Vivre ensemble ou faire ensemble ?
Nous habitons de plus en plus seuls et les occasions de coopération dans le travail comme dans la vie courante, auparavant imposées par la nécessité, se raréfient. Cet isolement croissant peut expliquer l’augmentation actuelle des tensions entre groupes sociaux, « les stéréotypes négatifs, les jugements hâtifs, la méfiance a priori » qui « se sont répandus ces dernières années dans notre société ». Pour lutter contre cette tendance, il ne suffira pas « d’organiser de la convivialité, d’organiser des rencontres, de rapprocher des groupes sociaux pour que leur hostilité réciproque diminue (une fois qu’elle est installée) ». De nouvelles formes de coopération seront nécessaires puisque, comme le montre la psychologie sociale (mais aussi la théologie), seul le faire ensemble permet vraiment de vivre ensemble.
Texte paru sur Tendances Espérance.
Tout le monde est à peu près d’accord pour dire que le vivre ensemble est aujourd’hui problématique dans la plupart des pays. Cela se dit comme un constat : on voit que les rapports sociaux sont tendus, que les guerres civiles se multiplient ou que les groupes sociaux s’éloignent les uns des autres (y compris géographiquement). Et cela se dit également comme une injonction : il faudrait inventer ou recréer des lieux qui favorisent le vivre ensemble. Mais je pense que ce n’est qu’une partie du problème.
Une vieille expérience de psychologie sociale
À ce propos, une vieille expérience de psychologie sociale nous donne une piste suggestive. Elle indique, déjà, que le constat n’est pas si récent. En 1954, un groupe de psychologues sociaux décida de tenter une expérience avec des jeunes hommes (autour de 11 ans) pendant une colonie de vacances (je dirai ensuite sur quels points l’expérience a été critiquée) (1). Il a réparti les jeunes dans deux camps. Au début les jeunes ne savaient pas qu’il y avait un deuxième groupe. Au bout d’une semaine, l’existence d’un deuxième groupe fut révélée. Tout de suite, des jugements défavorables et des stéréotypes négatifs furent accolés à l’autre groupe (alors même que la constitution de chaque groupe avait été soigneusement pesée pour qu’elle ne reflète pas d’éventuels stéréotypes préexistants). Ces jugements s’accrurent suite à des jeux compétitifs opposant les deux groupes. L’hostilité devint croissante. Comme on peut l’imaginer dans une colonie de vacances, les expéditions punitives de nuit se multiplièrent, etc.
Ensuite le travail consista à voir comment ces jugements négatifs pouvaient revenir en arrière. Les animateurs proposèrent des activités en commun qui s’avérèrent être des échecs. Un repas partagé, entre autres, dégénéra en bataille de nourriture balancée aux ennemis. Ensuite les animateurs créèrent des situations où les deux groupes devaient coopérer pour résoudre un problème : tracter un camion en panne, faire face à une coupure d’eau, etc. Et ce sont ces moments de coopération qui ressoudèrent les deux groupes, au point qu’ils insistèrent pour revenir dans le même bus.
Il ressort, en résumé, de cette expérimentation que la coupure et l’isolement entre deux groupes crée de l’hostilité ; que cette hostilité croît quand les deux groupes sont en compétition les uns avec les autres ; qu’ensuite le simple contact entre les groupes ne suffit pas ; il faut un objectif commun qui nécessite la coopération entre les groupes pour surmonter cette hostilité.
Les critiques de cette expérience
Par la suite, on a d’abord critiqué le fait même d’utiliser des jeunes comme cobayes. On peut adresser cette critique à la plupart des expériences de psychologie sociale. En l’occurrence, je trouve l’expérience moins traumatisante que d’autres, où on a laissé des personnes face à un contexte hostile qui avait été artificiellement créé, sans leur donner les moyens de s’en déprendre. Ici on a au moins essayé (et avec succès) de récréer du lien entre les personnes.
On a aussi mis en doute le caractère artificiel de la situation. Les animateurs, même s’ils se sont surveillés, n’ont pas pu être complètement neutres et on imagine que l’expérience marchant, ils ont (même faiblement) encouragé les jeunes à continuer. En fait, on a toujours mis en question les expériences qui ont montré que des personnes pouvaient avoir des comportements aussi changeants dans un laps de temps aussi court. Il y a là quelque chose de troublant et de déstabilisant.
Ce que j’en retiens
Mais ce qui m’intéresse le plus, dans cette expérience, est le moment où quelque chose n’a pas marché.
Car il est évident, même dans des situations non artificialisées, que l’isolement crée des stéréotypes stigmatisants. Il est bien connu, également, qu’un conflit crée de l’hostilité plus que l’hostilité ne crée un conflit. C’est parce que des groupes sont en conflit qu’ils ont un a priori négatif les uns sur les autres.
Mais suffit-il d’organiser de la convivialité, d’organiser des rencontres, de rapprocher des groupes sociaux pour que leur hostilité réciproque diminue (une fois qu’elle est installée) ? C’est là que l’échec temporaire de l’expérience m’intéresse. Car, précisément, la co-présence, la simple rencontre, sont insuffisantes. J’en suis personnellement convaincu, mais c’est un résultat moins banal et moins répertorié. C’est là, en tout cas, que le vivre ensemble est un concept trop court.
Une diminution continue des occasions de coopération
Les stéréotypes négatifs, les jugements hâtifs, la méfiance a priori, se sont répandus ces dernières années dans notre société. L’isolement y a sa part. Le rapport de la fondation Abbé Pierre sur le mal-logement (2), dont nous avons parlé dans un post précédent, souligne l’insuffisance du logement social. Il souligne également un phénomène plus difficile à identifier, car il ne touche pas directement les personnes les plus pauvres : le prix des logements dans les centre-ville est devenu trop élevé pour beaucoup de personnes qui ont un revenu seulement moyen. Donc ceux qui ne sont pas éligibles au logement social et pour qui le marché est trop cher doivent s’éloigner. Progressivement, les moins favorisés parmi les classes moyennes partent loin des grandes villes. La diversité sociale diminue par le milieu, ce qui est une situation un peu inhabituelle. Et cette fraction de la société qui s’éloigne est la plus réceptive au doute généralisé quant à la sincérité des autres groupes et à la valeur de ce qu’ils professent.
Voilà pour l’isolement. Mais qu’en est-il de la coopération ? La coopération dans le travail a chuté d’un cran, incontestablement. Les collectifs de travail sont de plus en plus petite taille et les systèmes de production virtuels ont pris beaucoup d’ampleur. Un produit, ou un service, ne passe plus tellement de main en main, il voyage, le long d’une chaîne logistique et, le long de cette chaîne, chacun récupère le travail de quelqu’un qu’il ne verra jamais. Ces supply chains sont, en plus, régulièrement reconfigurées. Il y a, peut-être, un peu plus de coopération avec l’usager final. Les situations d’interface avec les clients sont plus nombreuses que par le passé. Mais la tendance la plus forte est quand même l’émiettement des chaînes de production et donc, la disparition progressive des situations de coopération en face à face. Même le rapport à la hiérarchie a changé, dans la mesure où les chefs directs eux-mêmes doivent subir des injonctions, des décisions, des manières de faire, qui proviennent de personnes invisibles.
En dehors du travail, les quartiers ouvriers d’autrefois étaient des lieux où des personnes, mal payées, avec des métiers durs et qui vivaient des rapports sociaux souvent brutaux, construisaient ensemble des projets. Les situations d’autoproduction (jardinage, dépannage, couture) étaient souvent des occasions de coopération. Ces quartiers ont été, pour la plupart, laminés par la crise de l’industrie lourde en France.
De toute manière, la marchandisation croissante des services pousse à l’individualisme. Si on peut acheter quelque chose que l’on devait produire à plusieurs auparavant, on va mécaniquement perdre des relations de coopération. Cela peut être libérateur. Devenir moins dépendant d’un collectif est souvent vécu positivement : le collectif en question était souvent normalisateur, pour ne pas dire moralisateur.
Mais le résultat est qu’il y a de moins en moins de situations où l’on peut coopérer avec des personnes proches de nous et encore moins de situations où on a l’occasion de coopérer avec des personnes différentes de nous.
Dans communication à distance, c’est surtout distance qu’il faut entendre
Les outils de communication compensent-ils cet émiettement des collectifs ? Dans certains cas oui. Les logiciels libres, par exemple, sont le résultat de coopérations multiples entre des informaticiens éloignés les uns des autres. Dans le travail par projet, on peut également alterner des phases de rencontre en face à face et de communications à distance sans problème. Mais dans la plupart des situations ordinaires, la virtualisation des échanges augmente la distance entre des personnes qui ne sont pas déjà familières les unes avec les autres. Si on pense parler à un interlocuteur que l’on ne connaît pas, que l’on n’a jamais vu et avec qui on n’a jamais coopéré, on parle en fait à une image que l’on se fait de l’interlocuteur en question. On parle à une image fantasmée et très largement déformée. Du coup, on se retrouve assez rapidement dans la situation des deux groupes de jeunes hommes en colonie de vacances qui, ignorant tout de l’autre groupe, leurs prêtaient des intentions hostiles.
Qu’est-ce que la théologie a à dire sur la coopération ?
Maintenant, si on tente une mise en perspective théologique de cette situation, il faut dire que la théologie chrétienne ne s’est pas beaucoup intéressée à l’agir. Je renvoie ici aux remarques que j’avais faites dans Agir, Travailler, Militer, Une théologie de l’action (3). Historiquement, la théologie a vite mis l’accent sur la contemplation plus que sur l’action. La Réforme a un peu rectifié le tir, mais il n’en demeure pas moins qu’elle a fait beaucoup plus de commentaires sur l’être, sur notre statut devant Dieu, que sur le faire.
Or il se trouve que Jésus formule souvent l’appel qu’il adresse aux humains, dans les paraboles, sous la forme d’un travail. « Aller travailler dans la vigne » est une image fréquente. Le propos n’est pas de retomber dans une théologie de la justification par les œuvres. Laissons la justification de côté un moment. Dieu nous appelle à travailler dans sa vigne parce qu’il nous fait confiance, parce qu’il trouve du plaisir à ce travail. Et cela a des incidences sur notre manière de coopérer avec les autres. Une brève parabole de l’évangile de Matthieu suffira à expliciter ce que je veux dire :
« Quel est donc le serviteur fidèle et avisé que le maître a établi sur les gens de sa maison pour leur donner la nourriture en temps voulu ? Heureux ce serviteur que son maître en arrivant trouvera en train de faire ce travail. En vérité, je vous le déclare, il l’établira sur tous ses biens. Mais si ce mauvais serviteur se dit en son cœur : “ Mon maître tarde ”, et qu’il se mette à battre ses compagnons de service, qu’il mange et boive avec les ivrognes, le maître de ce serviteur arrivera au jour qu’il n’attend pas et à l’heure qu’il ne sait pas ; il le chassera et lui fera partager le sort des hypocrites : là seront les pleurs et les grincements de dents. » (Matthieu 24,45-51).
Voilà : au fond de l’humanité dans toutes ses dimensions, il n’y a pas seulement le vivre ensemble, il y a également, la coopération. C’est plus exigeant, sans doute, mais c’est plus riche et cela nous libère, les uns les autres. Cela nous libère, notamment, de nos projections hostiles à l’égard des autres.
Illustration : salle de réunion avec dispositif de visioconférence (photo DR).
(1) Il s’agit de la Robbers Cave Study, menée dans l’Oklahoma par Muzafer Sherif et Caroline Wood Sherif et exposée dans Intergroup Conflict and Cooperation : The Robbers Cave Experiment (1961). Elle permit de définir la théorie du conflit réaliste (Realistic Conflict Theory, RCT).
(2) Le 25e rapport sur l’état du mal-logement en France 2020 a été publié en janvier. Il attire entre autres l’attention sur « le sort des personnes seules », de plus en plus nombreuses et dont la politique de logement ne tient pas assez compte. Voir sur ce sujet : Vivre seul(e) : une tendance de fond.
(3) Livre de Frédéric de Coninck paru en 2006 aux éditions Excelsis.