Jacques Ellul: une théologie à coups de marteau (1)
La technique, l’argent et l’État ont été les trois principaux objets d’examen sociologique et théologique de Jacques Ellul, pour qui le christianisme est une remise en cause radicale non seulement de ces trois «idoles séculières» mais «de toute société».
Première partie de l’article publié dans le numéro 2022/3 de Foi&Vie.
Jacques Ellul, un Nietzsche chrétien ?
« Ce petit écrit est une grande déclaration de guerre; et pour ce qui en est de surprendre les secrets des idoles, cette fois-ci ce ne sont pas des dieux à la mode, mais des idoles éternelles que l’on touche ici du marteau comme on ferait d’un diapason, – il n’y a, en dernière analyse, pas d’idoles plus anciennes, plus convaincues, plus boursoufflées … Il n’y en a pas non plus de plus creuses. Cela n’empêche pas que ce soient celles en qui l’on croit le plus ; aussi, même dans les cas les plus nobles, ne les appelle-t-on nullement des idoles. » (1)
C’est ainsi que commence Le crépuscule des idoles de Friedrich Nietzsche. Il s’agit, pour l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra, de «philosopher à coups de marteau», c’est à dire de «poser des questions avec le ‘marteau’» (2) aux idoles, aux propositions philosophiques tenues pour vraies à force d’avoir été répétées. Nietzsche se présente ainsi comme un contre-philosophe, dont la tâche est de questionner, remettre en cause et détruire tout l’édifice philosophique construit au cours des siècles afin de reconstruire le discours philosophique sur une nouvelle base, celle de la volonté de puissance.
À l’instar du philosophe athée, certains versets bibliques peuvent facilement être mis en relation avec la «philosophie à coups de marteau» nietzschéenne. Dans le livre du prophète Jérémie, par exemple, la Parole divine est comparée à un marteau: «Ma parole n’est-elle pas comme un feu, déclare l’Éternel, comme un marteau qui pulvérise la roche ?» (Jérémie 23,29). On connaît en outre la critique biblique des idoles «sans consistance», dont le livre de Jérémie propose de beaux exemples. La Parole de Dieu telle que la conçoit Jérémie est donc très proche de l’ambition de Nietzsche. Mais la ressemblance ne s’arrête pas là. Dieu donne une mission très nietzschéenne à Jérémie: «J’ai mis mes paroles dans ta bouche. Vois, aujourd’hui je te confie une responsabilité envers les nations et les royaumes: celle d’arracher et de démolir, de faire disparaître et de détruire, de construire et de planter» (Jérémie 1,9-10). À l’image du philosophe allemand, Jérémie est chargé de détruire un édifice existant afin de reconstruire sur une nouvelle base, celle de la Parole de Dieu.
Comme les figures en un sens opposées de Nietzsche et de Jérémie, Jacques Ellul propose une démarche iconoclaste, à tel point que l’on pourrait qualifier son œuvre de théologie à coups de marteau. Ellul vise en effet à déconstruire les idoles de son temps par le recours au discours théologique. Jacques Ellul (1912-1994) est une figure majeure, quoique méconnue jusqu’à récemment, de la théologie française du 20e siècle. Professeur d’histoire du droit à Bordeaux, son œuvre compte soixante-sept ouvrages actuellement. Elle se divise en un versant sociologique (notamment inspiré de l’approche critique de Karl Marx) dans lequel Ellul propose une critique de la technique et un versant théologique dans lequel il formule notamment une «éthique chrétienne de la liberté» (3), versants étant reliés, selon ses propres termes, par une relation «dialectique». Par sa critique de la technique et sa vision d’une écologie chrétienne, Ellul doit également être considéré comme l’un des précurseurs du mouvement écologiste. D’autre part, dans son œuvre théologique, Ellul, qui s’est converti au protestantisme à dix-huit ans, privilégie la relation personnelle et existentielle de l’homme à Dieu plutôt que la définition d’un dogme (orthodoxie théologique) ou d’une philosophie et d’une morale chrétienne (libéralisme théologique). En particulier, le théologien bordelais s’inspire de deux auteurs : le philosophe danois Søren Kierkegaard, le père de l’existentialisme chrétien qui avait critiqué la perversion de l’Église luthérienne de son époque; le théologien allemand Karl Barth, qui s’était opposé au nazisme.
C’est dans la tradition de ces deux auteurs qu’Ellul formule une théologie critique, qui s’en prend aux idoles de son temps au nom de la transcendance divine et de l’inspiration prophétique. Comme Jérémie, Nietzsche ou Kierkegaard avant lui, quoique dans un style plus conventionnel ou académique, Ellul peut être considéré comme le prophète de malheur de son époque, l’homme qui prononce les vérités dont personne ne veut entendre parler. Cela explique en partie la relative ignorance du public français jusqu’aux années 2010, alors qu’il est très tôt connu aux États-Unis.Le théologien français vérifie ainsi l’adage qu’il revendiquait selon lequel «aucun prophète n’est bien accueilli dans sa patrie» (Luc 4,24).
Nous proposons d’aborder deux thèmes de la pensée ellulienne: la déconstruction des idoles séculières d’une part, et la mise en cause des idoles chrétiennes d’autre part.
Crépuscule des idoles séculières
La technique: Dieu contre la volonté de puissance
Ellul est avant tout connu pour sa réflexion séculière sur la technique. Dans ses différents écrits sociologiques, il critique la «société technicienne» et l’idéologie du progrès. Essayant d’adapter les idées de Marx, qui considérait l’économie comme le facteur déterminant des sociétés du 19e siècle, à son propre temps, il montre que la technique est le facteur social déterminant du 20e siècle. Ellul définit la technique comme «la recherche de la méthode la plus efficace». Pour lui, la technique est devenue une force autonome, sur laquelle l’homme n’a plus aucune maîtrise. Que l’on songe aux logiciels de transactions financières (high frequency trading) qui remplacent les traders traditionnels dans environ 60% des opérations sur le marché américain et 40% en Europe: les marchés financiers fonctionnent de plus en plus sans l’intervention humaine et l’homme n’a plus aucune maîtrise sur eux (4). L’exemple des marchés financiers est intéressant en ce qu’il démontre la thèse d’Ellul: la technique, force motrice du 20e (et du 21e !) siècle, tend de plus en plus à prendre le pas sur l’économie, force motrice du 19e siècle. Rejoignant les thèses de Max Weber sur la rationalisation (voir l’exemple du tramway dans Le savant et le politique), Ellul pense qu’il existe une différence de taille entre l’homme prémoderne et l’homme moderne: le premier sacralise la nature, dans laquelle il voit une force supérieure qui le dépasse, mais il maîtrise complètement les techniques qu’il crée; pour l’homme moderne, au contraire, la nature n’a plus aucun secret (l’homme «maître et possesseur de la nature»), mais la technique devient sacrée: elle est un dieu qui semble agir par lui-même, une force sur laquelle les hommes n’ont plus aucun contrôle et dont la puissance s’accroît de jour en jour. Dès lors, elle constitue une idole qu’il est nécessaire de briser si l’on veut rendre à l’homme sa liberté. Ainsi que l’exprime Ellul, «ce n’est pas la technique qui nous asservit, c’est le sacré transféré à la technique» (5). Il semble donc nécessaire de désacraliser l’idole technicienne, de combattre sa force spirituelle afin que l’homme se tourne uniquement vers Dieu.
Ellul considère l’idéologie technicienne et le christianisme comme deux conceptions du monde opposées. La technique relève d’une éthique de la puissance: il s’agit d’accroître toujours plus notre domination sur le réel. Si la technique est si prisée de l’homme moderne, c’est que celui-ci recherche la puissance et cherche à dominer la nature et son semblable. La volonté de puissance (pour reprendre le concept clef de Nietzsche) semble avoir partout triomphé et s’exprime le mieux au travers de la technique. Si l’on en croit Ellul, le christianisme relève au contraire d’une éthique de la non-puissance. Dieu choisit ce qui est faible pour confondre ce qui est fort:
«La faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes. (…) Dieu a choisi les choses faibles du monde pour couvrir de honte les fortes. Dieu a choisi les choses basses et méprisées du monde, celles qui ne sont rien, pour réduire à néant celles qui sont, afin que personne ne puisse faire le fier devant Dieu» (1 Corinthiens 1,25-29).
Le meilleur exemple de cette éthique de la non-puissance est celui de Dieu lui-même: alors qu’il est tout-puissant, il s’abaisse volontairement et vient servir les hommes en prenant la forme du plus méprisé des hommes, Jésus (Philippiens 2,6-8). Dans l’éthique chrétienne de la non-puissance, le puissant renonce volontairement à sa puissance et s’humilie devant les plus faibles. Les chrétiens doivent imiter leur maître Jésus-Christ: le refus de la domination et de l’éthique de puissance est clairement affirmé (Matthieu 20,26). Dès lors, l’éthique chrétienne constitue le meilleur moyen de subvertir l’idéologie technicienne: alors que les hommes tendent à rechercher la puissance et la domination, les chrétiens devraient rechercher la non-puissance, contestant ainsi, par leur existence même, l’hubris de la «société technicienne».
Le marché et l’argent: Dieu contre Mammon
Il est vrai que plusieurs auteurs chrétiens dénoncent la puissance de l’argent, l’idole que la Bible appelle Mammon (Matthieu 6,24), si bien que la critique de l’argent est assez banale dans le discours théologique. Ellul s’inscrit délibérément dans cette tendance théologique (6). Pour lui, le christianisme conteste
«l’argent, puisque Jésus le qualifie de Mammon, et nul ne peut servir deux maîtres. Il y a incompatibilité radicale entre l’argent et le Christ. Jésus recommande à ses disciples de ne rien avoir. Et de même Paul montre que l’argent est fait pour être donné. Et Jacques que l’argent amassé par le riche résulte inévitablement du vol dont est victime l’ouvrier. L’argent en soi est puissance de détournement. Il est un des objets principaux de convoitise, or la convoitise est la racine de tous les péchés, de tous les maux» (7).
Il convient de remarquer, d’après Ellul, que l’argent est, comme la technique, une puissance spirituelle opposée à Dieu. Il ne confère pas seulement la capacité d’acheter et de vendre mais, comme il est parfois coutume de le dire, il mène le monde. Le marché doit être lui aussi vu comme une idole. La «main invisible» sur laquelle il repose n’est-elle pas une forme de Providence divine, une croyance en sa divinité (8) ? Il convient donc également de briser l’idole du marché, de la désacraliser et de combattre sa puissance spirituelle.
Le christianisme serait, selon Ellul, un discours alternatif à celui de l’économie marchande, puisqu’il propose une éthique du don. Il ne s’agit certes pas de l’éthique du don et du contre-don qui caractérise les sociétés prémodernes (9), mais d’une éthique du don absolu, c’est à dire de la grâce ou de l’amour : Dieu donne ce qu’il a de plus cher, son Fils, pour sauver les hommes. Alors que le système marchand et que le système du don et du contre-don supposent une réciprocité, le christianisme défend une logique du don total, du don par amour, qui n’attend rien en retour. Dès lors, l’éthique chrétienne doit être considérée comme le meilleur discours alternatif à l’idéologie marchande (10).
L’anarchisme chrétien: l’État, une puissance diabolique
D’autre part, si «nul ne peut servir deux maîtres» (Matthieu 6,24), l’État doit lui aussi être contesté. Lorsque la Seigneurie de Dieu est absolue et exclusive, aucun homme ne peut prendre sa place et prétendre dominer les hommes. Pour le dire plus simplement: si Dieu est roi, alors le roi n’est rien. D’après Ellul, toute la pensée biblique peut être interprétée comme une critique de l’État:
«Ainsi, pour l’essentiel, ce que l’on peut tirer du Nouveau comme de l’Ancien Testament c’est une récusation de tout pouvoir politique. Il n’y a pas de pouvoir légitime en soi. Le pouvoir politique, l’organisation sont des nécessités de la vie sociale, mais rien de plus que des nécessités, qui, chaque fois, tentent de prendre la place de Dieu, car le magistrat, le roi se prennent immanquablement pour l’autorité en soi. Ce pouvoir doit être sans cesse contesté, nié, récusé» (11).
L’État mérite d’être critiqué parce que son représentant est constamment soumis à la tentation de se prendre pour Dieu (Ézéchiel 28). La puissance que confère le pouvoir politique est si grande qu’il est difficile de ne pas y succomber. Comme la technique, l’État rend compte d’une éthique de la domination et de la puissance qui s’oppose en tout au message de non-puissance que propose le christianisme. Bien plus, en s’appuyant sur la parole satanique de Luc 4,6 («Je te donnerai toute cette puissance et la gloire de ces royaumes, car elle m’a été donnée et je la donne à qui je veux»), Ellul considère que l’État est diabolique, puisque Satan affirme détenir la puissance politique de toutes les nations. Au sens étymologique, le diable (diabolos) est «celui qui divise». Et quoi de plus diviseur que les États-nations contemporains ? C’est au nom des États-nations que les hommes se font la guerre, meurent, s’opposent les uns aux autres. Ellul est ici assez proche de la théologie de William Cavanaugh (12). L’universalisme chrétien ne saurait s’accoutumer du particularisme des États. Si tous les hommes sont créés par Dieu à son image, et si seul Dieu doit régner sur eux, alors l’État doit être considéré comme impie par tout chrétien cohérent. Ainsi, pour Ellul,
«l’Église ‘Nouvel Israël’ est un anti-État, cette conception n’est pas du tout apolitique, mais antipolitique, au sens où l’on refuse de doter la politique d’une valeur. Elle est anti-étatique au sens où le pouvoir politique est un pouvoir-idole conduisant inévitablement à l’idolâtrie. Le christianisme ne fournit aucune justification du pouvoir politique et, au contraire, conduit à le remettre radicalement en question» (13).
Dès lors, le christianisme est
«une contestation permanente du pouvoir politique, une incitation à un ‘contre-pouvoir’, à une critique ‘positive’, à un dialogue irréductible (comme celui du roi et du prophète en Israël), à un anti-étatisme, à un décentrement de la relation, obligeant le politique à se situer sur un autre terrain, à une relativisation extrême de tout ce qui est politique, à une anti-idéologie, à une mise en question de tout ce qui prétend à un pouvoir, ou à une domination, donc aussi du politique, et finalement pour prendre un terme moderne, à un ‘anarchisme’» (14).
Ainsi le christianisme n’est ni apolitique, ni politique mais bien antipolitique: il conteste radicalement César au nom de Dieu, seul Roi des hommes.
Le christianisme, contre-société ou anti-société ?
Toutes ces critiques chrétiennes peuvent se résumer en une seule: le christianisme remet en cause la société. Les théologiens contemporains se rattachant à la Radical Orthodoxy (Hauerwas, Milbank, Cavanaugh, Pickstock…) ont coutume de dire que le christianisme est une contre-société, ou une société alternative à la société moderne. Le discours chrétien vise, d’après eux, à construire une nouvelle société, substituable à la société présente. Mais Ellul va plus loin. Selon lui, le christianisme est une remise en cause de toute société. Si l’on définit la société comme l’ensemble des individus entre lesquels existent des rapports durables et organisés, établis en institutions et garantis par des sanctions, alors le christianisme doit inévitablement être défini comme une anti-société. La société est organisée en institutions; le royaume des cieux, que le chrétien doit rechercher, se fonde sur l’inspiration. Or, comme «l’Esprit souffle où il veut» (Jean 3,8), il se joue de toute institution. L’inspiration est donc par nature une anti-institution. L’institutionnaliser reviendrait à en tuer le souffle. Par conséquent, le christianisme, lorsqu’il se fonde sur l’inspiration divine, conduit nécessairement à un questionnement des institutions sociales, des structures sociales (15).
Par ailleurs, alors que la société ne peut tenir que par des sanctions, le christianisme devrait garantir la liberté de ses membres dans l’amour. Alors que les sociétés prémodernes garantissent la solidarité mais lui sacrifient la liberté individuelle et que la société moderne, ou plutôt la collection d’individus que consacre la modernité, garantit la liberté individuelle mais sacrifie inévitablement la chaîne traditionnelle des solidarités, Ellul nous propose une alternative chrétienne à cette opposition. Il s’agit de construire une communauté dans laquelle solidarité et liberté individuelle se concilient, une communauté fondée sur l’amour (agapè) et sur la liberté. Son modèle est probablement l’Église décrite dans les Actes des Apôtres (16):
«La foule de ceux qui avaient cru n’était qu’un cœur et qu’une âme. Personne ne disait que ses biens lui appartenaient en propre, mais ils mettaient tout en commun. (…) Il n’y avait aucun nécessiteux parmi eux : tous ceux qui possédaient des champs ou des maisons les vendaient, apportaient le prix de ce qu’ils avaient vendu et le déposaient aux pieds des apôtres ; et l’on faisait des distributions à chacun en fonction de ses besoins» (17).
Ici, la liberté de chacun est préservée (le groupe n’agit pas sans le consentement individuel) mais la solidarité est assurée (les contributions individuelles permettent de répondre aux besoins collectifs). Cela est rendu possible par une transformation, pour ainsi dire, de la nature humaine, par une intervention de l’Esprit. Si «la foule de ceux qui avaient cru n’était qu’un cœur et qu’une âme», c’est que l’amour et la liberté sont conciliés. C’est là le sens du mot communion, qui fonde la communauté.
(Lire la suite de l’article)
Illustration: Jacques Ellul à son bureau.
(1) Friedrich Nietzsche, Le crépuscule des idoles, traduction Henri Albert, Flammarion, 1985, p.70.
(3) Voir Jacques Ellul, Éthique de la liberté. Tomes 1 et 2, Labor et Fides, 2019 et id., Les combats de la liberté. Éthique de la liberté, tome 3, Labor et Fides, 2020.
(4) Édouard Jourdain, Théologie du capital, Presses Universitaires de France, 2021, p.157, note 1.
(5) Jacques Ellul, Les nouveaux possédés, Fayard, 1973, p.259.
(6) Voir Jacques Ellul, L’homme et l’argent, in Le défi et le nouveau. Œuvres théologiques (1948-1991), La Table Ronde, 2007, pp.199-345.
(7) Jacques Ellul, La subversion du christianisme, La Table Ronde, 2001, p.25.
(8) Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché. La révolution culturelle libérale, Denoël, 2007.
(9) Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, édition Florence Weber, Presses Universitaires de France, 2012.
(10) «Le Mammon, l’argent qui impose, comme loi des relations, l’échange, la vente pour rien, tout se paie, tout s’achète. Il est intégralement et en tout le contraire de la grâce. (…) L’argent a effectivement, de cent façons, corrompu l’Église. Mais ce n’était pas l’œuvre de l’argent lui-même, ni du goût subjectif de l’argent chez l’homme. C’était vraiment cette puissance démoniaque qui a donné à l’argent une puissance telle que tout ce qui eût dû être grâce, gratuité, facilité, devient âpre conquête, possession et obsession. Les Actes des Apôtres et certaines lettres de Paul nous montrent ce qui eût pu exister, et pourquoi pas, durer ! Avec le don comme règle générale des relations, ce qui est parfaitement conforme à l’application concrète de la grâce, et la mise en commun des biens de la communauté, ce qui est la conséquence normale de la ‘déprise’ de l’argent ! Mais cela n’a pas duré. (…) La question est (…): tant que le ‘tonus’, l’intensité si l’on veut, spirituel est fort, tant que la foi est vive, tant que l’amour fraternel est toujours renaissant, il n’y a pas de problème d’argent. Celui-ci devient impératif quand ces hommes et ces femmes ont cessé d’espérer vraiment, de croire vraiment pour entrer dans des routines, des conformismes. Ce n’est pas une affaire d’avoir, mais d’être spirituel en Christ. Sitôt que ceci s’atténue, alors instantanément l’avoir domine. Mammon a établi sa loi dans l’Église ‘exclusivement’ dans la mesure où cette Église perdait sa relation à Jésus-Christ. Mais Mammon est une puissance qui attend patiemment que la foi défaille. Dans son abondance, il empêche la foi de naître. La logique est implacable : à quoi ça sert la foi ou l’espérance quand on a tout et besoin d’une seule chose, un peu plus à consommer … Mammon, avec ses satisfactions (tout s’achète) et sa loi (rien pour rien), dresse autour de l’homme l’impénétrabilité à la grâce.» (Jacques Ellul, La subversion du christianisme, op.cit., pp.272-274).
(11) Jacques Ellul, L’idéologie marxiste chrétienne, La Table Ronde, 1979, p.219.
(12) William Cavanaugh, Migrations du sacré. Théologies de l’État et de l’Église, traduction Anne Fouques Duparc, Éric Iborra et Denis Sureau, L’Homme Nouveau, 2010.
(13) Jacques Ellul, La subversion du christianisme, op.cit., p.176.
(15) «Comprenons-nous bien: je ne dis pas que la société ou l’État soient le mal. Je dis qu’ils ont à exister en fonction de leurs lois propres, de leurs principes, de leurs nécessités. Et tout cela est bien utile à l’homme qui, sans société ou organisation, ne pourrait pas vivre. Mais je dis que tout cela n’a rien à faire avec le X [= le christianisme authentique] de la Révélation. Que celui-ci pénètre dans ce corps social et y devient un facteur actif, vivifiant, critique, perturbant, inadéquat, ou stimulant. Jamais une institution appartenant à ce corps social. Jamais un principe d’organisation de ce corps social. (…) La relation entre le X révélé et le corps social est la même. Cela ne change ni la structure ni le fonctionnement de l’État ou de la politique. Cela s’établit donc dans une relation conflictuelle. Et c’est fatigant. C’est usant pour les uns comme pour les autres. C’est insupportable. C’est ce que j’appelle l’‘intolérabilité sociale de la Révélation’. C’était tellement plus pratique de conclure un ‘gentlemen agreement’. Tellement plus satisfaisant pour les chrétiens de faire une Église organisée, des institutions chrétiennes, une société chrétienne, une politique chrétienne. Ainsi, ce n’est pas parce que la société était mauvaise que la subversion [du christianisme authentique en ‘anti-christianisme chrétien’] a eu lieu, mais parce que la Révélation était socialement intolérable.», ibid., pp.243-244.
(16) Le modèle d’Ellul pourrait en tout cas être qualifié d’Église du mouvement et non d’Église-institution: «Sans doute en face de cela répondra-t-on que notre Dieu n’est pas un Dieu de désordre, d’incohérence, d’arbitraire, mais un Dieu d’ordre. Bien sûr. Malheureusement tout l’Ancien Testament est là pour nous dire que l’ordre de Dieu n’est pas l’ordre conçu et voulu par l’homme. L’ordre de Dieu n’est pas du tout organisation et institution (c’est l’opposition entre les juges et les rois). Il n’est pas identité, en tous lieux et en tout temps, il n’est pas répétition et habitude : au contraire, l’ordre de Dieu réside dans le fait qu’il pose sans cesse un nouveau, un commencement. Notre Dieu est le Dieu des commencements. Jamais celui des redondances et des circularités. Dès lors, effectivement, si on veut être fidèle à sa Révélation, son Église est parfaitement mouvante, fluente, renaissante, jaillissante, créatrice et inventive, aventureuse et imaginative. Elle n’est ‘jamais’ organisable, institutionnalisable, pérenne. Si les portes de ‘la Mort’ ne prévaudront pas contre elle, ce n’est pas parce qu’elle est une bonne forteresse, bien organisée, bien solide, mais parce qu’elle est ‘vivante’, ‘Vie’, c’est-à-dire aussi mouvante, changeante, surprenante que la vie. Et quand elle devient une puissante organisation fortifiée, c’est alors que la mort a gagné. Ainsi même, à l’humble niveau de l’Église, la Révélation est inorganisable, et de ce fait socialement invivable. Alors combien plus quand soudainement les chrétiens se voient chargés de la ‘société’! Si l’Église, vraie, est inorganisable à cause de la vérité du Christ, combien plus une société entière ! Ce que nous dit la Bible est inutilisable pour une société», ibid., pp.241-242.
(17) Actes 4,32-35.