Vivre seul(e) : une tendance de fond
« Lame de fond » mais « à bas bruit », la solitude augmente et, au delà de ses causes démographiques évidentes (vie professionnelle plus tardive, crise de la famille traditionnelle, vieillissement), elle concerne désormais un âge adulte marqué par la mobilité et l’insécurité professionnelle. Elle peut surtout être le début d’un engrenage vers l’isolement et la mise de côté, par nature peu visibles et sur lesquels insiste le dernier rapport sur le mal-logement de la Fondation Abbé Pierre.
Texte publié sur Tendances, Espérance.
La fondation Abbé Pierre a rendu public, la semaine dernière, son rapport 2020 sur le mal-logement en France. Comme chaque année, il s’agit d’un document extrêmement fouillé, qui ne se contente pas de vœux pieux et d’affirmations hâtives. Il prend le temps d’asseoir sa documentation et d’aller au fond des logiques d’actions, des politiques publiques et des marges de manœuvre mobilisables. Nous reparlerons de la partie action publique dans un prochain post. Aujourd’hui nous relayerons la première partie du rapport qui souligne, cette année, une problématique peu médiatisée : les personnes seules sont de plus en plus nombreuses et, le parc de logement existant ayant été calibré pour des familles, elles ont de plus en plus de mal à se loger.
La solitude a plusieurs sources et touche des types de populations assez variées
Les statistiques de l’Insee, citées par le rapport, montrent une évolution inéluctable de la taille des ménages.
En fait, cette évolution est le fruit de causes composites : les familles nombreuses diminuent, le nombre de personnes âgées (et donc de veufs ou veuves) augmente, les couples se séparent, les nouvelles générations mettent plus longtemps avant de se mettre en ménage, etc.
Un des constats les plus étonnants est le nombre d’hommes vivant seuls entre 25 et 55 ans (plus nombreux que les femmes, au même âge).
Certes on peut imaginer que, suite à une séparation, la femme va plus souvent cohabiter avec les enfants du couple, que l’homme. Mais il y a d’autres raisons. Les hommes ouvriers ou employés ont, déjà, plus de mal à se mettre en couple que les autres. Par ailleurs, la solitude des hommes doit beaucoup à leur mobilité : ouvriers dans les zones industrialo-portuaires, travailleurs saisonniers, immigrés, ingénieurs dans les technopôles, etc. L’isolement n’est donc pas seulement la conséquence des pratiques familiales. Il se joue aussi à travers un monde du travail qui propose des missions de court ou de moyen terme sur des lieux variables. L’affaiblissement du couple va, ainsi, de pair avec des logiques d’emploi qui poussent à la mise au second plan des liens familiaux.
Le total fait qu’il y a, aujourd’hui, en France, 4,5 millions d’hommes qui vivent seuls (deux fois plus qu’en 1990) ; 6 millions de femmes vivant seules (elles étaient un peu moins de 4 millions en 1990) ; et 2,5 millions de familles monoparentales (contre 1,5 million en 1990).
De la solitude à l’isolement
Toutes ces situations de solitude ne sont pas forcément des situations d’isolement. Il n’empêche qu’une chose a tendance à favoriser l’autre.
En tout état de cause, c’est ce que souligne le rapport, si on est seul, il vaut mieux être riche ! Sinon la solitude complique sérieusement la donne. Le taux d’effort pour l’accès au logement monte immédiatement et, si on a des revenus modestes, on est pratiquement contraint de faire appel au logement social où le déficit en studios et en deux-pièces est criant. Et si on accède à un logement éloigné ou à un logement de mauvaise qualité, cela accentue l’isolement : on se coupe de ses relations sociales et il n’est pas possible d’inviter quiconque chez soi.
Par ailleurs, on devient vulnérable aux aléas de la vie. Une maladie, une perte d’emploi, un moment de découragement, de dépression, peuvent faire basculer dans la précarité, y compris par rapport au logement.
Et là, le rapport souligne une donnée qui interpelle : d’après une enquête d’Eurostat, « les Français sont champions d’Europe de l’isolement ». C’est en France que l’on trouve le pourcentage le plus élevé de personnes qui disent « qu’elles n’ont personne à qui parler de problèmes personnels » (1).
Or on sait que dans ce domaine comme dans d’autres, les difficultés sociales se cumulent et s’amplifient l’une l’autre. « Les incidences de l’isolement relationnel sont nombreuses (…) : repli sur soi, sentiment d’insécurité, faible participation à la vie publique ou collective, situations de non-recours aux droits ou aux soins, défiance (vis-à-vis des institutions et des autres), par exemple » (rapport, p. 82).
Une difficulté sociale peu visible
La solitude des personnes âgées est visible : on les voit marcher seules, avec difficulté, dans les rues. Mais les autres solitudes passent facilement inaperçues. Par définition, quelqu’un d’isolé a peu de connaissances et peu de contacts. On n’a guère l’occasion de le rencontrer. Les travailleurs mobiles interviennent sur des zones à l’écart des centres-villes. Les mères de familles monoparentales ont des emplois du temps qui les empêchent d’avoir une vie sociale soutenue. On suppose qu’un trentenaire vivant seul ne souffre pas spécialement de cette situation, mais ce n’est pas toujours le cas. Et la difficulté de trouver un logement abordable, en centre-ville, pour les personnes seules, les relègue dans des zones périphériques.
La solitude est une sorte de lame de fond qui ne cesse de se développer. Mais elle le fait à bas bruit. Elle provoque des difficultés et des souffrances peu visibles. Notre regard est absorbé par le fourmillement de la foule des centres-villes. On a du mal à imaginer qu’en marge de cette ébullition permanente, de nombreuses personnes se retrouvent isolées et déboussolées.
Cela nous invite à une conversion du regard. Je pense, à ce propos, à la formule du livre des Proverbes : « Le juste connaît la cause des faibles, celui qui pratique l’injustice ne la connaît pas, car il ne la voit pas » (Proverbes 29, 7).
Illustration : maison isolée dans la campagne normande
(1) Selon les derniers chiffres (2015) de l’enquête Qualité de la vie d’Eurostat, la moyenne UE des personnes qui ont quelqu’un à qui parler de problèmes personnels est de 94%. La France se distingue avec, comme l’Italie, le taux le plus bas à 88%. Les taux les plus élevés (autour de 98%) sont en Espagne, à Chypre et en Europe centrale (Tchéquie, Slovaquie, Hongrie, Slovénie).
Commentaires sur "Vivre seul(e) : une tendance de fond"
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.
Cher Frédéric,
Merci pour cet article touchant et qui nous ouvre les yeux sur des réalités souvent peu visibles. Ayant connu deux phases de solitude dans ma vie, et connaissant pas mal de gens seuls autour de moi, notamment par peur d’engager sa vie avec quelqu’un (ou parce qu’ils/ elles ont été dégagé(e)s!), je trouve que ton article est vraiment bienvenu.