Faire un pas de côté avec Michel Wieviorka - Forum protestant

Faire un pas de côté avec Michel Wieviorka

L’ouvrage de Michel Wieviorka La dernière histoire juive. Âge d’or et déclin de l’humour juif (Denoël), permet de faire un pas de côté, face à la déprime engendrée par les événements actuels, et de mieux maitriser la situation en France.

Texte publié sur le blog de Jean Baubérot.

 

 

Profondément et durablement déprimé par la tragédie actuelle et l’impuissance à faire prévaloir la seule solution – la coexistence de deux États – qui permettra aux Israéliens et aux Palestiniens de vivre en paix, j’ai lu l’ouvrage que viens de publier Michel Wieviorka: La dernière histoire juive. Âge d’or et déclin de l’humour juif (Denoël).

Ce pas de côté a contribué à me permettre d’avoir une réflexion distanciée (et je pense qu’il en sera de même pour de nombreux lecteurs) sur la situation française, la seule sur laquelle le citoyen lambda (comme vous et moi) peut avoir une certaine prise. Car si, comme la plupart des gens de ce pays, je condamne le massacre du 7 octobre et ceux qui ont lieu actuellement à Gaza, malheureusement, cela est sans effet.

J’ai conscience que ma formulation est, sans doute, maladroite mais j’espère que chacun·e comprendra ce que je veux dire: la rage devant une impuissance qui ronge.

Rédigé, bien sûr, avant le 7 octobre et ses suites, ce livre prend aujourd’hui une singulière, voire troublante, actualité. Il conjugue, de manière très originale, un récit assez personnel et un regard lucide, à la fois convivial et critique, à partir de l’humour juif, sur la richesse de la culture diasporique juive ashkénaze (tout en indiquant l’apport des Sépharades), l’évolution de la situation des Juifs dans les sociétés américaine et française, dans leur dynamique interne et aussi dans leur rapports avec l’État d’Israël.

Cependant, pour l’auteur, les histoires juives s’avèrent typiques d’une situation diasporique et nécessitent un espace où elles peuvent être accueillies par «un public bien disposé mêlant Juifs et non Juifs». Le sociologue nous donne de fines remarques, à méditer, sur «là» où s’arrêtent les «histoires juives» et où commencent les «histoires antisémites», et la différence qui existe entre les deux.

En cours de route, on passe de l’univers du shtetl (vie communautaire juive en Pologne) à celui du schmattès (la confection et la vente de vêtements au Sentier), on croise des hassidiques et des Juifs areligieux, on rencontre Pierre Dac et Woody Allen, Popeck et les Marx Brothers, Goscinny et Gotlib, Elie Wiesel et André Schwarz-Bart, Philip Roth et Marc Chagall,…

 

La dialectique du chercheur et du citoyen

Wieviorka a hérité d’une «expérience politique singulière» qui a su «conjuguer amour des valeurs universelles et affirmation d’une minorité», minorité à la fois sociale, «faite d’ouvriers et d’artisans», et culturelle «avec sa langue, le yiddish, et son histoire, dramatiquement interrompue par le nazisme».

Ses recherches, bien connues, notamment sur la violence, l’antisémitisme et le racisme, son intérêt pour ce qui touche à l’altérité, prennent leur origine dans un «apprentissage familial du goût des idées, de la vérité et de la connaissance, intégration à la République et à son école laïque, et conscience profonde de ce que produit la haine des Juifs», mais aussi d’autres haines, et notamment celle dont les musulmans font les frais. Le sociologue a courageusement combattu ceux qui trouvent «légitime d’envisager une phobie vis-à-vis de ce qui est juif, mais pas vis-à-vis de ce qui touche à l’islam».

Menant une réflexion sur son propre parcours, il explicite les raisons de ses engagements intellectuels, de la réflexion sur les rapports entre «particularisme» et «universalisme» qui jalonne son oeuvre. La dialectique du chercheur et du citoyen l’amène à se distancier de l’usage effectué par certains de la «neutralité axiologique» chère à Max Weber. Il remarque qu’elle implique d’éviter les biais provenant de la «confusion entre jugement scientifique et application inconsciente de ses propres valeurs», sans signifier l’extériorité du chercheur par rapport à son objet. J’en suis bien d’accord mais, encore plus que lui, peut-être, j’insisterais sur la nécessité de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain.

L’itinéraire d’une famille, la famille Wieviorka, vivant à Paris «dans un univers dynamique d’immigrés juifs d’Europe centrale», de ses racines et son devenir, d’une part, et, de l’autre, des «histoires juives», contextualisées en termes sociologiques et historiques, servent, dans les deux premières parties, de fil conducteur à l’ouvrage.

Le livre commence d’ailleurs en racontant l’une d’entre elles: un dialogue extrêmement savoureux entre «Moshe» et un rabbin, à propos d’une montre perdue. Trois conditions favorables à l’impact des histoires juives ont été la compassion face à l’expérience tragique de la Shoah, la bonne image d’Israël et la bienveillance pour l’inventivité culturelle de la culture yiddish.

 

Le risque d’une distance entre une mémoire et un ressenti juifs et un ressenti sociétal global

Mais la troisième partie, «Fin des ‘histoires juives’», apparait lourde d’inquiétudes, dans une complexité qui fait qu’on aimerait pouvoir écrire trois choses en même temps. Car, pour l’auteur, est en cause l’évolution politique (non-respect des accords d’Oslo et illibéralisme) de l’État d’Israël, mais pas seulement: la résurgence de l’antisémitisme, aussi bien aux États-Unis qu’en France se trouve liée à une montée de l’extrême-droite (aux USA, pour certains, le grand remplacement se ferait au profit des Juifs !), à des théories complotistes, à l’islamisme radical; mais, en se désengageant pour d’autres combats (certes, totalement légitimes), une certaine gauche peut y avoir sa part de responsabilité. Et, face à la multiplication actuelle d’actes antisémites, il faut rappeler que, dès la fin du 19e siècle, on pouvait affirmer: «L’antisémitisme est le socialisme des imbéciles».

D’une manière générale, explique Wieviorka, «la mémoire de la Shoah s’est institutionnalisée, elle s’est installée dans l’enseignement, et dans divers lieux de commémoration, ce qui la renforce, mais lui ôte aussi une bonne partie de l’effet de sidération qu’elle a pu avoir dans les années 1970 ou 1980».

J’ai été spécialement sensible à cet aspect de l’ouvrage. Le risque me semble être réel d’une distance s’instaurant entre une mémoire et un ressenti juifs, où chaque acte antisémite réactualise un vécu victimaire douloureux, et un ressenti sociétal global qui s’en éloigne. S’il y a des personnes qui peuvent comprendre ce problème, ce sont bien les protestants français, eux qui ont ruminé jusqu’à la Première Guerre mondiale les douleurs de la Saint-Barthélemy et de la Révocation de l’Édit de Nantes, que chaque acte, chaque propos anti-protestant réactualisait, alors même que les protestants français étaient devenus une minorité active et dynamique.

Revenons au livre. Après une «dernière histoire juive» pour la route, sa conclusion sonne comme un grave avertissement:

«Commence à se perdre ce qui faisait la saveur du genre: la mise en scène appelant l’empathie pour ceux dont elle se moquait gentiment, non sans une certaine tendresse, et dont l’humour était aussi chargé d’autodérision, quitte à faire étalage d’une certaine intelligence».

L’idée centrale de l’ouvrage: le dernier tiers du 20e siècle a été celui de «l’apogée» des histoires juives, aussi bien aux États-Unis qu’en France, pourrait apparaitre teintée d’une certaine nostalgie. J’y vois plutôt l’appel à tenir bon dans la tourmente, à se dire que le combat pour une paix juste, et contre toutes les haines, qui paraît aujourd’hui totalement utopique, reste pourtant la seule position réaliste.

 

Illustration: «Juifs russes à New York» probablement dans les années 1900 (photo de la George Grantham Bain Collection, Bibliothèque du Congrès).

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