La Fontaine: se souvenir toujours de la dignité de l’homme
La Fontaine est «un auteur qui, bien loin d’être un écrivain de fables pour enfants» porte les «valeurs d’humanisme avec un certain panache». Proche de beaucoup de protestants, «toujours un peu contestataire et libre», il «porte à l’intérieur du catholicisme la voix d’une recherche d’authenticité de la foi et d’intelligence des rituels religieux» que fait revivre la pièce d’Alain Piolot Je m’appelle Jean de La Fontaine dont Jacqueline Assaël offre ici une «lecture protestante».
Les éditions Jas sauvages, dont certaines collections sont spécialisées dans l’expression de la poésie de la foi ou de la méditation théologique, viennent de faire paraître dans leur collection Fiateur, une pièce d’Alain Piolot intitulée Je m’appelle Jean de La Fontaine.
Pourquoi d’ailleurs juger bon de publier aujourd’hui un livre sur La Fontaine? N’est-ce pas un auteur complètement démodé, totalement hors de notre champ de vision, certes un peu licencieux, mais insuffisamment trash pour être au goût du jour? Ah ! oui. Le quatre centième anniversaire de sa naissance… Mais existe-t-il quelque chose de plus artificiel que ces commémorations conventionnelles qui ressuscitent un auteur empoussiéré l’espace d’un anniversaire avant de l’oublier encore pendant cent ans?
La Fontaine et les protestants
Gentiment, l’auteur a essayé de me conforter, après la publication, en me faisant remarquer que La Fontaine avait eu beaucoup d’amis protestants obligés de se convertir ou de s’exiler, face à la politique de Louis XIV. En fait, à des fins de présentation de son œuvre, je le cuisinais un peu sur le sens d’une expression («hommes purs») qui se trouve à la fin d’un passage de son livre dans lequel son personnage exprime certaines de ses convictions politiques et philosophiques :
«J’ai indiqué aussi, et je le pense toujours, que tout pouvoir est périlleux, sinon funeste. L’équilibre ne se réalise pas de façon spontanée. La justice, elle, peut-être mise en accusation quand elle dépend du pouvoir. Quant à l’injustice, c’est à dire les misères, les persécutions, la volonté de réduire les peuples, de transformer les provinces en communautés d’hommes purs, non merci. Au diable l’uniformisation.» (1)
Mais, visiblement, Alain Piolot tenait d’abord à insister sur la proximité de La Fontaine avec le milieu protestant.
«Je voudrais revenir à des personnes de la pièce.
Marguerite Hessein, fille de banquiers protestants, a épousé le sieur de la Sablière, protestant aussi. Devenue Mme de La Sablière, elle s’est convertie au catholicisme. On l’y a engagée. Tallemant des Réaux s’est converti au catholicisme juste avant la Révocation. Il a reçu 200 livres de pension du roi. D’autres, plus anonymes, se sont convertis en échange de monnaies trébuchantes.
La Fontaine a été hébergé chez les Hervart, de religion luthérienne. Deux des filles de ce Monsieur d’Hervart ont voulu rester protestantes (Résister…) et se sont exilées en Angleterre. La Fontaine estimait que cette Révocation n’était pas une bonne chose parce qu’elle apportait du trouble dans la vie de gens qu’il aimait et du même coup dans la sienne. Il s’est tu prudemment. Est-ce cela qui m’a fait tenir les propos de la page 21? Et je n’oublie pas les Dragonnades!
Je ne crois pas que La Fontaine aurait parlé de «communautés d’hommes purs», mais il n’aurait pas désavoué cette expression. Ne parle-t-il pas plus loin «des dévots qui doivent irriter Dieu, des prédicateurs forcenés»? Alors «ces hommes purs» sont des intégristes, qui font de l’intolérance une religion. On arrive au racisme, à la xénophobie. Le mot «pur» est dévoyé de sa signification.» (2)
Alain Piolot a un esprit d’historien. Nul doute qu’il intéressera ainsi ceux d’entre nous qui sont attachés à la mémoire de l’épopée huguenote. Quand il énonce des faits, il procède toujours avec beaucoup d’objectivité et de retenue dans le ton et pour ma part, j’y perçois souvent, à tort ou à raison, les effets stylistiques d’une conscience scandalisée et révoltée devant l’injustice. C’est un des charmes profonds que j’apprécie dans sa pièce, avec aussi sa délicatesse et sa créativité poétiques. Alors, même si je lui suis reconnaissante de vouloir m’apporter des arguments pour justifier la publication de son texte dans une maison d’édition qui privilégie par ailleurs la poésie de la foi, la raison de l’amitié du fabuliste avec un certain nombre de protestants ne m’apparaît pas fondamentale, en l’occurrence.
L’humanisme de La Fontaine
Ce qui m’a convaincue, c’est plutôt la portée universelle de sa profession de foi contre l’injustice et l’uniformisation. J’aime beaucoup l’idée que le protestantisme s’associe cette année à la commémoration d’un auteur qui, bien loin d’être un écrivain de fables pour enfants, porte ces valeurs d’humanisme avec un certain panache. À certains moments de sa vie, cette attitude lui vaudra l’exil, la disgrâce et la pauvreté, avant qu’il se retrouve finalement académicien.
Oui cette idée me plaît, parce que se souvenir, en tant que protestants, de cet aspect de la pensée de La Fontaine, c’est introduire dans la célébration générale la spécificité d’un point de vue non pas précisément huguenot, mais chrétien qui, au nom de Dieu, se souvient toujours de la dignité de l’homme, quel qu’il soit. Les articulations de l’humanisme et d’une foi qui par ailleurs confesse les faiblesses de l’homme déchu sont complexes, mais elles sont néanmoins essentielles et il est nécessaire de les réaffirmer pour faire connaître vraiment le sens de l’action chrétienne dans la société.
Le questionnement spirituel et religieux de La Fontaine
Dans la pièce d’Alain Piolot, des passages importants sont par ailleurs consacrés à la foi de La Fontaine, toujours en recherche. Le texte sans doute le plus marquant, à ce titre, raconte les épreuves de fin de vie du poète, appelant à son chevet un prêtre qui pour l’absoudre lui demande de renier ses œuvres légères ou licencieuses et lui interdit désormais de songer à se consacrer à la création théâtrale, qu’elle soit tragique ou comique. On imagine le déchirement de l’homme de lettres, malgré l’intensité de sa spiritualité en ces moments: «Je gardais cependant un peu d’énergie pour lire et relire les Évangiles et écrire un peu. Dieu, qui n’avait jamais été absent, reprenait toute sa place. Je me voulais totalement chrétien» (3). Mais au-delà de cet épisode ponctuel, tout au long de ce monologue dans lequel il résume sa vie, le personnage fait preuve de la profondeur de sa méditation, y compris spirituelle.
Toujours un peu contestataire et libre, La Fontaine porte à l’intérieur du catholicisme la voix d’une recherche d’authenticité de la foi et d’intelligence des rituels religieux. Sous la plume toujours documentée d’Alain Piolot, le personnage n’hésite pas à dénoncer «les dévots qui doivent irriter Dieu, les prédicateurs forcenés, habits noirs et petits collets [qui] ne goûtent ni l’Amour, ni Bacchus, ni Apollon. Ils ne cessent de tonner sur le bon troupeau des fidèles. Ils emprisonnent la foi dans un carcan qui l’étouffe. Ils ont du talent pour capturer l’air pur et le vicier» (4).
Je voudrais faire plaisir à mon tour à Alain Piolot: il doit savoir que le plus grand compliment que je pourrais lui faire consisterait à lui dire qu’il y a du Luther dans son La Fontaine ! Et aussi, p.35, une belle réflexion paulinienne sur la sérénité.
Un tour de force littéraire: imaginer la foi d’un autre
La pièce s’intitule : Je m’appelle Jean de La Fontaine. Ce titre est justifié par le fait que la version scénique du texte pourrait montrer ce personnage du 17e siècle prononçant effectivement ces paroles. Alain Piolot n’invente aucun fait, il connaît les moindres détails répertoriés de la vie de La Fontaine et il y conforme sa composition, qu’à elle seule l’invention poétique du style rend pourtant superbement originale. Mais, malgré l’abondance des indices que donne le matériau historique, cette fusion de l’auteur moderne avec son modèle du grand siècle suscite l’étonnement. Car comment réussir à se glisser avec autant d’empathie dans la conscience et dans les émotions d’un être humain d’autrefois (5)? En particulier, dans le domaine de l’expression d’une foi dont, toute autre considération mise à part, les perceptions théologiques varient nécessairement, d’une époque à l’autre.
Ce n’est pas le moindre des intérêts de la pièce d’Alain Piolot que de nous interroger nous-mêmes sur notre capacité à entrer en dialogue avec autrui, sur les questions de la foi, en pleine conscience des particularités de notre pensée et de nos expériences spirituelles.
Illustration: portrait de Jean de La Fontaine par Hyacinthe Rigaud (1675-85, Musée Carnavalet, Paris).
(1) Alain Piolot, Je m’appelle Jean de La Fontaine, Marseille, Éditions Jas sauvages, pp.20-21.
(2) Alain Piolot, courriel du 24 septembre 2020.
(3) Alain Piolot, Je m’appelle Jean de La Fontaine, Op.cit., p.40.
(5) Cette problématique sera abordée plus en détail dans un article à paraître dans un prochain numéro de la revue Études Théologiques et Religieuses (ETR), sous le titre ‘Connaître la foi d’un autre, qui s’appelle Jean de La Fontaine: une démarche littéraire de théologie pratique’.