L’actualité chrétienne du théologico-politique
Depuis la distinction des registres Dieu/César et son interprétation de Paul (Romains 13) à Karl Barth, l’approche théologique du politique n’a cessé d’être retravaillée, et doit l’être si on ne veut pas la laisser s’ensauvager. Une contribution rédigée pour l’un des ateliers de la 4e Convention du Forum de Regards protestants.
Je ne suis pas théologien, ni historien, je parle en chrétien, membre du Mouvement du Christianisme social. Je ne veux pas ici parler du lien en général entre théologie et politique, ni de ce lien dans l’actualité internationale, mais présenter quelques réflexions introductives et personnelles à propos de la manière dont la théologie peut et doit selon moi informer le rapport des chrétiens à la politique.
« Ne pas laisser s’ensauvager l’approche théologique du politique »
Cette phrase d’introduction de l’atelier, je veux la comprendre comme une invitation à ne pas délaisser l’approche théologique quand il s’agit de comprendre (au sens littéral, de prendre avec, de se colleter ou alors de participer) le politique. Dans une logique critique issue des travaux de Serge Moscovici, plutôt que « de ne pas laisser s’ensauvager » cette approche, j’aimerais dire qu’il ne faut pas la laisser se domestiquer, c’est-à-dire la laisser se faire inaudible, la laisser se ranger dans une pensée orthodoxe d’une histoire civilisée, où si les bons gagnent, la religion (la théologie) n’a rien à dire …
Détresse moderne du politique
Si la réflexion est éminemment actuelle, c’est d’abord – je crois – que la question de la détresse du politique est une question moderne au sens d’intimement liée à la période historique qui s’élabore depuis l’Europe du 16e siècle. Nous nous débattons toujours avec les promesses non tenues du projet d’émancipation par la raison, avec les contradictions entre ces promesses et les réalités de l’impérialisme, de la violence, de la déraison … En se disant chrétien, on affirme que le sens que l’on donne au monde n’est pas autonome et procède d’une parole prononcée depuis un au-delà du monde, puis réitérée dans le monde.
Le chrétien : dans ou hors du monde ?
Face à la détresse du politique, à son incapacité à dire le vers-quoi du monde, la place du chrétien est singulière, en même temps dans le monde et faisant allégeance à une royauté qui n’est pas de ce monde.
Les réflexions sur le théologico-politique sont donc prises dans cette tension entre un pôle de participation et un pôle de retrait ; entre des théologies qu’on a pu nommer horizontales ou verticales.
Le 20e siècle, siècle des totalitarismes a radicalisé la question de la participation des chrétiens au monde entre désir de « participer à la construction du Royaume sur terre » et primat absolu du témoignage ; entre insistance sur l’utopie et l’espérance et insistance sur l’angoisse et la responsabilité …
Le mouvement du christianisme social est historiquement marqué par ce débat, puisqu’il se constitue à la fin du 19e siècle comme une ouverture à l’histoire du monde, à l’idée d’un Christ agissant dans l’histoire MAIS qu’il est en même temps dans un dialogue permanent avec les théologies – telles celle de Barth – qui insistent sur l’altérité radicale de Dieu et donc sur la vanité de l’histoire du monde.
Pour un développement contemporain du théologico-politique
Le débat contemporain ne revêt pas l’urgence du débat des années 1930-1960 : avec ou contre le nazisme, avec ou contre le soviétisme. Toutefois, je veux soumettre à la discussion quelques éléments qui motivent ma réflexion (notamment au sein du Christianisme social) à propos de la politique aujourd’hui et qui sont directement liés à l’épitre aux Romains et à sa lecture par Karl Barth. Trois éléments :
a. D’ABORD, prendre au sérieux notre foi, « prendre au sérieux l’accomplissement des temps » comme dit Barth, c’est distinguer la temporalité mondaine et la temporalité divine, c’est refuser de voir la première comme continue à l’autre mais plutôt la considérer comme analogue.
Cela revient à disqualifier d’emblée tout entreprise de sacralisation des puissances du monde, donc de la politique : toujours rappeler l’incroyable bonne nouvelle de la grâce qui nous constitue et empêcher par là toute idolâtrie et autre fétichisme de l’hubris humaine. On retrouve en même temps le rejet de tout totalitarisme, le refus de se considérer comme possesseur du monde, la critique aussi (particulièrement développée par la théologie de la libération latino-américaine) des faux dieux qui se cachent sous toute tentative d’oppression au nom, par exemple, de la sacralisation du marché.
b. ENSUITE, je veux souligner l’importance d’une discussion toujours renouvelée sur la non-violence comme moyen spécifique de l’action chrétienne : «la mission [du chrétien] de surmonter le mal par le bien, c’est-à-dire uniquement par le pouvoir et le droit de sa pauvreté, de sa vie procédant de la miséricorde de Dieu, qui constitue une offre de paix à tous les hommes » écrit Karl Barth à propos de Romains 12. Cette mission est subsumée dans Romains 13 et son rappel à la « plénitude de la loi », c’est-à-dire l’amour, ou la vocation du chrétien d’aimer son prochain comme soi-même.
c. ENFIN, la question de la soumission aux autorités doit pour moi se comprendre comme comprise entre ces deux affirmations (non-violence comme moyen spécifique et amour comme vocation).
Le chrétien n’est pas « hors du monde », il doit participer, assumer sa responsabilité sur l’ordre du monde mais sans jamais se penser autonome (comme souligne Ellul). Sa vocation s’exerce quand il bénit le monde en participant à sa marche selon des modalités qui le transcendent.
L’ordre politique et ses autorités sont aussi des moyens, autre que la communauté chrétienne, de réaliser le bien selon Dieu, d’opposer des barrières aux méchants. En tant que moyen mondain, c’est un moyen relatif et la responsabilité du chrétien est de faire de ce moyen relatif un moyen le plus juste possible. C’est ici selon moi que nos prises de parole publiques, en tant que chrétiens, trouvent toute leur signification : que sait-on du bien selon Dieu ?
Le salut résulte de la grâce, sa gratuité nous édifie, le chrétien est donc le témoin de l’élection des pauvres en Esprit. Aussi je crois que (et je milite pour) un rôle actif des chrétiens dans la redéfinition permanente du pouvoir politique au service des pauvres, selon la figure toujours changeante que revêt la pauvreté : pour que l’État soit un rempart au mal, il faut parfois le défendre contre lui-même (peut-être même souhaiter son dépassement) et lui signifier son devoir envers les pauvres, les victimes, les faibles, les exclus, quitte à remettre en cause ses fondements mêmes, ses fondements qui nous constituent comme membres de son corps : responsabilité radicale, car le chrétien n’a pas à redouter l’autorité s’il fait le bien dans un souci de paix et sans sacraliser son action …