Pour un journalisme réflexif
Plutôt que de «souffler sur les braises et d’alimenter les crispations», de relater les faits et les opinions contradictoires en abusant «des termes ‘inquiétant’, ‘urgence’ ou ‘inévitable’», les médias ne feraient-ils pas mieux de se servir des désormais abondantes données mises à disposition sur la pandémie et lancer la réflexion pour «construire un modus vivendi qui soit à peu près soutenable»? Cela pourrait en tout cas faciliter la prise de conscience que nous sommes embarqués dans «une aventure compliquée, partagée et fragile».
Texte publié sur Tendances, Espérance.
Confinera? Confinera pas? Cela fait un bon sujet pour alimenter les journaux et les sites d’information. Mais, en cette circonstance, la profession journalistique a illustré son principal travers, qui s’accentue d’année en année: elle se contente de promener ses micros à droite et à gauche, à l’écoute des doléances diverses et des bruits de couloir, et elle ne prend aucune hauteur, ne fait aucun travail qui permettrait de tracer des perspectives d’ensemble.
Il est plus rentable d’inquiéter, que d’inviter à réfléchir
Je ne parle même pas des chaînes d’information en continu, qui doivent générer de l’événement de minute en minute. Je parle d’organes de presse a priori lus ou consultés par des personnes cherchant à alimenter leurs réflexions. Même ceux-là abusent des termes inquiétant, urgence ou inévitable. Même ceux-là n’ont aucun problème pour faire défiler des médecins qui disent qu’il faudrait confiner davantage et rapidement, des professionnels de santé harassés, puis des acteurs culturels qui crient au scandale parce qu’ils sont confinés, des restaurateurs en pleine déprime, des personnes qui expliquent qu’elles n’en peuvent plus des restrictions et qui les contournent, d’autres médecins qui exposent les graves troubles de santé mentale que les confinements provoquent, des travailleurs sociaux qui rendent compte de la précarisation galopante de pans entiers de la société française, etc.
Et puis? Et puis rien. Personne n’a l’air de se rendre compte que l’on est dans une situation où il faut arbitrer entre des intérêts divergents (et pas seulement des intérêts économiques) et que le seul critère du nombre de malades ne suffit pas à prendre une décision. Personne, non plus, n’a l’air de se poser la question suivante: si on confine maintenant, que fera-t-on ensuite? On déconfinera et on reconfinera une nouvelle fois?
Et quand une décision tombe, plutôt que de faire l’exercice de restituer comment on peut peser le pour et le contre, il est plus croustillant de rendre compte des débats internes au gouvernement, de la lutte entre le ministre de l’économie et le ministre de la santé, des contradictions entre Matignon et l’Élysée, etc. Ou bien on parle de la faible acceptabilité du confinement qui conduit le président à reculer, comme s’il n’y avait pas un problème de fond. Et puis on rapporte, comme solde de toute réflexion, les déclarations des différents ministres, comme si on s’interdisait de réfléchir par soi-même.
On préfère laisser la réflexion à des éditorialistes qui défendent souvent des points de vue intéressants, mais partiels, presque personne ne tentant d’accéder à une vision d’ensemble, forcément contradictoire et difficile à démêler, mais pourtant décisive.
Cela dit, tout cela relève d’une rationalité économique assez basique: dans la course au clic qui permet de rentabiliser les investissements publicitaires, et même dans la course au tirage papier, il est plus rentable d’aligner les cris d’horreur que de se lancer dans de laborieuses réflexions.
Des éléments de réflexion à portée de main
Pourtant il n’est pas si difficile d’au moins déblayer le terrain.
Par exemple sur le sujet des variants. Il est certes utile d’essayer de ralentir leur diffusion. Mais si on confine, vont-ils s’évaporer par magie? Dès le déconfinement, leur diffusion repartira de plus belle. Par ailleurs, même s’ils sont plus contagieux, les mesures barrières sont efficaces contre eux également. Donc, de toute manière, il faut essayer de construire un modus vivendi qui soit à peu près soutenable, au moins jusqu’au mois de juin. Et, là-dedans, le confinement, dans toutes ses variantes, n’est qu’un outil parmi d’autres.
Autre exemple: si on essaye d’analyser les données, Santé Publique France, les rend publiques, jour après jour. Elles sont là, à disposition du public, mais qui essaye de les analyser? Pas grand monde. Il est plus commode de rapporter les analyses fournies par le ministre de la santé à qui, évidemment, on reprocherait le goût du secret si les données n’étaient pas dans le domaine public! Or, que montrent les données? Elles montrent, déjà, que le couvre-feu à 18h est faiblement efficace, mais qu’il est efficace. Je renvoie à l’excellent site de CovidTracker (1) qui a travaillé sur ces fameuses données. Le graphique ci-dessous en est extrait:
Les données montrent aussi que le variant anglais se diffuse, tandis que le taux d’incidence n’explose pas. Le taux de reproduction est toujours supérieur à 1, mais il ne s’envole pas. Là aussi, je reproduis un graphique de CovidTracker:
Et, depuis quelques jours, on assiste même à un phénomène intéressant: le nombre de nouveaux cas augmente très légèrement (ce qui correspond au taux de reproduction de 1,03), tandis que le nombre d’hospitalisations et de personnes admises aux urgences diminue légèrement. C’est peut-être un premier effet de la vaccination progressive des personnes âgées: il y a un peu moins de cas graves parmi les personnes contaminées.
Une situation fragile, qui mérite mieux que d’alimenter les crispations ambiantes
En d’autres termes, l’ensemble des mesures actuellement mises en œuvre et qui, on oublie de le dire, sont quand même très lourdes (le nombre de secteurs à l’arrêt reste élevé), sont justes suffisantes, mais provisoirement suffisantes, pour tenir bon. Nous ne sommes pas à l’abri d’une soudaine flambée, c’est évident. Les services hospitaliers sont fortement sollicités et en continu. La fatigue est là. Mais la lassitude ne concerne pas que les professionnels de santé: elle est générale. Être obligé de ne rien faire est aussi fatigant que d’être écrasé de travail. Cela ne fatigue pas de la même manière, mais cela use quand même.
Est-il juste, dans ces conditions, de souffler sur les braises et d’alimenter les crispations qui circulent, elles aussi, à un niveau élevé? Je pense qu’il y a mieux à faire. Nous sommes embarqués, tous ensemble, au moins jusqu’à la fin du printemps, sur un chemin étroit qui peut, certes, à tout moment, diverger. Mais, pour l’instant, chacun essaye de tenir bon. Je ne me prive pas, les lecteurs de ce blog le savent, de critiquer l’action gouvernementale. Mais, au jour d’aujourd’hui, force m’est de constater que ce discours d’une aventure compliquée, partagée et fragile, n’est porté que par le gouvernement.
Et, en tout cas, mon point de vue est que le rôle des chrétiens, dans ce genre de situation, est certes de souligner les contradictions entre des intérêts divergents, certes de pointer les injustices que cette crise accentue, mais également de soutenir tout ce qui peut relever d’une aventure collective, pour peu que l’on pense qu’elle obéit à des motifs bien pesés.
Illustration: plateau de la matinale de BFMTV en novembre 2020.
(1) CovidTracker, «Statistiques et visualisations de données Covid19», site créé par le spécialistes du traitement des masses de données Guillaume Rozier.