Face au ressentiment
Comment lutter contre cette «réaction affective» d’abord «dirigée contre un autre» mais qui, de plus en plus indéterminée et à force de «ruminer», se fait rancœur, «auto-empoisonnement» par lequel «tout est contaminé. Tout fait boomerang pour raviver le ressentiment». Dans son livre Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, Cynthia Fleury analyse en philosophe et psychanalyste cette «pulsion mortifère» qui n’est qu’à «un pas» du «délire conspirationniste». Et, au delà d’une guérison individuelle toujours «extrêmement compliquée», voit des pistes de guérison collective dans des institutions qui veilleraient à «ne pas renforcer les vulnérabilités inhérentes à la condition humaine».
Texte publié sur Vivre et espérer.
Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, Gallimard (NRF), 2020.
Il nous arrive, il nous est arrivé de rencontrer des gens qui manifestent un profond ressentiment. Nous avons pu nous-même éprouver du ressentiment envers quelqu’un ou le ressentiment de quelqu’un à notre égard. Nous savons combien il est précieux de pouvoir sortir de cette situation. Et, plus généralement dans la vie sociale, et tout particulièrement si nous fréquentons certains réseaux sociaux et parcourons certains commentaires sur internet, nous y percevons parfois des bouffées de haine, des violences verbales dont nous percevons le rapport avec un profond ressentiment. Le ressentiment est donc une réalité assez répandue qui ne nous est pas inconnue et que nous avons besoin de comprendre pour y faire face, car c’est une réalité pernicieuse.
Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, vient d’écrire à ce sujet un livre intitulé Ci-gît l’amer avec pour sous-titre: Guérir du ressentiment (1). C’est un ouvrage conséquent de plus de 300 pages qui, en 54 chapitres, étudie le problème du ressentiment dans ses dimensions personnelles et collectives, à partir d’une culture psychanalytique, philosophique et littéraire qui mobilise de nombreuses références, ainsi, parmi d’autres: Scheler, Nietzsche, Winnicott, Mallarmé, Montaigne, Fanon… La culture de Cynthia Fleury est très vaste et se manifeste sur de nombreux registres. Lorsqu’on ne dispose pas des mêmes outils de compréhension, on peut donc hésiter à entrer dans cette lecture et encore plus à s’engager dans la présentation du livre. Il nous paraît que ce serait fort dommage de se passer d’un tel apport, car l’écriture de Cynthia Fleury est claire, compréhensible et elle sait mettre les mots appropriés sur les différents aspects du ressentiment («Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement»). Cette qualité d’écriture nous paraît remarquable. Elle nous aide dans la compréhension du phénomène.
La pensée de Cynthia Fleury se déploie dans une grille d’analyse d’inspiration psychanalytique: «D’où vient l’amertume? De la souffrance et de l’enfance disparue, dira-t-on d’emblée. Dès l’enfance, il se passe quelque chose avec l’amer et ce Réel qui explose dans un monde serein. Ci-gît la mère. Ci-gît la mer. Chacun fera son chemin, mais tous connaissent le lien entre la sublimation possible (la mer), la séparation parentale (la mère) et la douleur (l’amer), cette mélancolie qui ne relève pas d’elle-même… L’amer, la mère, la mer, tout se noue» (p.13). Et comment traiter avec l’amer? Cynthia Fleury évoque son travail de psychanalyste et les ressources de la «rêverie océanique»: «La mer n’est pas une affaire de navigation, mais de grand large existentiel, de la sublimation de la finitude et de la lassitude» (p.14). «Universelle amertume», tel est le titre du premier chapitre. Le livre s’intitule Ci-gît l’amer. Notre propos n’est pas de commenter la vision de la vie qui est celle de l’auteur, mais de nous instruire de son analyse du ressentiment. Nous voici donc à la découverte du ressentiment d’abord dans sa version individuelle, puis dans sa vision collective.
Le ressentiment
Cynthia Fleury nous fait part de la définition du ressentiment telle que nous la communique Max Scheler: «L’expérience et la rumination d’une certaine réaction affective dirigée contre un autre qui donnent à ce sentiment de gagner en profondeur et de pénétrer, peu à peu, au cœur de la personne, tout en abandonnant le terrain de l’expression et de l’activité». Cynthia Fleury commente en ces termes: «Le terme clé pour comprendre la dynamique du ressentiment est la rumination… Il s’agit de revivre une ré-action émotionnelle qui, au départ, pouvait être adressée à quelqu’un de particulier. Mais le ressentiment allant, l’indétermination de l’adresse va prendre de l’ampleur. La détestation se fera moins personnelle, plus globale…» (p.19). Il y a là un processus destructeur.
«Cela gronde», comme l’écrit Max Scheler à travers le mot allemand Groll. «Groll, c’est la rancœur, le fait d’’en vouloir à’; et l’on voit comment ce ‘en vouloir à’ prend la place de la volonté, comment une énergie mauvaise se substitue à l’énergie vitale joyeuse… Le ressentiment allant, l’indétermination se fait plus grande… Tout est contaminé. Tout fait boomerang pour raviver le ressentiment». L’effet est dévastateur: «Scheler évoque l’auto-empoisonnement pour décrire les ‘malfaits’ du ressentiment», «Le sens du jugement est vicié de l’intérieur. La pourriture est là» (p.22). Ainsi, le sens du jugement, «instrument possible de libération» est détourné vers «le maintien dans la servitude devant une pulsion mortifère».
Si le ressentiment a un visage personnel, il débouche également sur une pulsion collective. Aujourd’hui, celle-ci s’exprime particulièrement sur les réseaux sociaux.
Guérir du ressentiment
Confronté au ressentiment, Cynthia Fleury perçoit la difficulté d’en sortir pour ceux qui s’y emprisonnent: «Seule aptitude du ressentiment à laquelle il excelle: aigrir, aigrir la personnalité, aigrir la situation, aigrir le regard sur. Le ressentiment empêche l’ouverture. Il ferme, il forclôt, pas de sortie possible; le sujet est peut-être hors de soi, mais en soi, rongeant le soi, et, dès lors, rongeant la seule médiation possible vers le monde» (p.24). D’autant que le ressentiment peut se radicaliser: «Je puis tout te pardonner sauf d’être ce que tu es, sauf que je ne suis pas toi. Cette envie porte sur l’existence même de l’autre» (p.25). Dès lors, dans la relation clinique, «l’extraction hors de cette emprise sera extrêmement compliquée. Il faut poser comme idée régulatrice que la guérison est possible, mais que la clinique est sans doute insuffisante dans son soin. Il est impossible de dépasser le ressentiment sans que la volonté du sujet entre en action. C’est précisément cette volonté qui est manquante, enterrée chaque jour par le sujet lui-même» (p.25).
Quel est le chemin de guérison proposée par Cynthia Fleury? C’est que «l’homme qui échappe au ressentiment n’y échappe pas d’emblée. C’est toujours le fruit d’un travail… la sublimation des instincts… Celle-ci est ‘un talent’ de faire avec les pulsions autre chose que du pulsionnel régressif, de les tourner vers un au delà d’elles-mêmes, d’utiliser à bon escient l’énergie créatrice qui les parcourt» (p.65). C’est apprendre à bien utiliser son énergie: «La grande santé, c’est choisir l’avenir, choisir le numineux» (p.71). Cynthia Fleury prône l’accès à la création: «Choisir l’œuvre, c’est toujours choisir l’ouvert», «L’œuvre crée l’air, l’ouverture, la fenêtre. Elle crée l’échappée» (p.73).
Le ressentiment collectif
Les ressentiments individuels peuvent s’exprimer collectivement, par exemple en empruntant la voie d’internet. En quelque sorte, ils s’agglutinent dans un déchainement de violence verbale. Cependant, le phénomène n’est pas nouveau parce que, dans l’histoire, on a pu observer des comportements analogues, par exemple dans un lien entre la passion de l’égalité et le ressentiment collectif: «La structure du ressentiment est égalitaire. Celui-ci surgit au moment où le sujet se ressent certes inégal, mais surtout lésé parce qu’égal… La frustration se développe sur un terreau de droit à… Je me crois lésé parce que je crois à mon dû ou à mon droit» (p.28). Il y a là un processus dangereux: «Dénigrer les autres ne suffit pas au ressentiment. Il faut un pas de plus: la mise en accusation. Celle-ci étant toutefois sans objet réel, elle vire à la délation, à la désinformation… Dorénavant, l’autre sera coupable. Une forme de dépréciation universelle s’enclenche» (p.29). Cette fureur engendre évidemment la fin du discernement: «Ne plus faire le point des choses, viser la ‘tabula rasa’ sans autre projet», «Il se produit un ‘éthos renversé’, une ‘disposition générale’ à produire de l’hostilité comme d’autres produisent de l’accueil au monde» (p.30). C’est bien ce que l’on observe dans la violence répétitive qui marque certains commentaires politiques apparaissant sur internet.
Cynthia Fleury nous décrit comment se manifeste «l’homme ressentimiste»: «L’une des manifestations les plus explicites et audibles du ressentiment demeure l’utilisation ordurière du langage. L’homme du ressentiment… se lâche et vomit, par son langage, sa rancœur. L’homme ressentimiste choisit délibérément de n’user du langage que pour dégrader l’autre, le monde, les rapports qu’il entretient avec lui» (pp.274-275). C’est une manifestation de haine: «Cette haine dresse un cadre de vie et de pensée assez nauséeux, car du ressentiment au délire conspirationniste, il n’y a qu’un pas. Telle est la version collective du désir de persécution» (p.284). On assiste à une logique implacable où les valeurs s’inversent: «Si vous êtes riche et bien portant dans cet univers inique, c’est que vous êtes complice de cet univers inique. Le ressentiment est une idéologie, un rapport de force qui cherche à s’établir et à promouvoir les intérêts d’un nouveau groupe qui se trouve spolié» (p.286). Il y a donc un renversement de la mentalité: «La notion de ‘mundus inversus’ est très importante pour comprendre le lien manifeste entre ressentiment et pensée conspirationniste. Elle correspond à une sorte de solution magique ayant réponse à tout, pouvant expliquer toutes les vexations narcissiques de l’individu ressentimiste et permet par ailleurs une merveilleuse dissolution de ses responsabilités… Le raisonnement conspirationniste est bien connu dans la psychiatrie, car il est l’apanage des structures paranoïaques» (p.288).
Réduire le ressentiment collectif
Cependant, si ces processus de pensée sont malheureusement répandus, on peut s’interroger sur les conditions qui peuvent en favoriser le développement. Ainsi combien il est important de respecter les singularités, l’originalité de chacun. La question a été posée au niveau des institutions de soin, des asiles: «Il est intéressant de voir que cette analyse peut être élargie de nos jours au fonctionnement plus global de la société. Que faire de l’attention au petit, à l’infime, aux détails du singulier? y a-t-il une place pour cela dans la politique?» (p.262). C’est prendre garde à la «réification», à la chosification, à la normalisation qui s’opèrent dans les institutions publiques comme «si elles prenaient plaisir à détruire les positions de l’individu pour le mettre sous tutelle et enlever tout goût d’individuation» (p.261). Cynthia Fleury met en évidence des facteurs favorisant des dysfonctionnements individuels et des dysfonctionnements collectifs: «Il s’agit de comprendre que la santé psychique des individus produit un impact tout à fait indéniable sur le fonctionnement de la société… Dans ‘Les irremplaçables’, j’avais cherché à démontrer ce lien à l’égard d’un individu réifié, se sentant remplaçable, interchangeable, non respecté par un environnement notamment institutionnel et professionnel, donc public au sens large. Comment cet individu, petit à petit, se clivait pour résister à cette maltraitance psychique» (p.271). «Nos institutions, écrit-elle, doivent produire assez de soin pour ne pas renforcer les vulnérabilités inhérentes à la condition humaine, à savoir ses conflits pulsionnels… et prendre garde à ne pas produire de la réification qui après s’être retournée contre les individus, les avoir rendu malades, se retourne contre la démocratie elle-même en développant la traduction politique de ces troubles et notamment dudit ressentiment» (p.273).
Plus généralement, le ressentiment collectif se nourrit d’une angoisse sociale en lien avec un manque de relations humanisantes. Cynthia Fleury cite Michel Angenot dans une analyse qui s’inspire de Max Weber: «Les idéologies du ressentiment sont intimement liées aux vagues d’angoisse face à la modernité, à la rationalisation, à la déterritorialisation. La mentalité de la ‘Gemeinschaft’, homogène, chaude et stagnante a tendance à tourner à l’aigre dans les sociétés ouverts et froides, rationnelles et techniques. Le ressentiment qui recrée une solidarité entre pairs rancuniers et victimisés… apparaît comme un moyen de réactiver, à peu de frais, de la chaleur, de la communauté dans l’irrationnel chaleureux» (p.290). Ainsi, pour Cynthia Fleury, prévenir le ressentiment collectif autant que faire se peut, c’est «veiller à ne pas renforcer les processus extrêmes de rationalisation et de déterritorialisation qui provoquent immanquablement un sentiment de réification et donc, par réaction, une résistance qui, très vite, préfère se soumettre à une passion victimaire» (p.291).
Cette présentation du livre de Cynthia Fleury nous fait comprendre l’importance du ressentiment et en éclaire les ressorts. Mais elle est très loin de rendre compte de la richesse de cet ouvrage. Ainsi, l’auteure traite également des incidences de la colonisation et des processus du fascisme. On découvre aussi des réflexions sur des sujets de grande importance comme le discernement (pp.30-31) ou la pratique d’écriture en thérapie (pp.257-258). Dans ce livre, Cynthia Fleury entre en dialogue avec ses pairs, analystes et psychologues. Si notre culture est différente, il reste que Cynthia Fleury ouvre au lecteur non expert des fenêtres de compréhension. Dans cette tâche, elle est servie par une écriture riche et précise autant que par sa vaste culture. A une époque où nous sommes confrontés au ressentiment, au moins dans sa forme collective, il serait dommage d’ignorer l’apport de ce livre.
Cynthia Fleury aborde la question à partir de sa culture et de sa pratique d’analyste. D’autres points de vue sont envisageables. Ainsi peut-on envisager la prévention du ressentiment à partir d’une culture spirituelle qui met en avant l’amour, la miséricorde, le pardon, d’une culture relationnelle de la fraternité et de la communauté. C’est l’enseignement de Jésus qui, dans la dynamique de l’Esprit, nous appelle à un amour universel et à un pardon inépuisable. Nous voici, aujourd’hui interpellé par les manifestations de ressentiment. Cynthia Fleury nous permet d’envisager les dimensions de ce phénomène, d’en comprendre les ressorts et de participer ainsi à la «guérison du ressentiment». Voilà un précieux éclairage.
Illustration: Cynthia Fleury faisant cours sur La guérison du ressentiment, à l’hôpital Sainte-Anne à Paris en janvier 2020 (Chaire de philosophie à l’hôpital).
(1) Cynthia Fleury parle du ressentiment dans plusieurs vidéos comme : ‘Dépasser le ressentiment pour sauver la démocratie’ (France culture, 5 octobre 2020); ‘De la cure au politique, la guérison du ressentiment’ (Chaire de philosophie à l’hôpital, 15 janvier 2020). Voir aussi notre article sur son ouvrage Le soin est un humanisme: ‘De la vulnérabilité à la sollicitude et au soin’ (Jean Hassenforder, 29 juin 2019.