L’affaire Tesson, tout un poème - Forum protestant

L’affaire Tesson, tout un poème

La polémique autour de Sylvain Tesson rappelle (pour Frédérick Casadesus) que, s’il est «juste et sain de dire que l’on n’aime guère un écrivain, ses propos, son ancrage», suivre «le chemin de la censure est toujours, en littérature, de mauvaise politique». Car un écrivain n’est pas forcément «tout d’une pièce», comme le montre un récent ouvrage sur Maurice Barrès qui, malgré «des phrases épouvantables», était un auteur «tourmenté» et non «l’abruti que l’on pense».

Chronique publiée sur Le blog de Frédérick Casadesus.

 

Faut-il que l’on soit tombé sur la tête – si l’on peut dire au sujet d’un homme qui, par un soir d’ivresse, a manqué mourir en tombant d’un balcon – pour exiger l’interdiction de la nomination de Sylvain Tesson comme parrain du Printemps des poètes ?

Il a publié, la chose est désormais connue, la préface d’un volume de récits de voyages de Jean Raspail; et puisque ce Raspail était réputé d’extrême droite… Cela fait-il de cet écrivain bourlingueur une honte nationale ? Disons que cette péripétie tient de l’homme qui a lu l’homme qui a lu l’homme! On se réjouit que la littérature occupe une place à part dans notre vie publique. Encore aujourd’hui, des gens pensent qu’elle peut influer sur l’élection présidentielle de 2027. Ce n’est pas au fin fond du Texas que cela se produirait. Pour le reste, on peut s’interroger.

 

Le chemin de la censure

Bien sûr, les auteurs de la pétition ne réclament pas l’autodafé des œuvres de Tesson; ils contestent que celui-ci puisse être l’emblème d’une manifestation culturelle. Que s’élèvent les voix, que s’exprime la colère, bravo: les cris d’orfraies de ceux qui prétendent que l’on ne peut plus rien dire, alors qu’à longueur de colonnes et sur les plateaux de télévision tous les jours ils déversent leur bile, ont quelque chose d’obscène. Il est juste et sain de dire que l’on n’aime guère un écrivain, ses propos, son ancrage. Mais suivre le chemin de la censure est toujours, en littérature, de mauvaise politique. Un signe de faiblesse, un passage à l’acte quand les mots doivent avant tout guider la pensée. Nous pourrions rappeler que Rimbaud n’est pas parti pour l’Afrique avec des projets de dentelière, que Baudelaire a tenu des propos qui sont à vomir, mais l’essentiel est ailleurs – comme la vraie vie.

L’ouvrage collectif À l’ombre de Maurice Barrès, dirigé par Antoine Compagnon (1), nous le fait comprendre. Le Lorrain délirant – c’était un fou parfois, pris par la haine antisémite et antiprotestante, antimaçonnique, on en passe – n’était pas tout d’une pièce.

«L’écrivain use à ses débuts de la force de la provocation, nous révèle Jessica Desclaux, jeune docteure en Lettres modernes, enseignante à l’Université de Louvain. Sa désinvolture à l’égard des maîtres est l’un des moyens qui lui permettent de se faire rapidement un nom et qui contribuent à son succès auprès d’un certain lectorat.»

S’attaquer à la génération précédente, il n’est pas meilleure façon de s’imposer, chacun le sait depuis La Marseillaise et son fameux programme, «Nous entrerons dans la carrière quand nos aînés n’y seront plus». Barrès dessoude avec énergie Taine et Renan, les deux célébrités de son époque. Il se lance, une fois ce travail accompli, dans son œuvre. Il écrit des phrases épouvantables, en particulier pendant l’affaire Dreyfus, mais il est tourmenté. Ce n’est pas l’abruti que l’on pense.

Michel Winock, analysant le parcours idéologique de celui qu’il nomme «l’inventeur du nationalisme français», souligne les doutes qui l’assaillent bien avant la Grande guerre:

«Ses idées échappent à la congélation. En 1910, il en fait l’aveu: «Je sens depuis des mois que je glisse du nationalisme au catholicisme. C’est que le nationalisme manque d’infini». Il lance un cri qui ressemble à un programme: «Pas d’orthodoxie». Il assume ses contradictions: «Ma raison condamne ce que mon cœur parfois ne peut s’empêcher d’aimer». L’aveu, important, nous suggère d’éviter la réduction d’un Barrès à des idées immuables. Ses Cahiers et son œuvre romanesque témoignent d’une sensibilité qui l’a protégé du fanatisme».

On voit par là qu’il ne sert à rien de vouloir interdire ou faire taire. Il ne s’agit pas de se vautrer dans la complaisance des mauvais sentiments – ici même, nous aimons recommander la lecture d’André Chamson, merveilleux personnage, humaniste, écrivain de première catégorie, qu’aujourd’hui trop peu de nos concitoyens connaissent – mais de lutter contre les poses qui dessèchent, les démarches factices qui remplacent les mots par les actes. Laissons vivre, en liberté, le grand roman de la littérature et de la poésie.

 

Illustration: Maurice Barrès aux obsèques de Paul Déroulède le 3 février 1914.

(1) Gallimard (L’esprit de la cité), 173 pages, 18 €.

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