Inhospitalité et souveraineté - Forum protestant

Inhospitalité et souveraineté

Comme Kant qui «savait que la terre était un espace fini» et que «les êtres humains étaient obligés de coexister les uns avec les autres au lieu de se combattre sans cesse», deux philosophes actuels, Jacob Rogozinski et Gérard Mairet, réfléchissent au «désir de souveraineté» et d’inhospitalité qui agite notre pays et tant d’autres à l’heure où il est clair que «seul un ensemble politique» peut répondre aux cruciaux défis actuels.

Entretiens publiés sur Le blog de Frédérick Casadesus le 8 et le 15 avril 2024.

 

Voir l’inhospitalité en face

Couverture du livre "Inhospitalité" de Jacob Rogozinski

Ce n’est pas une affaire de famille. Et pourtant, cela tient de cela aussi. Les parents de Jacob Rogozinski sont arrivés en France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, fuyant une Europe orientale anéantie, travaillée toujours par l’antisémitisme. Ce n’est pas une affaire de famille, mais deux tiers au moins de nos concitoyens possèdent une origine étrangère. Ce n’est pas une affaire de famille, mais il faudra bien que cesse la rumeur mauvaise qui fait de l’autre, oui cet autre venu d’ailleurs, une menace. Facile à dire ? En effet. Mais plutôt que d’ajouter quelques incantations, plutôt que de formuler des vœux pieux, Jacob Rogozinski trouve dans la philosophie des éléments de réflexion dont nous pourrions tous tirer profit. Inhospitalité (1) compte parmi les grands livres du printemps.

«Je suis né français par le droit du sol, alors que mes parents ne l’étaient pas encore, dit-il. L’accueil est donc possible. Il a fait de moi ce que je suis. D’une certaine manière, il m’oblige: infiniment reconnaissant à la France, je ne comprends pas comment ce pays qui, tout au long de son histoire, a su se montrer généreux, peut laisser croître en son sein les forces de l’inhospitalité.»

 

L’hospitalité selon Derrida

Pour élucider ce qu’il considère comme une énigme, Jacob Rogozinski convoque d’abord Jacques Derrida, qui fut son maître et dont il rappelle que le concept de déconstruction n’est pas un nihilisme mais une méthode pour analyser les mécanismes des opinions dominantes.

«Il a publié ses textes au sujet des étrangers au milieu des années 90, aux premiers temps des lois Pasqua, quand s’est instituée une inhospitalité d’État, qui s’attaquait à ce que l’on appelle ‘immigration clandestine’. Il a réagi aussitôt en affirmant que l’hospitalité – politique et juridique – est toujours conditionnée, limitative, si bien qu’elle se renverse en inhospitalité. Pour cette raison, il en est arrivé à défendre une hospitalité éthique, inconditionnelle, une ‘hospitalité à l’infini’, même si l’étranger se fait menaçant, s’il se montre agressif, même s’il en veut à la vie de ceux qui l’accueillent.»

On le perçoit, cette conception, radicale et généreuse, risque hélas de renforcer l’angoisse de ceux qui accueillent. Avec les meilleures intentions du monde, elle empêche une relation paisible, constructive et nous conduit dans une impasse par son excès.

Pour Jacob Rogozinski, répondre à la venue des migrants suppose de «dé-moraliser» la question de l’accueil, de l’arracher au terrain de l’éthique pour la placer sur le terrain du droit. C’est par ce chemin que surgit le second philosophe dont il décrypte la pensée: Kant.

 

L’approche plus nuancée de Kant

«Contre une certaine naïveté de l’esprit des Lumières, Emmanuel Kant estimait qu’il y a en tout être humain une tendance au mal, analyse notre interlocuteur. Une des manières de surmonter ce mal est de pratiquer l’hospitalité, c’est-à-dire une rencontre raisonnée avec l’étranger. J’ai voulu dégager cette dimension très actuelle et très forte, suivant laquelle tout homme a le droit d’être là où la nature ou le hasard l’ont placé; cela veut dire que nous avons le droit d’être là où nous sommes et que les autres ont aussi le droit de vivre là où il sont nés. Si la guerre, la famine, le dérèglement climatique les empêchent de vivre, ils ont le droit de venir ici et nous n’avons pas le droit de leur interdire de venir.»

Mais pour le philosophe allemand, l’hospitalité repose sur une forme de contrat. Elle n’est pas inconditionnelle. Si l’étranger se montre agressif, menaçant, alors, on peut lui refuser l’accès de notre pays. Ni messie, ni ennemi, tel est le migrant.

«Kant essaie de penser l’hospitalité non pas sous un angle moral, mais comme un problème politique qu’il met en rapport avec la question de la guerre ou de la paix, souligne encore Jacob Rogozinski. À l’heure où la guerre fait rage entre l’Ukraine et la Russie – pour ne parler que de notre continent – nous ne pouvons qu’être interpelés par cette approche, car elle nous permet de dépasser le droit étatique national et concevoir même un droit cosmopolitique, c’est-à-dire un droit des ‘citoyens du monde’, distinct du droit de chaque État.»

Evidemment, le promeneur ponctuel de Königsberg ne pouvait imaginer ce que nous appelons aujourd’hui un droit international et des institutions internationales indépendantes des États comme l’ONU. Mais, loin du vertueux moraliste que certains décrivent, il était avant tout soucieux de trouver des réponses pratiques à des problèmes généraux. Parce qu’il savait que la terre était un espace fini, Kant était convaincu que les êtres humains étaient obligés de coexister les uns avec les autres au lieu de se combattre sans cesse.

 

Renouer avec la possibilité de l’accueil

Jacob Rogozinski développe dans son livre des argumentaires passionnants, que nous vous encourageons vivement à découvrir. On ne peut verser dans l’angélisme, c’est une affaire entendue. Mais faut-il brader pour autant ce qui fait de la France un pays pas comme les autres ? Il y a 80 ans, le 6 avril 1944, la Gestapo de Lyon, sous les ordres de Klaus Barbie, est venue arrêter 44 enfants juifs et les sept adultes qui les encadraient dans la maison d’Izieu. Tandis que les nazis les forçaient à monter dans les camions, les gosses ont entonné: «Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine et malgré vous, nous resterons Français». Peut-être leur exemple inspirera-t-il les électeurs, le 9 juin prochain.

 

 

Qu’en est-il aujourd’hui de la souveraineté ?

Qu’on la chérisse ou la déteste, qu’on la tienne pour un trésor immémorial ou quelque désuétude à rejeter, la souveraineté dans le débat public européen tient le premier rôle. Gérard Mairet, philosophe, nous en décrit les caractéristiques à l’occasion de la parution de son livre Qu’est-ce que la souveraineté ? (2).

«La civilisation européenne a été, d’une certaine façon, mise en mouvement par le concept de souveraineté, remarque-t-il en préambule. Je veux dire par là que l’idée de souveraineté a son origine dans le travail de Machiavel pour qui toute construction d’un ensemble politique – il n’était pas encore question, au 15e siècle, de parler d’un État au sens actuel du terme – suppose l’existence d’une souveraineté, ce qui implique de savoir ce que c’est, de quelle manière on la conserve et comment on la perd.»

 

Une définition de la souveraineté

Vaste programme, que prit en charge un contemporain de Montaigne, le philosophe et théoricien Jean Bodin. Catholique hostile aux persécutions contre les protestants – n’était-ce pas un chic type ? – il publia Les six Livres de la République en 1576, ouvrage complété l’année suivante par un Recueil de tout ce qui s’est négocié en la compagnie du tiers État de France. Il passe pour être le véritable inventeur de l’idée de souveraineté en en concevant la spécificité (relativement aux formes politiques du passé) et en en définissant l’extension.

«Pour lui, la vie de toute communauté politique ordonnée à la puissance souveraine s’établit à l’intérieur d’un espace territorial identifié, fermé par des frontières, souligne Gérard Mairet. C’est là une notion entièrement nouvelle, puisque cette territorialité doit être finie, ses limites étant dessinées par la guerre avec le pays voisin.»

 

Un nouvel ordre du monde

Les conflits militaires, jusqu’alors, passaient pour des affrontements de seigneurs ou de seigneurs d’un autre rang: les rois. La configuration politique change avec le triomphe d’une entité politique commune, aux frontières identifiables par tous: l’État. La notion de souveraineté traduit ce nouvel ordre du monde.

A-t-elle un sens aujourd’hui, quand les échanges commerciaux traversent les frontières et que les entreprises nationales fusionnent avec d’anciennes concurrentes ? Nombre de responsables politiques et d’essayistes réclament un retour à la souveraineté traditionnelle, quand d’autres considèrent qu’il faut aller plus loin.

«Je ne sais pas répondre à la question de savoir si la mondialisation crée, comme en retour de bâton, le retour de la souveraineté, mais je constate qu’elle suscite un retour du désir de souveraineté, note Gérard Mairet. C’est la construction européenne qui le provoque parce qu’elle donne à penser aux peuples qui la composent qu’ils ont perdu leur nation, leur État, leur destin.»

Sur ce point, chacun peut comprendre que les gens soient tentés par un retour à la situation antérieure – par ailleurs en grande partie fantasmée, parée de toutes les vertus quand elle était marquée, d’abord, par des guerres épouvantables.

 

Un ensemble politique commun

Mais pour Gérard Mairet, cette hypothèse n’est pas crédible:

«Il faudrait, pour cela, que l’on revienne à des territorialités closes, des juxtapositions de souverainetés, qui pourraient vivre en se conservant dans leurs particularismes. Or, la guerre en Ukraine le démontre, aucune des nations qui composent l’Union n’est capable, individuellement, de soutenir les victimes de l’agression russe, pas même la plus grande puissance militaire du continent, la France. Seul un ensemble politique commun le peut».

Cette situation ne donne-t-elle pas des arguments à ceux qui préconisent d’aller plus loin dans l’intégration européenne ? Une fois encore, on peut douter: les spécificités nationales demeurent et, pardon pour le cliché, les racines des particularismes sont trop profondes pour disparaître, même en cinquante ou soixante ans.

Par ailleurs, une certaine illusion d’optique nous fait croire à l’abandon de notre souveraineté quand il s’agit d’un transfert dominé.

«L’extrême droite et une partie de l’extrême gauche sont arcboutées sur la notion de souveraineté, remarque Gérard Mairet. Mais contrairement à ce qu’affirment leurs représentants, ce qu’elles réclament, nous l’avons déjà, puisque l’Union Européenne ne fait rien abandonner à personne. C’est précisément par un acte de souveraineté que les États consentent librement à en déléguer l’exercice, qu’ils peuvent donc librement reprendre (on l’a vu par le Brexit) ; en tout cas, ils en conservent le contrôle.»

 

Une solution fédérative

Afin de sortir de cette impasse – impossible est le retour à l’ordre ancien comme est illusoire la projection dans une fusion générale – notre interlocuteur préconise la mise en œuvre d’une solution fédérative:

«Il faut dépasser le particularisme des Etats historiques en allant au-delà de la souveraineté et concevoir un principe de ‘fédérativité’ originale, ordonnée à la constitution du fondement commun propre aux Européens: défense des libertés individuelles et de la sécurité collective dans le cadre de l’universel européen des droits humains, ce qui revient à concevoir les plans à venir d’une res publica européenne».

Qu’en sera-t-il après-demain ?

Par une belle journée de juin, dans une salle de sport dont les fenêtres, si l’on en croit Jacques-Louis David, ouvraient sur l’avenir, quelques députés ont prêté serment de ne jamais se séparer. L’été 89 pouvait commencer, l’idéal avait devant lui de beaux jours et la Déclaration des droits de l’Homme allait naître bientôt. Qu’importe aujourd’hui qu’il faille avancer sur des chemins nouveaux. N’oublions pas la promesse du Jeu de Paume.

 

Illustration: à la frontière franco-italienne.

(1) Le Cerf, 144 pages, 18 €.

(2) Folio essais, 315 pages, 9,40 €.

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