencé à m’engager sur ces questions, d’autant plus que la pasteure de notre paroisse était également une femme.
C’est devenu une question quand j’ai commencé mes études d’histoire et que je me suis beaucoup intéressée à l’histoire des femmes, aux questions féministes. Puis mes engagements pour l’égalité se sont développés et, quand j’ai commencé à travailler à la Faculté de théologie dans le cadre de ma thèse de doctorat, je suis entrée dans la commission égalité de la faculté. Pour moi, l’engagement collectif est important et, dans les endroits où je travaille, cela me tient beaucoup à cœur d’essayer de créer du lien, de faire en sorte que les personnes ne travaillent pas chacune dans leur coin même si leurs recherches ou emplois du temps sont très différents, qu’il y ait des moments où on se retrouve. Et puis, il y a toute la partie syndicale, quand il faut réfléchir aux enjeux, défendre des intérêts, etc. C’est aussi très important de s’organiser collectivement, d’essayer d’améliorer la situation. Alors oui, ce sont un peu des enjeux de justice et d’égalité femme-homme en particulier.
Côté Église, j’ai donc eu ces engagements comme catéchète puis conseillère de paroisse. Après la naissance de mon premier enfant, c’est devenu trop compliqué de tout concilier et j’ai arrêté mon engagement au conseil de paroisse alors que, comme catéchète, j’ai continué un petit moment. J’allaitais mon fils juste avant ou juste après la séance de caté. C’était toute une organisation! Après cela, j’ai arrêté mes engagements en Église et j’ai commencé à aller beaucoup moins au culte parce que je trouvais que ce n’était pas facile avec un bébé.
Oui, on passe son temps à donner le biberon, à changer la couche et on ne profite pas du tout. J’ai vécu la même chose. Tu as fait tout ce trajet pour aller à l’église ou à la paroisse mais sans pouvoir participer à quoi que ce soit…
Et on ne peut pas vraiment se concentrer sur ce qui se passe. C’est difficile aussi quand les enfants deviennent en âge de bouger. Il y a malheureusement beaucoup de paroisses qui ne sont pas encore très accueillantes vis-à-vis des familles avec de jeunes enfants, où l’on se fait regarder de travers si on a un petit qui bouge un peu trop, qui fait du bruit… Il faudrait vraiment réfléchir à l’accueil de ce public-là. C’est dommage que des gens s’éloignent parce qu’ils ne se sentent pas accueillis avec des enfants, qui sont l’avenir des Églises.
C’est ce que tu as vécu…
Oui. Je me suis dit que j’allais être moins présente parce que ce n’était pas très adéquat, tout en disant qu’il faudrait un coin bébé, qu’on mette un tapis à l’avant du temple… sans pour autant en faire beaucoup pour que ça se concrétise. Cela dit, ça dépend des lieux. Comme je vis à Genève, il y a aussi plusieurs paroisses, plusieurs lieux qui ont des couleurs différentes, des endroits où on peut aller plus facilement sans que ce ne soit très loin et qui sont plus adaptés à l’accueil des jeunes enfants, avec des jouets, des tapis… On peut donc aussi choisir où l’on va selon ce qui est proposé. Mais pendant quelques années, quand mes deux enfants étaient tout petits, j’ai été un peu moins investie côté Église. Par la suite, j’ai recommencé à m’investir davantage sur des questions d’égalité dans l’Église, surtout depuis 2019, au moment de la grève des femmes – la grève féministe en Suisse.
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Transcription: Pauline Dorémus
Illustration : illustration du podcast Protestantes! par Anna Wanda Gogusey et portrait de Lauriane Savoy.
(1) Pionnières, Comment les femmes sont devenues pasteures, Labor et Fides, 2023.