Le Point et le Conseil de la laïcité de Chambéry: «De quelle laïcité parle-t-on ?»
La «liberté de conscience» inclut-elle la liberté de religion en France? En réponse aux affirmations d’une tribune publiée dans Le Point contre le Conseil de la laïcité de Chambéry, Jean Baubérot revient sur les notions de base pour «un véritable débat entre laïques» et pour que «la diversité des croyances, des convictions, des origines» soit «prise en compte dans une optique véritablement universaliste».
Texte publié sur le Blog de Jean Baubérot le 20 juillet 2023.
Le culte ou les cultes ?
Aline Girard, secrétaire générale d’Unité laïque, publie une tribune dans Le Point où elle «dénonce» le Conseil de la laïcité, créé dernièrement à Chambéry. Ce Conseil se serait rendu coupable du pire des forfaits pouvant être commis dans notre belle République, il aurait commis un crime blasphématoire odieux, que j’ose à peine vous révéler tellement il parait abject: en comprenant en son sein des représentants d’associations confessionnelles (outre, naturellement, d’autres membres représentant celles qui ne le sont pas), ce Conseil serait, tenez-vous bien accroché·e à votre chaise, le défenseur «d’une laïcité très accommodante à la Baubérot». Par sa composition scandaleuse, il ignorerait que la «liberté de religion» est un «concept absent dans le droit français», celui-ci, en effet, ne connaitrait «que la liberté de conscience et le libre exercice DU culte».
Le diable se niche dans les détails: l’article 1er de la loi de séparation des Églises et de l’État énonce
«La République assure la liberté de conscience. Elle garantit de libre exercice DES cultes sous les seules restrictions éditées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public».
C’est le pluriel et non le singulier qui est utilisé et nul hasard dans cette formulation: depuis la Révolution française le terme de culte désigne, dans le vocabulaire juridique français, une confession religieuse, et pas seulement l’acte cultuel. Briand le rappelle d’ailleurs dans son Rapport sur la séparation des Églises et de l’État: en présentant cet article, il parle du «culte catholique», des «cultes protestants», du «culte israélite» et indique que leur liberté «n’a plus d’autres limites [contrairement à la situation antérieure] que celles qui sont expressément indiquées dans l’intérêt de l’ordre public par le projet de loi». Ce «progrès notable dans la voie du libéralisme», ajoute-t-il, implique deux conséquences: d’une part, la République ne saurait «gêner dans ses formes multiples l’expression extérieure des sentiments religieux» (les cultes ne sont donc pas réduits à l’acte cultuel), d’autre part, «dans le silence des textes ou le doute sur leur exacte application, c’est la solution libérale qui sera la plus conforme à la pensée du législateur».
Culte ou religion ?
Pourquoi la Révolution française a-t-elle substitué le terme de culte à celui de religion? Pour deux raisons, en connexion étroite l’une avec l’autre.
D’abord, en 1789 seul l’exercice du culte catholique est permis et les mots de religion et de catholicisme sont des synonymes. La persécution contre les protestants, incongrue face à l’évolution européenne, s’est prolongée tard dans le 18e siècle, les juifs font l’objet de discriminations, le blasphème se trouve interdit et le chevalier de La Barre paie de sa vie sa transgression. Quand on parle de religion, on désigne donc le seul catholicisme. Le terme de culte signifie alors la reconnaissance du pluralisme religieux, il implique la liberté des cultes. Le catholicisme devient un culte parmi d’autres, même s’il est numériquement de loin le plus important.
Ensuite, sous l’Ancien Régime, la religion imprègne l’ensemble de la société et domine les autres institutions sociales qui restent embryonnaires: ainsi (exemple entre mille), on demande à la faculté de théologie (catholique) de la Sorbonne si elle autorise la vaccination contre la variole. Or, le pluralisme convictionnel implique que loi civile ne coïncide pas avec une norme religieuse (c’est ce qu’établit la Révolution en instaurant le mariage civil et le droit au divorce). Un culte occupe donc désormais un espace non englobant du social.
C’est ce passage de la religion englobante au culte que j’ai théorisé en parlant de la construction d’un «premier seuil de laïcisation» (le second seuil résulte de la laïcisation de l’école publique et de la loi de 1905 où la religion devient «affaire privée», c’est à dire un choix personnel).
Bien sûr, la lectrice/le lecteur d’Aline Girard n’en saura rien car, «la laïcité à la Baubérot», ce n’est pas des recherches sur la laïcité ni la constitution d’un savoir historien, c’est… un «modèle anglo-saxon, de communautés identitaires et religieuses», une «tolérance communautariste» sous la «bannière de la laïcité positive» (j’ai consacré un ouvrage à combattre la «laïcité positive» de Nicolas Sarkozy, dont la couverture est illustrée par Cabu, mais il s’agissait sans doute d’une ruse pour mieux la soutenir!). Et, par sa seule composition, avant même d’avoir effectué la moindre délibération, pris le moindre avis, le Conseil (consultatif) de la laïcité de Chambéry adopterait cette laïcité infamante.
Quoiqu’il en soit, il s’avère impossible, comme le fait Aline Girard, d’opposer le terme de culte tel qu’utilisé dans le vocabulaire juridique français et le sens courant qu’a pris aujourd’hui le terme de religion, qui se conjugue à la fois au singulier et au pluriel. D’ailleurs la France figure parmi les signataires de la Convention européenne des droits de l’homme où la «liberté de manifester sa religion ou ses convictions» est énoncée. Que signifie alors cette insistance sur l’absence du «concept de liberté de religion» dans le droit français? Voudrait-elle signifier par là qu’en France la «liberté de conscience» n’inclut vraiment pas la liberté de religion? C’était la position défendue, en 1905, par Maurice Allard. Briand l’a combattue en affirmant qu’il s’agissait d’un «projet de suppression des Églises par l’État».
Quel universalisme ?
Les législateurs de 1905 ont refusé l’amendement proposant d’interdire le port de la soutane (vêtement des prêtre catholiques) dans l’espace public, ils ont élargi le droit des processions (très ostensibles!) par rapport à la situation antérieure. Etc. Et si l’ordre public fait en sorte que la liberté des cultes ne saurait être absolue, cet ordre public est démocratique et on ne peut pas s’en servir comme d’un prétexte: le Conseil d’État désavoue les maires qui, après la séparation, tentent de le faire. La laïcité de 1905 ne réduit pas les cultes à «l’exercice du culte» et n’oblige pas les religions à rester muettes dans l’espace public. La composition du Conseil de la laïcité de Chambéry se situe dans la lignée de beaucoup d’autres organes consultatifs comportant des représentants de confessions religieuses, comme, par exemple: le Comité Consultatif National d’Éthique créé sous François Mitterrand. Je souligne cela d’autant plus volontiers que, souvent, je suis en désaccord avec les positions que prennent ses représentants dans cette instance. Mais la démocratie n’est pas l’unanimisme.
Je me suis battu, en son temps, pour le droit au mariage de personnes de même sexe, je fais partie du Comité d’honneur de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD), aucun de mes livres ne prône un quelconque «communautarisme» ou ne réduit la laïcité à une «assemblée inter-religieuse», bref, ne donne le moindre prétexte aux accusations d’Aline Girard. Alors je me demande pourquoi il faut absolument construire ce fantasme de «dérives antilaïques» (porté par l’autrice également contre la Ligue de l’enseignement, la Ligue des droits de l’homme, Coexister,…) au lieu de mener un véritable débat entre laïques? Pourquoi il faut absolument être dans le mensonge, la calomnie, dans l’inflation idéologique et non dans la rationalité?
Le Conseil de la laïcité de Chambéry comporte un nombre équivalent de femmes et d’hommes, disposition qu’Élisabeth Badinter qualifiait il y a 25 ans, de «pire communautarisme» et qui, pourtant, n’est pas dénoncée par Aline Girard. Serait-elle accoutumée à ce «communautarisme»-là ? Attention, elle n’est pas, alors, aussi éloignée qu’elle ne le croit de cette turpitude qu’est «la laïcité à la Baubérot». En effet, l’instauration de la parité me semble typique des détours que doit prendre une visée universaliste. Dans une société idéale, les lois sur la parité n’auraient pas besoin d’exister et on peut espérer qu’un jour il en soit ainsi. Mais dans les faits, la parité constitue un progrès vers l’universalisme. De même, analogiquement, la diversité des croyances, des convictions, des origines doit être prise en compte dans une optique véritablement universaliste.
Elargissant le débat et, d’autre part, réfléchissant aux récents événements qui ont traversé notre pays, je pense que si certains changements heureux de mentalité ont eu lieu sur les relations hommes-femmes, il n’en est pas de même en ce qui concerne ce que l’on désigne, à tort ou à raison, par le terme d’ethnicité. Dernièrement, mon épouse s’est trouvée mal et l’auxiliaire de vie et moi, nous nous sommes inquiétés: «Elle est toute blanche». Bingo: être blanc ou blanche revient à se porter mal. Normalement, ma femme et moi sommes «roses», c’est-à-dire «de couleur». Tant que la société croira que nous sommes blancs, il y aura un méga problème!
Illustration: Chambéry vue du haut du Nivolet (photo Emeric Grange, CC BY-SA 4.0).