Jean Alexandre, la théopoésie d’un trouvère
Partager par écrit ses «questions existentielles et essentielles», sa recherche «d’accomplissement dans la foi» est un exercice que «les protestants ont peu pratiqué dans les dernières décennies». Jean Alexandre tente cette délicate «entreprise de communication» et cherche ainsi «à inventer non pas une nouvelle doctrine théologique, mais une ‘théopoésie’ qui invente, fabrique une pensée sur Dieu et la mette en action».
La collection des Ce que je crois, chez Grasset, et après ?
À l’aube de la deuxième moitié du 20e siècle, en 1953, les éditions Grasset ont lancé la collection des Ce que je crois, illustrée par des auteurs comme François Mauriac, Maurice Clavel, Jean Delumeau, etc. On peut en être nostalgique, car ces ouvrages donnaient à lire le récit d’expériences humaines inspirées, porteuses de spiritualité et d’une vision du monde toujours intéressante, digne de réflexion, voire exaltante. Il s’agissait de livres qui n’étaient destinés «ni aux savants, ni aux philosophes, ni aux théologiens», selon la formule de Mauriac, mais au grand public.
Les protestants ont peu pratiqué cet exercice dans les dernières décennies, préférant souvent réserver leurs essais ou de plus vastes études au traitement de questions relatives aux sujets d’actualité dans l’environnement social, ou à l’exposé général des grandes lignes des confessions issues de la Réforme, à des commentaires bibliques ou à des systèmes de dogmatique.
Autrement dit, les livres demeurent finalement assez impersonnels et ils ne répondent pas directement à la question: «Et vous, qui dites-vous que je suis ?». On peut en éprouver un manque, parce que les échanges théologiques et spirituels apportent un confort de la foi, même s’ils attestent de désaccords ou de divergences sur certains points. Il est bon de ressentir que d’autres humains sont mus au moins par les mêmes questions existentielles et essentielles et par une recherche commune d’accomplissement dans la foi. Sans quoi, on se sent bien étrange et quelquefois mal à l’aise et déphasé dans une époque largement matérialiste.
Les éditions Jas sauvages souhaitent contribuer à instaurer ce dialogue de la foi, de plusieurs manières: à travers des œuvres poétiques qui reflètent les émotions et les impressions des auteurs face au monde et à leur histoire personnelle, mais aussi à travers des ouvrages de réflexion. Jean Alexandre vient précisément d’apporter à la collection Test un petit volume de quatre-vingts pages, intitulé Dieu et son aide, qui contient la substantifique moëlle de son expérience de croyant (1).
Jean Alexandre, Dieu et son aide: une actualisation du discours sur Dieu
Il ne s’agit pas pour lui de raconter sa vie, mais plutôt sa manière de se confronter aux Écritures et de saisir ce qu’est ou qui est Dieu afin d’entrer dans le projet, le désir, qu’il manifeste pour le monde. L’entreprise de communication est délicate, c’est pourquoi l’auteur utilise des moyens d’expression différents, avec des moments de poésie, en ouverture et en clôture du livre, et des développements fondés sur des méthodes issues des sciences humaines, comme l’ethnologie ou la philologie par exemple.
Il parle des langages différents pour varier les angles d’approche et atteindre d’une manière ou d’une autre la conscience de son lecteur. On pourrait ainsi présenter son livre en retenant, de manière complémentaire, des extraits de tonalité variée qui définissent des aspects de son entreprise. Dans son prélude, il annonce la profondeur de sa recherche spirituelle et il donne à ressentir le bouleversement des sensations de la foi:
«Je parle du Dieu des Écritures, plus grand que l’univers, plus profond que la mort, plus proche que ton cœur. Je parle de celui que les humains désirent alors même qu’ils disent: »Non, ce n’est pas possible ».
De celui qu’on appelle Père parce qu’il est avant nous et que pourtant nous allons vers lui qui nous attend et nous espère, les bras ouverts, comme pour un enfant qui commence à marcher.
Un dieu de la vérité des êtres, enfouie au plus loin dans leur malheur, leur bonheur, leur joie, leur colère, loin loin jusqu’à l’os».
Dans son chapitre intitulé Dire Dieu, il étudie de façon critique les modes de représentation de Dieu, notamment dans les Écritures. Il cherche en effet à traduire et à transposer les images issues d’une civilisation ancienne afin de les mettre à portée de nos esprits actuels, sans arbitraire, mais en fonction d’une compréhension exacte de l’enjeu qui se dévoile à travers ces énoncés sur Dieu:
«On n’a parlé de Dieu, jusqu’à il y a peu, qu’en fonction de représentations situées et datées, d’un imaginaire créé par de lointains ancêtres et qui n’a guère de sens pour nous, qui ne se réfère plus pour nous à l’Inconnu tout-autre, qui ne coïncide plus pour nous aux images auxquelles nous nous référons, ne prend plus aisément place dans nos narrations.
Que pourrait devenir alors, pour les croyants, la figure actuelle d’un dieu auquel se fier, vers lequel se tourner ? Autrement dit, quel serait le discours au sein duquel cette instance aujourd’hui inconnue pourrait prendre place de façon narrative, un discours assez simple, voire simpliste, pour se montrer utilisable ? C’est ce que je me hasarde à construire, en tout cas pour ma part et mon seul bénéfice, en réponse au besoin que j’en ai en tant qu’humain actuel».
En tant que philologue, j’ai été convaincue par la rigueur et l’intérêt de ses analyses, lorsqu’il démonte le modèle impérial du Royaume, reflet des époques auxquelles il correspondait:
«Au long des temps, toute la Bible a été écrite au sein de contextes économiques, sociaux, politiques, culturels et religieux certes fort divers mais dont le point commun est qu’ils se situaient dans un cadre impérial. De l’empire égyptien à celui de Rome, en passant par les empires babylonien, assyrien, chaldéen, perse, grec, les Hébreux puis les Israélites, comme les premiers chrétiens, ont vécu la plupart du temps dans des territoires qui faisaient partie d’un empire dont ils ont eu à se défendre, ou à l’accepter vaille que vaille.
C’est donc ce modèle impérial qui a façonné la conception du monde et la mentalité des écrivains bibliques, qui se sont toujours situés par rapport à lui, serait-ce en le contestant ou en modifiant sa logique à leur usage».
Et par son interprétation de la version sacrificielle de la crucifixion, comme condition de la conclusion d’une alliance par le sang, à la mode antique, entre Dieu et les hommes.
«Je crois donc que si le Christ est mort pour les humains, ce n’est pas d’abord pour mourir à la place de chacun de nous, c’est au sens où le croyant reconnaît en cette mort la signature du Seigneur-Dieu.»
Comme on le voit, sa lecture de la Bible est mûrement et finement réfléchie de manière à faire émerger le sens précis du message en identifiant la portée des images et des usages qui le véhiculent, qui le constituent et qui lui donnent sa substance.
Dans ce travail d’ethnologue du discours, Jean Alexandre met en œuvre les méthodes qu’il a expérimentées au moment où il se formait dans la section des Sciences religieuses de l’École pratique des hautes études. Mais sa préoccupation, à titre personnel ou pastoral, consiste toujours à formuler simplement et clairement les avancées de son raisonnement. Car, fondamentalement, il ne s’agit pas de théoriser pour théoriser, mais de comprendre la grande parabole qu’est pour lui la Bible afin d’entrer dans le dessein et le désir de Dieu.
La foi, pratiquement
Comme éditrice, j’ai particulièrement apprécié la valeur existentielle de sa réflexion, qui vient s’ajouter à l’acuité de l’exégèse et à l’élaboration de l’herméneutique, et qui les justifie. Car pour Jean Alexandre, le but n’est pas seulement intellectuel, même si la recherche de sens est un déploiement heureux de nos facultés de compréhension. Mais pour lui, l’effort théologique n’est qu’un outil qui nous sert à discerner comment coopérer avec un Dieu d’amour:
«C’est que la foi, au sens où je l’entends, consiste plus en un faire qu’en un savoir ou qu’en un sentiment ; plus en une démarche qui corresponde au désir de Dieu qu’en un discours sur son existence ou son inexistence, ou qu’en un calcul visant à obtenir, pour soi, quoi que ce soit de sa part.»
Comment coopérer, dans le désintéressement, comme la dernière formule le montre, puisqu’il s’agit d’abandon et de foi.
En définitive, tous les aspects du livre convergent: les évocations poétiques, pleines d’émotion devant la grandeur et les promesses de Dieu, suggèrent l’adhésion totale de la foi. Mais la recherche théologico-littéraire de pointe élaborée dans ces pages sert la même démarche. Jean Alexandre est somptueusement éloquent lorsqu’il distingue la signification du texte biblique, telle qu’on peut l’établir scientifiquement pour retrouver objectivement la pensée des auteurs, et la signifiance qui désigne ce que les Écritures nous disent, à nous personnellement, apportant des réponses aux questions de nos propres existences:
«J’appelle signification le résultat de l’usage d’éléments constitutifs et juxtaposés d’un ensemble langagier, les signes, et des liens qui les unissent de façon statique, synchronique et discontinue. Elle est un passé à retrouver et à restituer. Elle s’applique à un objet, le ‘texte’ à étudier.
La signifiance, quant à elle, apparaît à mon sens dans le mouvement continu imprimé par une ‘écriture’ lorsqu’elle peut devenir votre parole. Elle est un présent à instituer en tant qu’elle vit en vous et par vous, qu’elle vous fait en partie, à sa façon, ce que vous êtes. Elle est un avenir à constituer en tant qu’elle demande à être portée dans la réalité environnante par des comportements».
On retrouve constamment, en filigrane, l’idée que la lecture des Écritures bibliques ne se tient pas face à des textes qui nous demeureraient extérieurs, mais qu’elle nous plonge dans un courant de pensée qui nous baigne dans l’espace mouvant de notre spiritualité:
«Les Écritures invitent au contraire à se couler en elles pour y nager comme fait le poisson dans la rivière. Aussi, le secret des Écritures doit-il être saisi dans le mouvement qu’elles impriment à ceux qui se sont immergés en elles. L’un des secrets de la connaissance des Écritures est qu’elles demandent à être lues à long terme, en tant que pratique constitutive de notre personnalité».
Théopoésie
Oui, tous les aspects de la démarche de Jean Alexandre convergent pour que la compréhension des textes bibliques qu’il considère comme des pistes à suivre pour distinguer le dessein créateur de Dieu s’ajuste au mieux à l’efficacité de notre foi. C’est pourquoi il cherche à inventer non pas une nouvelle doctrine théologique, mais une théopoésie qui invente, fabrique une pensée sur Dieu et la mette en action.
L’auteur devient visionnaire lorsqu’il cherche à adapter l’image du Royaume de Dieu à nos conceptions actuelles, volontiers tournées vers l’astrophysique lorsqu’il s’agit de songer à l’infini:
«Il me semble que, plutôt que l’image d’un repos, d’une paix, d’une éternelle stabilité, que l’on a appelée ‘éternité’, il s’agirait plutôt de la découverte d’une nouvelle aventure vécue, désormais au niveau du cosmos, dans un espace et un temps, disons, autres que les nôtres, selon des enjeux aujourd’hui insoupçonnables et que Dieu seul connaît».
Dans le livre de Jean Alexandre, on trouvera des échos kierkegaardiens pour traiter de la question du mal, avec peut-être une foi plus réconfortante que l’angoisse du philosophe danois:
«Disons qu’il s’agit de la tentation du néant. Le terme est utilisé ici dans un sens qui n’est pas le sien dans nos dictionnaires car, dans cette histoire, le néant n’est pas rien, il est une force, ou une énergie forte, un désir, lui aussi. Il habite toute réalité présente dans le monde de Dieu et il la travaille.
Le néant est alors comme une infinie puissance de négation que Dieu traverse et veut structurer en l’entraînant vers un devenir».
On trouve des échos kierkegaardiens dans une prose où il nous fait l’amitié de nous accompagner à travers le récit très simple de ses découvertes, au fil de ses recherches. Ce livre est une petite somme de théopoésie, c’est-à-dire de trouvailles très performantes sur Dieu.
Illustration: détail d’un.dessin électronique par Stéphane Pahon, artiste plasticien, illustrant la quatrième de couverture du livre de Jean Alexandre.
(1) Jean Alexandre, Dieu et son aide, Marseille, Éditions Jas sauvages (B.P. 85, 13262 Marseille cedex 07), 15€.