Malaise dans l'interculturel ? Quelques réflexions sur l'identité, la frontière, la haine - Forum protestant

Malaise dans l’interculturel ? Quelques réflexions sur l’identité, la frontière, la haine

Pour Freud, «l’être humain est malade de ce qui le fait humain: la culture n’est jamais un acquis, elle ne peut être qu’un processus où œuvrent des forces antagoniques». Or nous voici dans un monde où «le multiculturel n’est pas encore l’interculturel» et où «l’exclusion est une composante essentielle pour fabriquer de l’inclusion». Difficile donc (mais nécessaire) de mettre en œuvre une «interculturalité démystifiée qui accueille» aussi bien «l’altérité de l’autre culture» comme «celle de la culture propre».

Article du cahier d’études missiologiques et interculturelles L’émergence de la question interculturelle en théologie (Foi&Vie 2023/4).

 

Il m’a été demandé d’interroger la notion de culture, mobilisée de façon souvent implicite dans la promotion de l’interculturalité. Quels seraient les impensés nous empêchant de saisir le phénomène interculturel dans la multiplicité de ses facettes ? Quels seraient les angles morts de nos aspirations les plus nobles à favoriser le dialogue des cultures, la coopération entre les peuples et la recomposition des identités ? Sans prétendre faire le tour du sujet, je proposerai quelques réflexions en m’inspirant principalement de Freud dans son célèbre ouvrage de 1929, Le malaise dans la culture (1).

 

L’approche freudienne de la culture

Commençons par cette définition: «Le mot “culture” désigne la somme totale des réalisations et dispositifs par lesquels notre vie s’éloigne de celle de nos ancêtres animaux» (2). Art, religion, politique, philosophie, morale, science, technique… toute cette production culturelle s’obtiendrait au prix d’un renoncement à nos pulsions primitives les plus sauvages (pulsions sexuelles et agressives): nous deviendrions humains au fur et à mesure que nous parviendrions à dompter notre part d’animalité, notre état de nature originel. Le débat sur le rapport nature-culture a bien sûr considérablement évolué depuis, comme en témoignent les travaux de l’anthropologue Philippe Descola (3). Mais il faut tout de suite indiquer que la pensée freudienne de la culture est elle-même beaucoup plus complexe qu’une simple affaire de dépassement du naturel dans le culturel par les vertus de l’éducation.

Car ce que Freud dit de la nature humaine consiste en réalité à mettre en évidence une animalité qui n’a justement rien d’animal mais qui donne à l’être humain une place tout à fait singulière dans le monde du vivant. Si Freud reprend à son compte la locution du poète latin Plaute «l’homme est un loup pour l’homme», il a conscience qu’il s’agit là d’un propos infiniment injuste pour le loup qui est bien moins méchant que l’homme ! Le loup tue pour se nourrir, éventuellement pour assurer sa position dominante au sein de la meute ou encore pour assurer la santé de l’espèce en éliminant les louveteaux non viables, mais sûrement pas pour se divertir (4). Il n’organise pas de spectacles de gladiateurs, ne pratique pas la torture ni la conversion forcée, et encore moins la persécution systématique de ceux qu’il juge différents pour des raisons ethniques, sexuelles ou religieuses. Il ne prend pas plaisir, contrairement à l’enfant – cet être prétendument innocent –, à torturer de petites bêtes pour assouvir ses penchants sadiques (avez-vous déjà observé un enfant près d’une fourmilière ?). Pessimisme freudien ? Sans doute. Il faut dire qu’en plein entre-deux-guerres, entre esprit revanchard de part et d’autre du Rhin et déferlement de haine antisémite dans l’Europe des Lumières censée faire briller la flamme de la raison sur le monde, il y avait peu de raisons de se montrer optimiste.

Le ressort principal de la culture chez Freud étant le renoncement pulsionnel, et la pulsion étant elle-même une donnée incompressible chez l’être humain, il y a dès lors conflit entre l’aspiration au progrès culturel et la tendance – inconsciente évidemment – à laisser libre cours à la pulsion (dans ce que l’on a coutume d’appeler le retour du refoulé). Ce conflit est à la base du fameux malaise dans la culture :

«Il n’est manifestement pas facile aux hommes de renoncer à satisfaire ce penchant à l’agression qui est le leur ; ils ne s’en trouvent pas bien» (5).

La thèse freudienne est que l’être humain est malade de ce qui le fait humain: la culture n’est jamais un acquis, elle ne peut être qu’un processus où œuvrent des forces antagoniques (Éros et Thanatos, liaison et déliaison, construction et destruction). Le progrès culturel n’est pas linéaire, et toute avancée des peuples vers davantage de tolérance, de justice et de paix demeure hantée par le spectre de la barbarie qui, provisoirement contenue ou sublimée dans des processus de création, se tient sur le seuil, prête à se manifester à la moindre occasion. Cette ambivalence inhérente au culturel se manifeste notamment dans la fabrique des identités.

 

Frontière et identité

La question de l’interculturalité apparaît dans un contexte de globalisation multiculturelle où des cultures autrefois éloignées ou n’ayant que des rapports limités en sont venues à se côtoyer, jusqu’à parfois se métisser ou s’hybrider (6). Des frontières autrefois externes sont devenues internes: plusieurs cultures cohabitent désormais au sein d’un même espace géopolitique dont l’homogénéité semble profondément remise en cause. Mais le multiculturel n’est pas encore l’interculturel. Comment penser l’inter, qui n’est pas seulement la présence juxtaposée de cultures différentes mais qui suppose un rapport d’échange organisé autour d’un entre, qui dit à la fois un point de contact permettant un partage ou une influence réciproque, et un point de résistance qui empêche une culture d’en absorber ou d’en dissoudre une autre ? Quelle place pour l’interculturel entre le repli frileux des cultures sur elles-mêmes par peur de la contamination, et le mélange des cultures dans un syncrétisme insipide et uniformisant ? La question n’est pas simple, d’autant qu’ici encore la leçon freudienne décape l’illusion selon laquelle les bonnes intentions suffiraient à bâtir le meilleur des mondes.

En effet, non contente d’être un sujet inflammable, l’identité est un processus complexe et équivoque. Elle repose selon Freud sur la capacité à distinguer le moi du non-moi. Dit autrement, se reconnaître soi-même implique de se différencier d’autrui. Ce qui est valable à l’échelle de l’individu l’est aussi à l’échelle du collectif. L’autre est donc un repoussoir indispensable qui nous permet de nous ancrer dans le sentiment de notre propre identité. Ainsi, «il est toujours possible de lier les uns aux autres dans l’amour une assez grande foule d’hommes, si seulement il en reste d’autres à qui manifester de l’agression» (7). Cette terrible vérité de notre humaine condition ne se vérifie que trop, tant dans l’histoire que dans l’actualité. La culture de l’autre peut toujours servir d’épouvantail pour mieux affirmer sa culture à soi – autre qui souvent, d’ailleurs, nous le rend bien. En d’autres termes, l’exclusion est une composante essentielle pour fabriquer de l’inclusion.

Cette logique est repérable dans nombre de circonstances. De manière évidente dans les discours racistes, antisémites ou homophobes. De manière plus subtile dans les discours s’affichant comme inclusifs et qui, pour cette raison même, excluent du rang de leurs partisans tous ceux qui ne se définissent pas eux-mêmes comme inclusifs. Autre exemple : on voit sans peine comment des mouvements religieux de tendance ultra-conservatrice ont besoin de pointer du doigt ceux qu’ils estiment hérétiques, blasphémateurs ou dégénérés pour se désigner eux-mêmes comme fidèles, saints, purs et durs. Mais les mouvements religieux progressistes (libéraux dit-on) ne sont pas étrangers à ce genre de logique: quoi de plus rassurant que de se conforter entre progressistes en regardant avec condescendance – cette forme déguisée du mépris – ceux qui ne le sont pas ?

La frontière apparaît ici comme une donnée indépassable dans toute tentative de penser l’interculturel. Celui-ci ne fait pas disparaître les frontières mais il les déplace et les interroge, jouant avec leur prétendue fixité, leur supposée imperméabilité. Qu’elle soit externe ou interne, la frontière est un point de rencontre, donc aussi de friction, qui met en jeu la fabrique des identités dans une dialectique de l’amour et de la haine. Car l’amour du semblable, on l’a vu, carbure à la haine du dissemblable. Dans frontière, il y a front, terme à forte connotation guerrière. Quant au mot rencontre, il désigne en son sens premier l’action de combattre: ne dit-on pas que deux armées se rencontrent sur le champ de bataille ? Cette dimension d’hostilité foncière, à l’œuvre dans les rapports entre cultures différentes – quand bien même on voudrait s’en défendre au nom de valeurs humanistes ou chrétiennes –, doit être prise au sérieux et faire l’objet d’une réflexion si l’on ne veut pas faire de l’interculturel un vœu pieux ou une injonction hypocrite.

 

Le narcissisme des petites différences

Pour nous aider à en penser un aspect, la notion de narcissisme des petites différences s’avère utile. Freud mentionne le

«phénomène selon lequel (…) des communautés voisines, et proches aussi les unes des autres par ailleurs, se combattent et se raillent réciproquement, tels les Espagnols et les Portugais, les Allemands du Nord et ceux du Sud, les Anglais et les Écossais, etc.» (8).

Il ajoute :

«On reconnaît là une satisfaction commode et relativement anodine du penchant à l’agression par lequel la cohésion de la communauté est plus facilement assurée à ses membres» (9).

Nous l’avons vu, l’amour de soi – le narcissisme – prend appui sur la haine de la différence. Par conséquent, si l’on prive une culture de la possibilité de haïr, de rejeter, on la prive également, et par là-même, de la possibilité d’aimer, de rassembler. Une culture qui promeut la fraternité doit s’être choisi des faux-frères ou des non-frères sur lesquels concentrer son animosité (10). Et c’est la terrible question que pose Freud: une culture peut-elle se passer d’ennemis ? Même en perspective chrétienne, pour pouvoir aimer ses ennemis il faut commencer par reconnaître que l’on en a. Comment reconnaître et assumer – pour les mettre en travail – les inimitiés réciproques dans le dialogue interculturel, inimitiés qui sont constitutives du culturel comme tel ?

Mais qu’est-ce qui permet de désigner l’ennemi comme ennemi ? À quoi le reconnaît-on ? L’idée majeure de Freud est que les grandes différences que l’on épingle comme des critères pour expliquer l’inimitié entre les cultures sont en fait l’extension, l’extrapolation de petites différences. Pourquoi ? Parce que pour pouvoir se regarder de travers, il faut être suffisamment proches et avoir suffisamment en commun (11). Il faut se toucher bord à bord (frontière se dit border en anglais) pour qu’il y ait friction, irritation et éventuellement conflit ouvert. La haine se manifeste entre cultures non pas radicalement mais légèrement différentes.

Disons simplement ceci: la haine se cristallise sur des traits, des marqueurs identitaires, qui font apparaître une forme d’étrangeté presque imperceptible (un accent par exemple) chez ces gens qui par ailleurs nous ressemblent tant, chose qui nous est insupportable parce que cela nous renvoie à notre propre étrangeté, c’est à dire au fait que la différence n’existe pas seulement entre nous et eux car elle existe aussi – et d’abord – au cœur de nous-mêmes. Le simple fait que nous ayons un inconscient témoigne du fait que nous sommes toujours quelque part autres que ce que nous pensons, autres que ce que nous nous représentons de nous-mêmes. Or de cela, nous ne voulons la plupart du temps rien savoir, et c’est la raison pour laquelle, lorsque la petite différence de l’autre nous renvoie à notre propre différence, cela apparaît comme une insulte intolérable à notre moi qui entend être le seul maître à bord – et alors nous projetons la haine que nous vouons à notre propre différence sur l’autre, qui devient par dérivation l’objet de cette haine. C’est pourtant bien nous-mêmes, nous-mêmes comme étant toujours un peu différents d’avec nous-mêmes, que nous haïssons et parfois voudrions détruire chez l’autre.

Ce phénomène caractérise notamment, pour Freud, l’antisémitisme qui met en avant l’idée d’une monstrueuse différence juive dont il faudrait se préserver pour jouir d’une identité culturelle européenne (ou allemande ou française ou chrétienne) pure et homogène. Or cette prétendue différence juive inassimilable, grossie à l’envi par la propagande antisémite, n’est en réalité pas si importante que cela. Une dizaine d’années après le Malaise dans la culture, Freud écrit dans L’homme Moïse et la religion monothéiste:

«Pas fondamentalement différents car [les juifs] ne sont pas des Asiatiques d’une race étrangère, comme leurs ennemis l’affirment, mais ils sont essentiellement composés de vestiges des peuples méditerranéens et des héritiers de la civilisation méditerranéenne. Cependant ils sont quand même différents, souvent d’une manière indéfinissable, surtout des peuples nordiques, et l’intolérance des masses s’exprime paradoxalement à l’égard de petites différences plus qu’à l’égard de dissemblances fondamentales» (12).

Cette différence «indéfinissable» fait signe de la différence fondamentale qui est partie intégrante de l’identité humaine, cette «inquiétante étrangeté» (13) qui déconstruit l’illusion d’un moi transparent à l’abri dans une identité-forteresse, expression d’un narcissisme culturel verrouillé. La reconnaissance de l’autre comme constitutif de soi, la reconnaissance d’une faille au sein de sa propre identité – et la reconnaissance de la haine que tout cela suscite (14): voilà qui peut participer à la mise en œuvre d’une interculturalité démystifiée qui accueille non pas seulement, ni même premièrement, l’altérité de l’autre culture mais celle de la culture propre.

 

Guilhen Antier est maître de conférences en théologie systématique à l’Institut protestant de théologie – Faculté de Montpellier, membre du Centre de recherches interdisciplinaires en sciences humaines et sociales (CRISES EA 4424).

Illustration: des extrémistes hindous plantent des drapeaux safran sur un temple protestant dans le Madya Pradesh en janvier 2024 (photo Missions étrangères de Paris).

(1) Sigmund Freud, Le malaise dans la culture, Paris, PUF, 1995 (1929). Je reprends ici, en partie, des éléments publiés dans : Guilhen Antier, Frontière, fraternité et guerre, in Guilhen Antier, Jean-Daniel, Causse, Céline Rohmer (dir.), Politique des frontières. Tracer, traverser, effacer, Revue d’éthique et de théologie morale 2017 (hors série), pp.161-184. Ainsi que dans : Guilhen Antier, Animalité, violence, péché, Méditation sur l’impropre de l’homme, Théologiques 22 (2014/1), pp.161-188.

(2) Freud, Le malaise dans la culture, op.cit., p.32.

(3) Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005.

(4) Je dois ces informations à un soigneur du parc animalier Les Loups du Gévaudan (Lozère), rencontré pendant l’été 2023.

(5) Freud, Le malaise dans la culture, op.cit., p.56.

(6) Encore que le phénomène ne soit pas si nouveau : quoi de plus interculturel que la composition de l’Ancien et du Nouveau Testaments, qui ne cessent d’emprunter aux Assyriens, Babyloniens, Perses, Égyptiens, Grecs … ? De quoi faire le deuil d’une identité juive ou chrétienne originellement pure.

(7) Freud, Le malaise dans la culture, op.cit., p.56.

(8) Ibid.

(9) Ibid., p.57.

(10) On en trouvera de multiples exemples dans l’ouvrage passionnant d’Alexandre de Vitry, Le droit de choisir ses frères ? Une histoire de la fraternité, Gallimard, 2023.

(11) Voir Russel Jacoby, Les ressorts de la violence. Peur de l’autre ou peur du semblable ?, Belfond, 2014.

(12) Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste. Trois essais, Gallimard, 1986 (1939), p.184.

(13) Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, 1985 (1919).

(14) Lire à ce sujet Delphine Horvilleur, Il n’y a pas de Ajar. Monologue contre l’identité, Grasset, 2022.

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