Ni prière ni méditation mais poésie de la foi - Forum protestant

Ni prière ni méditation mais poésie de la foi

«La poésie a ses méthodes et son langage propres pour suggérer et affirmer la foi, et chercher à en transmettre les effets»: le recueil à défaut de se faire d’Yves Ughes (1) que présente ici Jacqueline Assaël mêle «tous les registres» d’un réel qui «apprend à reconnaître et à goûter les manifestations de cette transcendance, à communier dans cette sensation, en poésie».

 

Une lecture en communion de foi

L’écriture d’Yves Ughes ne produit pas une poésie théologique. On y trouve rarement le mot Dieu; elle n’utilise pas de concepts doctrinaux prônant le lâcher prise ou le courage d’être, selon le vocabulaire en usage dans les milieux ecclésiaux; elle ne s’apparente pas au genre de la prière, ni vraiment à celui de la méditation spirituelle. L’auteur se défend de pratiquer un art qui soit, comme tel, une illustration et une défense de la religion chrétienne, non pas pour des raisons de tiédeur confessante – il est en effet actif au sein de sa paroisse de l’Église protestante unie de Grasse-Vence, prédicateur, rédacteur d’articles dans le mensuel Échanges –, mais pour des raisons esthétiques et existentielles. La poésie a ses méthodes et son langage propres pour suggérer et affirmer la foi, et chercher à en transmettre les effets; elle découvre des manifestations secrètes de Dieu, s’en émerveille, s’en ouvre et les partage. Elle ne répète pas nécessairement les mots de la tradition, parce qu’ils ne sont pas accessibles à tous ceux qui n’ont pas fait intimement et en toute conscience l’expérience de la grâce ou de la présence du Christ, mais elle signale la vérité de cette grâce ou de cette présence à travers tous les aspects de l’aventure concrète de vivre.

Dans ces conditions, le lecteur peut se laisser saisir par le charme de la langue et des images. Yves Ughes évoque comme personne d’autre ne saurait le faire la nostalgie d’une Italie rustique d’où viennent ses ancêtres et la douceur paradisiaque de Nice, où ils ont trouvé refuge. Il célèbre avec un lyrisme teinté d’onirisme et de surréalisme les saveurs de mets simples et de plats très élaborés: «grives récemment chassées dont les yeux sont constellés d’olives noires» et «tomates murmurées dans l’écrasement d’un sel sans fin». Il est un chantre incomparable des ressacs de la mer dans l’échancrure de la Baie des Anges, et même des exhalaisons de lessiveuses ouvrières. Son style mêle avec bonheur et originalité tous les registres du réel, son approche de la vie est riche et profonde. Mais lui-même nous incite à ne pas en rester là et à capter aussi dans son texte tous les indices qui sont destinés à nourrir une lecture en communion de foi.

 

Les signes de la spiritualité du recueil

Bien sûr, le titre du recueil, pour commencer est éloquent: à défaut de se faire; il traduit l’orgueil abandonné, le renoncement à la glorification d’un mérite personnel. Certes, il faut que l’esprit s’adapte à cette recréation poétique – qui est une appropriation – de certaines formules bibliques, mais comment ne pas reconnaître à travers cette expression, l’amorce d’une phrase suscitant son complément paulinien, l’idée que l’être humain bénéficie d’une profusion offerte: «Qu’as-tu que tu n’aies reçu?» (2). L’incitation poétique implique donc une pensée de la grâce.

Les titres des recueils d’Yves Ughes annoncent souvent une référence au texte biblique, ou à une de ses valeurs théologales, comme fondement d’un art de vivre, qu’il s’agisse de Décapole, de Capharnaüm, douze stations avant Judas, ou d’Une terre de bonne espérance (3). Art de vivre, oui, car la poésie, inspirée par la foi, accepte de ne pas occulter le privilège absolu d’exister et elle apprend à continuer avec la bonne grâce et l’élégance d’un effort reconnaissant, la route très tourmentée d’une histoire à certains moments lourdement blessée.

D’autre part, les épigraphes mises en exergue de certaines sections du livre confirment l’invitation à entrer dans une interprétation chrétienne de ces poèmes qu’Yves Ughes compose en versets. Une d’entre elles reprend la sagesse de Qohéleth: «et tout est vanité et poursuite du vent», une autre rend ensuite hommage à Blaise Pascal, dont les Pensées enseignent précisément comment dépasser ce vertige du vide: «Les rivières sont des chemins qui marchent et qui portent où l’on veut aller». Pour le poète, comme pour ce maître du 17e siècle, l’élan vital est dirigé et soutenu par une puissance bienveillante qui ouvre des voies d’accès. Par le choix du titre et ce système de références, un cadre spirituel se dessine.

 

L’étoffe spirituelle du recueil

Mais les indications ne sont pas seulement extérieures ou marginales. Elles tissent aussi l’étoffe du poème. Car lorsque Yves Ughes évoque la longue marche de son aïeul traversant la frontière pour fuir la misère, il lui prête cette réflexion qui s’ébauche spontanément en lui, tandis qu’il tient dans sa main un verre de vin qui s’irise:

«demain tiendra la promesse de cette incandescence comme un campanile sur la ville posée»

Cette projection dynamique dans le futur, conjuguée à la vision intérieure d’une architecture religieuse protectrice vaut une confession de foi. Et quand le même personnage suit sa route malaisée dans les cols alpins, mangeant de peu et traversant des épisodes de détresse, l’auteur lui imagine des sensations éclairées par une culture religieuse de l’Exode et les mots des Évangiles:

«et le pain saisi dans le désert des cols comment se repérer peut-être suivre les saveurs du sel»

Évidemment, il est possible de lire ces versets en repérant seulement la pertinence historique et concrète des notations, puisque l’homme qui migre suit, de fait, un chemin muletier connu sous le nom de Route du Sel; cette approche suffira à suggérer l’âpreté de l’aventure ancestrale; mais, laissant de côté le symbolisme du désert et du sel, elle ne permettra pas de percevoir d’où vient, malgré la rudesse de l’effort, l’allant presque léger d’un pas sachant trouver des traces qui le guident.

Après cette traversée pénible, l’arrivée dans le pays d’accueil déploie toutes ses douceurs. Yves Ughes n’évoque pas le pays de Canaan, ni le Paradis, autrement qu’à travers le mot jardin et sa réalité familière:

«le ciel en coupole vient de se faire pour assurer un coin de jardin»

Quant à la présence de Dieu, elle est sensible, sous la courbe rassurante du ciel. L’image ne se contente pas de l’affirmer comme un principe théorique, mais elle apprend à reconnaître et à goûter les manifestations de cette transcendance, à communier dans cette sensation, en poésie.

Pour autant, ce paradis demeure un lieu très humble, où la propreté (une forme de pureté, donc) et la plénitude se gagnent au prix d’un effort laborieux:

«la rampe d’escalier n’est qu’un raide passage de lumière et je descends de chez moi dans la plénitude de vêtements propres»

De fait, les lessiveuses jouent un grand rôle dans la poésie d’Yves Ughes:

«et la lessiveuse fumait sur les sarments du jour
sur des serments de vie»

En l’occurrence, dans cette contamination entre sarments et serments, l’alliance se renforce entre Dieu et ses créatures; le feu des activités quotidiennes en vient à animer l’esprit des vivants.

Si le vocabulaire religieux convenu ne vient pas ronronner aux oreilles et aux neurones du lecteur de poésie, la vertu de l’amour éclate malgré tout dans les fibres du jour et dévoile avec une retenue qui n’est que stylistique une profonde foi dans la bienveillance qui enveloppe l’humanité:

«nous pouvons chavirer en ce monde de jeunesse qui vraisemblablement nous aime»

La poésie comme reconquête de la paix

Tout le recueil d’Yves Ughes est retentissant de gratitude, dans sa célébration de la beauté du monde. Ce n’est pas le moindre des pouvoirs de la poésie que de ressusciter cette conscience du miracle inouï de la vie dans des circonstances où l’expression de la douleur serait légitime. Car le premier et le dernier textes du recueil révèlent une souffrance intense que la création littéraire et la foi réussissent précisément à juguler.

À défaut de se faire, si l’on peut dire, l’auteur qui pratique aujourd’hui sa foi dans le cadre du protestantisme, a hérité de ses ancêtres quelques ressorts d’une foi catholique, avec la puissance de l’image de la Mère recueillant son Fils crucifié; elle revient plusieurs fois dans le livre et à la fin, pour se recomposer, un retour aux sources s’avère nécessaire:

«vers le Piémont il faut retourner avec les sandales des ancêtres qui allaient et venaient sous le crucifix de l’étable»

La fidélité mémorielle agit aussi, d’une certaine manière, comme une ressource spirituelle.
Mais en définitive, le dernier mot revient au poète, dans un dépouillement de doctrine habité de certitude:

«demain sera pourtant un jour de vie de prés de fleurs et de fleuves

aux aires de paix»

 

Illustration: le Mongioie dans les Alpes ligures (photo CC-Luca Bergamasco)

(1) Ce recueil vient de paraître, en janvier 2021, à Marseille, aux éditions Jas sauvages.
(2) Ce point est développé dans le commentaire littéraire de Caroline Labat-Schreiber qui suit les poèmes, dans à défaut de se faire, p.51.
(3) Le recueil Décapole est paru en 2002, à Coaraze, L’Amourier Éditions, de même que Capharnaüm, douze stations avant Judas, en 2010. Le titre Une terre de bonne espérance est paru en 2017 à Genève, chez 5 Sens Éditions.

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