Donner rendez-vous à la pensée protestante
Faire émerger «une pensée théologique renouvelée» et «une nouvelle génération de théologiens et théologiennes», créer «un réseau des théologiens protestants francophones» et «rendre audible une parole protestante dans l’espace public», ce sont les 4 objectifs des Rendez-vous de la pensée protestante qu’expose ici leur président, le pasteur Samuel Amédro.
Introduction au premier débat des Rendez-vous de la pensée protestante publié dans Foi&Vie 2021/5.
Le constat, les objectifs, les présupposés
De plusieurs côtés a surgi et été entendu l’appel à retrouver et à renouveler la réflexion théologique protestante. D’une part nous manquons de théologiens prêts à assumer la vocation doctorale et proprement intellectuelle, un ministère qui soit à la fois au service de nos Églises et porteur d’une réflexion pertinente pour aujourd’hui. Et d’autre part les lieux de discussion et de construction de la pensée théologique par le dialogue font défaut notamment au sein du protestantisme francophone, réduisant souvent le débat à une confrontation stérile ou à des anathèmes dérisoires. Il en résulte bien souvent que les Églises ne se sentent pas ou peu nourries spirituellement et intellectuellement et que la pensée protestante reste largement inaudible dans l’espace public.
C’est sur ce constat que les Rendez-Vous de la Pensée Protestante sont nés. Le 1er objectif consiste à encourager, porter et soutenir l’émergence d’une pensée théologique renouvelée et axée sur des problématiques discernées pour leur pertinence pour l’Église et pour le monde contemporain. Le 2e objectif veut discerner et donner l’occasion d’émerger à une nouvelle génération de théologiens et théologiennes en mettant la lumière sur des étudiants, des doctorants mais aussi des docteurs, des pasteurs ou des passionnés de théologie pour les encourager et les soutenir dans ce ministère. Le 3e objectif vise à créer un réseau des théologiens protestants francophones pour susciter des liens fraternels et rendre possible des discussions renouvelées. Le 4e objectif cherche à rendre audible une parole protestante dans l’espace public en offrant l’occasion d’une élaboration originale et les moyens de diffusion de cette pensée théologique renouvelée permettant de développer sa visibilité.
Pour donner naissance à ce réseau des théologiens protestants et pour soutenir l’organisation d’une rencontre annuelle, une association a été créée en 2019 (www.les-rendez-vous.fr). Indépendante de toute institution, elle agit en partenariat avec la Fédération Protestante de France et vise à transcender les clivages en rassemblant des individus de toutes les familles spirituelles et intellectuelles qui traversent le protestantisme français sur la seule base de la recherche théologique de qualité. Pour entrer dans le dialogue, quelques présupposés ont été formulés.
Parler à partir de convictions éclairées et bien pesées dans l’attestation d’un «ici je me tiens». Chacun est appelé à parler pour lui-même.
Penser et donner à penser prend du temps : le choix s’oriente donc vers une proposition de thème en début d’année universitaire pour un échange en fin d’année universitaire.
Pour qu’un véritable dialogue s’instaure, il semble nécessaire de se considérer comme égaux en intelligence et en vérité de foi. Ce n’est sans doute pas un acquis au départ mais nous espérons que cela deviendra une réalité.
Il convient de reconnaître que chaque tradition religieuse, chaque famille spirituelle est le fruit d’une histoire longue qui n’est pas encore terminée, qui n’a pas encore dit son dernier mot.
La diversité de convictions est une réalité importante qui devient d’autant plus incontournable par la mondialisation des idées.
Pour éviter les généralités et les banalités, il est important de s’accorder sur la question posée de manière circonscrite et de se préparer à la pensée complexe et interdisciplinaire (théologique, historique, éthique, politique, psychologique, etc.).
Il est nécessaire d’oser dire non et de ne pas masquer les désaccords : un véritable dialogue ne peut se vivre que dans la vérité, tout en apprenant à distinguer vérité et sincérité.
Il y a bien une manière protestante de penser et de donner à penser
À partir de cet état d’esprit, l’association propose donc chaque année un sujet de réflexion proprement théologique à débattre au cours d’un rendez-vous fixé chaque dernier week-end du mois de juin. En octobre, le conseil d’administration propose le sujet avec un argumentaire qui explore la problématique. Chaque faculté choisit alors un binôme composé d’un professeur et d’un ou plusieurs étudiants (niveau master ou doctorant) pour travailler ensemble à la rédaction de thèses. Fin mars, les thèses rédigées par chaque binôme (étudiant/professeur) sont envoyées aux autres binômes pour qu’elles soient lues et travaillées en amont de la rencontre selon la méthodologie proposée. Fin juin, tout le monde se retrouve pour « penser ensemble » en explorant les écarts entre les thèses pour en mesurer la fécondité.
Ainsi, donner rendez-vous à la pensée protestante vise à donner corps et réalité à la conviction qu’il y a bien une manière protestante de penser et de donner à penser, et que – sauf à attendre la naissance du nouveau Karl Barth – cette pensée s’élabore nécessairement à plusieurs qui doivent se donner rendez-vous pour se rencontrer et réfléchir ensemble, pour construire par la conversation de nos différences assumées. «Penserions-nous beaucoup et penserions-nous bien, si nous ne pensions, pour ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres?» (1) Cette question d’Emmanuel Kant pourrait résumer à elle seule l’intuition des Rendez-Vous de la Pensée Protestante.
Penser avec d’autres. C’est aujourd’hui devenu une nécessité vitale. Dans un monde où les hommes, les religions et les cultures s’entrecroisent, nous sommes désormais convoqués par l’autre qui partage avec nous dans le même espace-temps globalisé.
Pour le théologien chrétien pakistanais Charles Amjad-Ali (2), «penser avec l’autre» c’est avant tout penser «à travers» l’autre. Parce que la parole de l’autre participe à la construction de ce que nous sommes, nous voulons croiser les regards théologiques des différentes traditions spirituelles qui traversent notre protestantisme français, dans un cadre et une exigence académique assumés grâce à la participation de nos facultés de théologie protestante francophones (3). Les RVPP invitent les théologiens et théologiennes à penser ensemble en refusant les simplifications essentialistes, les généralisations abusives ou les discours apologétiques qui chercheraient à prouver qu’on a raison et que l’autre a tort. Le défi consiste à ne pas simplement juxtaposer ses thèses comme on le constate dans nombre de colloques académiques mais à essayer de traduire la pensée de l’autre (si j’ai bien compris ce que tu as dit…) pour pouvoir, dans le même mouvement, bénéficier de sa richesse (ce que tu me dis me donne à penser…) et mesurer les écarts irréductibles (là je ne peux pas te suivre parce que…) pour tenter de les faire fructifier. Au fond, il s’agit de penser en pentecôtistes dans le sens où il n’est pas question de chercher à unifier tous les discours théologiques dans l’espéranto idolâtre de la tour de Babel mais bien d’élaborer une parole dans l’Esprit de Pentecôte qui part du parler en langue, où chacun parle une langue encore inconnue parce que novatrice, parce que créatrice, parce qu’elle essaie d’ouvrir une voie nouvelle pour ensuite passer entre les mains de celles et ceux qui cherchent à comprendre, à traduire, à explorer ce qui a été dit en osant une interprétation qui fasse sens et qui nourrisse l’édification, la croissance, la construction du corps du Christ jusqu’à la plénitude. Les Rendez-Vous de la Pensée Protestante cherchent à vivre cet aller-retour incessant et créatif entre la parole neuve et la traduction qui fait sens.
Miser sur la vertu de la rencontre et de la disputatio
Mais il serait naïf d’espérer une confrontation à l’altérité sans heurt. Penser à travers l’autre amène forcément à accepter d’interroger et d’être interrogé sans qu’il y ait de sujet tabou. Ne pas nier l’altérité nécessite d’accepter cette part de dissensus inhérente à toute conversation véritable. On se lamente souvent de l’opposition stérile des libéraux et des évangéliques .. A-t-on bien raison? Ne faut-il pas se garder de cette pseudo sagesse qui consisterait à chercher la via médiane en suivant Aristote pour qui la vertu se tient au milieu? Ni trop à droite ni trop à gauche, la victoire serait au centre ? Un chrétien modéré serait modérément chrétien? Les RVPP misent sur la vertu de la rencontre et de la disputatio. Nous espérons des libéraux suffisamment libéraux pour se garder de tout esprit de jugement et accepter qu’on puisse ne pas penser comme eux. Et des évangéliques confessants suffisamment convaincus de l’autorité du Christ pour ne pas laisser l’amour de la vérité prendre le dessus sur la vérité de l’amour. Pour sortir de l’opposition stérile parce que spéculaire (en miroir), pour en finir avec la répétition du même et du semblable, pour être libérés du jeu du rapport de force compétitif et de l’intérêt calculé qui structure le monde, pour sortir de la peur de l’autre qui se dit dans la volonté d’assimiler, de séduire ou de convaincre, le salut ne peut venir que d’une rencontre véritable. Voilà pourquoi nous avons besoin les uns des autres pour maintenir vivant l’écart nécessaire à l’advenue de l’Autre, de la nouveauté, de l’inattendu, de l’inespéré. Cette tension qui existe entre les différents pôles qui structurent notre protestantisme depuis son origine garde vivante une place pour Dieu. Puissions-nous être inspirés par les mots du philosophe François Jullien:
«Chercher l’autre, non pas dans ce qui s’annonce à l’antipode, dans le rôle du contraire, qui déjà est complémentaire. Mais plutôt en ouvrant un écart au sein de ce qu’on croirait semblable, le plus à proximité, apparemment le plus apparenté : pour y sonder ce qui s’y fissurerait secrètement d’un autre possible. (…) Seul l’écart est exploratoire, seul il est libératoire, en dissociant du nouveau» (4).
Pour s’engager sur cette voie escarpée qui cherche à faire fructifier les écarts, il est souhaitable voire nécessaire d’arriver dans la conversation avec un certain degré de confiance en soi (cette identité apaisée qui amène à présupposer que l’autre n’est pas une menace en soi et que nous sommes suffisamment bien ancrés dans nos convictions pour ne pas craindre d’être questionné par des convictions différentes) et de confiance en l’autre (cette qualité de relations qui fonde la conviction que l’autre n’a pas pour intention de nuire). Voilà pourquoi il est aussi très important pour nous de prier ensemble et de partager le pain pour être en mesure de réfléchir ensemble. C’est ainsi que peut se construire, pas à pas, une posture d’écoute réciproque qui accueille la parole de l’autre même et surtout si elle dérange. Le plus souvent la part conflictuelle des débats est perçue comme un malheur et une faiblesse, souvent refoulée dans une sorte de dénégation irénique. A contrario, nous parions justement sur le fait qu’elle puisse devenir le lieu de la force partagée, de l’ensemencement mutuel et de l’ouverture vers la nouveauté. Le contradicteur n’est pas forcément un adversaire qu’il faudrait séduire, convaincre ou, en désespoir de cause, disqualifier. Il peut devenir, au cœur même de la confrontation, un frère avec qui il est bon de continuer à maintenir ouvert le questionnement.
Dans le récit biblique du combat de Jacob avec l’ange au gué de Yabboq, à l’ange qui demande à Jacob de le laisser partir avant l’aube, le patriarche répond «Je ne te laisserai pas, que tu ne m’aies béni» (Genèse 32, 27). Le combat devient le lieu même d’une possible bénédiction, sans vainqueur ni vaincu, mais à l’aube d’un nouveau chemin né au cœur même du conflit. De la même manière, de ces conflictualités inhérentes aux dialogues authentiques nous pensons qu’une parole protestante neuve peut jaillir qui explore des chemins originaux vers plus d’intelligence et plus de liberté. Nous croyons possible que, par cette discussion exigeante à tout point de vue, penser avec l’autre la foi et la théologie protestante puisse porter du fruit, apporter une contribution originale, comme un témoignage commun que les théologiens protestants apporteraient au monde.
Illustration: La lutte de Jacob avec l’ange (Eugène Delacroix, 1854-61, église Saint-Sulpice, Paris).
(1) Emmanuel Kant, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? (III), traduction d’ A. Philonenko, Vrin, 2001, pp.86-87.
(2) Charles Amjad-Ali, Towards a New Theology of Dialogue, Al-Mushir 33/2 (1991), pp.57-69.
(3) Sont actuellement partenaires des RVPP: la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence, la Faculté de Théologie de Bruxelles, la Faculté adventiste de théologie de Collonges-sous-Salève, la Faculté de Théologie de l’Université de Genève, la Haute-École de Théologie HET-PRO de Lausanne, l’Institut Protestant de Théologie avec les facultés de Paris et de Montpellier, la Faculté de Théologie de l’Université de Strasbourg et la Faculté Libre de Théologie Protestante de Vaux-sur-Seine.
(4) François Jullien, Si près, tout autre. De l’écart et de la rencontre, Grasset, 2018, p.10.