Auschwitz, 80 ans après
«Il nous faut donc arpenter de nouveau le chemin»: pour Frédérick Casadesus, plutôt que «se résigner» et «abandonner le champ» face à la banalisation des discours hostiles aux Juifs, il faut rappeler à quoi ils ont mené, par exemple avec les cahiers rédigés dès son retour d’Auschwitz par Alter Fajnzylberg pour «consigner l’épouvante» et éviter son retour.
Chronique publiée sur Le blog de Frédérick Casadesus.
Que restera-t-il de cette célébration ? Depuis lundi, la plupart des médias rappellent qu’il y a 80 ans, le camp d’Auschwitz fut évacué par les nazis – nous ne pouvons pas écrire libéré, puisque s’amorçait, ce jour de 1945, une épouvantable marche, dite de la mort, 65000 déportés étant contraints de partir pour… Dieu sait où. Mais les déclarations d’Elon Musk – «Les enfants ne devraient pas être coupables des péchés de leurs parents, et encore moins de leurs arrière-grands-parents, nous nous concentrons trop sur la culpabilité du passé, et nous devons surmonter cela» –, l’affiche électorale de l’AfD, parti allemand d’extrême droite qui montre des parents dont le salut nazi compose un toit prétendument protecteur pour leurs enfants, tout cela nous soulève le cœur et démontre que rien n’est jamais acquis.
Le risque d’une mémoire collective fragilisée
Le découragement nous menace et nous rappelle un trait d’humour de l’historien Lucien Febvre: «Sisyphe ignorait le repos». Faut-il baisser les bras ? Poser la question, c’est répondre: il serait criminel de se résigner, d’abandonner le champ. Mais quelle fatigue de recevoir des propos d’abrutis, des remarques de comptoir que leurs auteurs présentent comme des analyses, autant de clous plantés dans la mémoire collective.
Qui d’entre nous n’a pas entendu des gens, pourtant plein d’une apparente gentillesse, affirmer qu’Israël pratique aujourd’hui un génocide, ou bien que les Juifs font aux Arabes ce que les Allemands leur ont fait subir ? Combien de croix gammées se lisent désormais sur les murs de nos villes ? Ce n’est plus à bas bruit mais au grand jour que se formulent des propos scandaleux, que se diffusent des idées dignes du troisième Reich.
Il est vrai que Benyamin Netanyahou n’aide pas les partisans du seul État démocratique du Proche- et du Moyen-Orient – mais oui, tous les jours il convient de le souligner: Israël est un pays démocratique puisque la liberté d’expression, la diversité des pouvoirs y sont garanties. Ce malhonnête homme cherche aussi dans la guerre un moyen d’échapper à la justice de son pays. Cela se sait. Mais placer dans la balance d’un côté les horreurs de tout conflit militaire et de l’autre l’extermination des Juifs d’Europe, il y a là tout un monde, une bascule pathologique.
Il nous faut donc arpenter de nouveau le chemin. Chemin du souvenir et de fidélité, chemin de tendresse et de mélancolie. Sous cet angle, rien n’égale en douleur Ce que j’ai vu à Auschwitz, les cahiers d’Alter, qu’avec l’aide d’Alban Perrin publie Roger Fajnzylberg aux éditions du Seuil (1).
«Né en 1947 d’un père et d’une mère rescapés d’Auschwitz, écrit Serge Klarsfeld en préface du livre, Roger Fajnzylberg, après la mort de ses parents à la fin des années 1980, ne pouvait pas ne pas ouvrir le carton ficelé où il savait que son père avait déposé des cahiers couverts de notes rédigées en polonais.»
Membre des Sonderkommandos (ces déportés juifs contraints d’exécuter les tâches de l’extermination), Alter Fajnzylberg avait été, durant les années trente, un de ces courageux combattants des Brigades internationales en Espagne, avant d’être interné dans les camps du régime de Pétain.
Témoignages glaçants
La barbarie, la voici:
«Lorsqu’un convoi de déportés était conduit au Krematorium pour qu’ils soient fusillés ou gazés, les Allemands choisissaient régulièrement les personnes les plus belles et les mieux portantes, explique Alter Fajnzylberg. Ils exécutaient puis prélevaient des muscles et différentes parties de leurs corps. Ils en remplissaient plusieurs seaux, puis les emportaient. Des médecins se tenaient à l’arrivée de presque tous les convois de personnes en bonne santé emmenées au gaz. Ils choisissaient plusieurs victimes et les mettaient à l’écart. Après le gazage, ces victimes – au nombre de 40 ou 50 ou même davantage – étaient fusillées. Cette chair humaine était mise dans des récipients spéciaux et emportée vers un lieu inconnu.»
L’Homme, un loup pour l’Homme:
«Le 12 et 13 décembre, c’était un mercredi, tous les prisonniers ont été gazés après avoir été trahis par leur Blokowy [détenu responsable d’un bloc ou d’une baraque de détention, NDLR]. Ils ont réussi à le tuer avant d’être eux-mêmes gazés.»
L’acte héroïque:
«On l’appelait Mala, nous dit Alter Fajnzylberg. Elle venait de Belgique. Elle s’était évadée avec un Polonais. Après avoir été reprise, à 50 kilomètres du camp, elle a été conduite au Bunker du bloc 11 à Auschwitz. Après lui avoir infligé des tortures et des mauvais traitements, les SS ont voulu l’emmener dans le camp d’où elle s’était enfuie pour la pendre. Mais cette femme digne d’admiration a dit aux Allemands droit dans les yeux: « Vous allez perdre la guerre, mais vous avez gagné la guerre contre les Juifs. Maudit soit Hitler et ses assistants, bourreaux des peuples du monde. » Elle a frappé plusieurs fois un Rapportführer SS au visage, et ne s’est pas laissé pendre devant ses meilleures compagnes d’infortune. A cet instant, une de ses amies lui a donné une lame de rasoir en un clin d’œil, et elle s’est elle-même ouvert les veines du bras.»
Contrairement à ce que pensent quelques personnes mal informées, les Sonderkommandos ne sont restés passifs.
«Ils ne s’occupaient pas uniquement de brûler des gens, note Alter Fajnzylberg, mais d’acheter des armes, de fabriquer des grenades, et de prendre des photographies à l’aide d’appareils transmis par des partisans de l’AL (armée populaire). Ces photographies ont été envoyées à l’extérieur du camp dans le but de faire les parvenir en Suisse. Par ce moyen, on voulait montrer au monde la réalité de l’horreur de la barbarie allemande.»
À la fin, ce témoignage:
«En voyant arriver les soldats de l’Armée rouge et en les entendant prononcer simplement ces mots: « Vous êtes libres », beaucoup de gens fondirent en larmes en se demandant à eux-mêmes s’il était possible de se retrouver subitement libres après tant d’années de captivité.»
Consigner et photographier pour assurer la transmission
L’ouvrage qui paraît, d’une grande intelligence et de belle qualité, reproduit les petits cahiers sur lesquels Alter Fajnzylberg a souhaité consigner l’épouvante chaque jour endurée par lui dans le camp d’extermination d’Auschwitz. Pour l’avenir ? Peut-être, sans doute, allez savoir… Il est une réalité, que nul aujourd’hui ne peut contester: les survivants meurent les uns après les autres, et l’exigence de transmission s’impose plus que jamais.
Voilà pourquoi nous aimons le travail accompli par Karine Sicard Bouvatier (2). Photographe sensible et scrupuleuse, elle associe dans une même image une ou un rescapé des camps de concentration en compagnie d’une fille ou d’un garçon ayant le même âge que la personne déportée au moment de son arrestation. C’est une façon toute simple d’apparence, mais difficile à réussir, de regarder vers demain.
Contre Elon Musk et ses sbires, contre l’AfD, contre le péril ordinaire qui, dans nos contrées comme ailleurs, ne demande qu’à s’étendre, il n’existe pas de recette. Pas de miracle. Juste un petit travail de fourmi. Pour ne rien oublier.
Illustration: photographie aérienne du camp d’Auschwitz prise par l’aviation américaine le 4 avril 1944 (National Archives, College Park, MD, courtesy of USHMM Photo Archives).
(1) Roger Fajnzylberg, Ce que j’ai vu à Auschwitz, les cahiers d’Alter, avec l’aide d’Alban Perrin, Seuil, 2025, 380 pages, 33€.
(2) Karine Sicard Bouvatier, Déportés, leur ultime transmission, Éditions de La Martinière, 2021, 191 pages, 25€.