Irresponsabilité pénale et expertise psychiatrique
Il y a «le principe millénaire humaniste de la clémence envers les fous» et il y a la reconnaissance de «la souffrance des victimes et de leurs proches». Entre les deux, la justice a de plus en plus tendance à «responsabiliser le patient auteur d’actes criminels dans le contexte d’une crise pathologique»… et donc à l’envoyer en prison.
Texte publié sur le blog de l’Aumônerie protestante des prisons en deux volets: 1 et 2.
Le très ancien principe de l’abolition du discernement
Un principe de justice que l’on trouve depuis les plus anciennes civilisations est l’irresponsabilité pénale en cas d’abolition du discernement.
Quand elle est privée de son libre arbitre, la personne atteinte d’une maladie mentale ne peut pas être tenue pour responsable ni coupable du crime qu’elle a pu commettre.
Ce principe d’irresponsabilité est présent dès l’aube des civilisations. Elle figure dans le code babylonien, comme l’indique son inscription sur la stèle d’Hammurabi. Elle est reprise par Platon, dans son traité des Lois, qui affirme qu’on ne peut pas condamner un fou, et qui élargit même cette idée jusqu’à tout individu «si bien en proie à la maladie ou, tellement accablé par l’excès de vieillesse, ou à ce point tombé en enfance, qu’il n’y a aucune différence à faire entre lui et les fous proprement dits».
La République romaine, dont est issue notre justice pénale, développe et précise cette idée. Elle affirme que la personne souffrant de maladie mentale est considérée comme innocente, non pas parce qu’elle n’a pas la capacité physique de faire le mal, mais parce qu’elle n’en a pas la capacité psychique, étant privée de son libre arbitre. En posant ce principe de philosophie pénale, le droit romain est le premier à établir la distinction fondamentale entre le fait criminel matériel, objectif, et l’intentionnalité du passage à l’acte, psychologique, subjective.
Afin de satisfaire l’opinion publique, qui pourrait ne pas comprendre cette absence de punition, la loi romaine précisera par la suite que la maladie dont souffre la personne est en elle-même la punition. N’ayant plus la capacité de mener une vie normale, handicapée à vie par sa maladie, la folie est son malheur. Comme le dit l’adage de l’époque: «Jupiter rend fou ceux qu’il veut perdre (ou punir)», la maladie mentale est le signe de la justice divine.
Le Moyen Âge et l’Ancien régime vont conserver cette idée de l’irresponsabilité pénale en cas d’abolition du libre arbitre, idée que le christianisme viendra conforter. Traduit en termes théologiques, le péché ne se détermine pas autrement que par l’intention de celui qui le commet, que l’on résume dans la formule populaire: «Il n’y a que l’intention qui compte».
De la chute de l’Empire romain jusqu’à la Révolution française, pendant plus de mille deux cents ans, vont coexister dans la France féodale plusieurs justices (et codes de lois), qui se complètent et parfois se superposent: celle de la royauté, celle de l’Église, et celles des municipalités dites franches. La justice royale a la prééminence sur toutes les autres et s’occupe des crimes les plus graves. La justice ecclésiastique juge toute infraction qui concerne les affaires de l’Église, toutes les atteintes au clergé ou à ses biens. Les justices des villes franches s’occupent des atteintes aux us et coutumes locales.
De façon schématique, la justice royale a pour objectif principal de lutter contre les troubles à l’ordre public, ce qui fait qu’elle s’intéresse essentiellement à l’acte matériel. Celui qui a commis un crime doit subir une peine équivalente, car il a déséquilibré la bonne marche de la société, sa punition doit donc servir à rétablir l’ordre public.
La justice ecclésiastique s’intéresse principalement à la dimension spirituelle de l’acte. Avant que d’être une faute, la transgression est d’abord un péché. L’intention du fautif est l’objet du procès, et la sanction n’est pas seulement une peine, elle est surtout une exigence de repentance du coupable en vue de son amendement.
La Révolution française va supprimer ces différentes justices, et harmoniser tous les particularismes locaux en un code pénal unique. Sous l’influence des philosophes du siècle des Lumières, et de juristes tels que Beccaria en particulier, les législateurs de la République vont renoncer à la justice objective royale et lui préférer une justice subjective, inspirée de la justice ecclésiale. Leur premier souci sera de s’attacher à comprendre l’intentionnalité du criminel et de déterminer l’existence de son libre arbitre, ou bien son abolition. En conséquence de la laïcité républicaine, la justice examinera la volonté rationnelle de l’accusé et non plus son âme, elle ne cherchera pas à déterminer s’il est possédé par le diable, mais si son discernement a été aboli par une maladie psychique.
Cette réforme fondamentale de la justice et de la philosophie pénale s’accompagne de l’apparition d’une nouvelle discipline médicale: l’aliénisme, telle que la psychiatrie est appelée à l’époque. La justice faisant désormais face aux mystères de la science et non plus de la foi, ce n’est plus au prêtre ou au magistrat de poser le diagnostic de folie, c’est désormais à cette nouvelle catégorie d’expert, le psychiatre, que revient la charge de déclarer l’irresponsabilité pénale de l’accusé.
En 1810, l’irresponsabilité pénale de la personne souffrant de maladie psychiatrique est formalisée dans l’article 64 du Code pénal.
Il précise qu’«il n’y a ni crime ni délit, lorsque le prévenu était en état de démence au moment de l’action, ou lorsqu’il a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister».
Dès l’instauration de cette loi qui pose la cadre de l’expertise psychiatrique, les psychiatres vont être confrontés aux mêmes problèmes que ceux rencontrés aujourd’hui, deux cents ans plus tard:
Comment poser le diagnostic quand les faits ont été commis des semaines, parfois des mois ou des années avant l’expertise?
Quelle attitude tenir si la personne ne souffre pas de démence mais d’une autre pathologie?
Que faire quand les états pathologiques sont transitoires ou bien quand le tableau clinique est incomplet?
À la fin du 19e siècle, la Société médico-psychologique réunit en congrès les plus grands aliénistes de l’époque pour tenter d’y répondre. Les publications des actes dans les Annales médico-psychologiques vont dans le sens d’une gradation de l’état de la conscience, donc de folie, et par conséquence proposent une gradation de la responsabilité pénale, ce qui se traduit en terme juridique par la notion de circonstance atténuante. Les «demi-fous», comme le dit l’aliéniste Joseph Grasset, ne sont que «demi-responsables».
Aujourd’hui: l’altération plutôt que l’abolition du discernement
Cette question de la gradation de la conscience et de la volonté n’est mise en forme dans le corpus judiciaire qu’en 1992, quand le texte de 1810 est amendé (182 ans après sa rédaction initiale) et qu’à l’abolition du discernement est ajoutée la notion d’altération du discernement.
Cette évolution de la philosophie pénale s’accompagne en parallèle d’une diminution des non-lieux prononcés pour raison psychiatrique, et cela a pour raison deux facteurs convergents: l’évolution de l’expertise psychiatrique et l’émergence de la parole des victimes.
Comme l’a montré Caroline Protais (1), depuis quelques décennies, les expertises vont de plus en plus rarement dans le sens de l’abolition du discernement et de plus en plus en faveur de l’altération. De nombreuses causes ont convergé vers ce résultat. Un certain nombre de psychiatres, psychologues, psychanalystes, promoteurs de la psychothérapie institutionnelle, ont théorisé l’importance de responsabiliser le patient auteur d’actes criminels, quand bien même étaient-ils réalisés dans le contexte d’une crise pathologique. L’idée centrale était de ne pas infantiliser, ni stigmatiser, ni marginaliser le malade en l’assignant à être le sujet passif d’une institution contraignante, mais de réintroduire dans son fonctionnement psychique une instance symbolique qui aurait fait défaut et l’aider à retrouver son autonomie perdue et son statut de citoyen adulte. Dans cette perspective, l’incarcération serait une épreuve de réalité qui aurait une fonction thérapeutique. Un autre courant de pensée, sociologique, a été l’attitude défensive à l’égard des pouvoirs publics. Évoquant l’usage pervers que les régimes totalitaires avaient fait de leur discipline, un bon nombre de psychiatres redoutaient que la présence de malades sous main de justice au sein de l’hôpital n’incite l’État à lui imposer des missions qui s’apparenteraient à un travail de police de la pensée et de rééducation des déviants malades mentaux. Plus récemment, de nombreux faits divers, dont certains tragiques, impliquant des patients récemment sortis d’une hospitalisation en psychiatrie, ont conduit à interroger la responsabilité des médecins sur la récidive de patients qu’ils avaient pris en charge. Refusant d’être les boucs émissaires dénoncés par des campagnes médiatiques, les psychiatres se sont repliés dans un protectionnisme corporatif, visant à se protéger contre les drames consécutifs aux limites et failles du système hospitalier.
La conséquence de ce glissement de l’abolition vers l’altération du discernement est que la proportion de personnes souffrant de maladie mentale en prison est à ce jour bien supérieure à celle de la population ordinaire, citons simplement la prévalence de la schizophrénie qui est de l’ordre de 4 à 8% de la population pénale, alors qu’elle est inférieure à 1,5% dans la population générale (2). Un patient reconnu comme ayant une maladie psychiatrique est tenu pour partiellement responsable de ses actes, mais la peine de détention, elle, est entière.
Depuis les années 80, les victimes de crimes commis par des malades mentaux commencent à se manifester, pour que le droit pénal, et non pas uniquement le droit civil, reconnaisse leurs souffrances. Les victimes et leurs familles avancent le fait que le fou n’étant pas jugé, on leur supprime la possibilité de se reconstruire sur le plan psychologique. C’est pourquoi, depuis 2008, l’irresponsabilité pénale est prononcée au terme d’une audience publique avec un débat contradictoire, au cours duquel l’accusé est interrogé et doit s’expliquer. Cette reconnaissance de la souffrance de la victime se faisait déjà sur le plan civil. En se déplaçant sur le plan pénal, elle a pour conséquence de contribuer au mouvement de suppression de l’irresponsabilité pénale.
Aujourd’hui, les désirs de réparation et les exigences sécuritaires vont dans le sens de la confusion de la justice pénale et de la justice civile. Le trouble à l’ordre public, problématique sociale, se mélange à la reconnaissance de la réparation du mal subi par la victime, problématique individuelle. Comment sortir de cet amalgame judicaire et maintenir le principe millénaire humaniste de la clémence envers les fous, sans pour autant négliger la souffrance des victimes et de leurs proches?
Illustration: détail de La Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime (Pierre-Paul Prud’hon, Paris, 1804/1806, Musée du Louvre).
(1) Caroline Protais, Sous l’emprise de la folie ? L’expertise judiciaire face à la maladie (1950-2009), Éditions de l’EHESS, 2016.
(2) Elodie Godin-Blandeau, Charlotte Verdot, Aude-Emanuelle Develay, État des connaissances sur la santé des personnes détenues en France et à l’étranger, Saint-Maurice, Institut de veille sanitaire, 2014.