La force d’âme: de l’éthique de situation
«Mon regard est comme le vôtre celui d’un homme de terrain.» Dans le discours du général Mandon aux maires de France, plus que les quelques mots qui ont agité les médias, il y a pour Jean-Paul Sanfourche une «confrontation au réel» et une «éthique de situation» qui «met l’accent sur la responsabilité individuelle et collective prise dans un contexte historique précis», l’appel à une «force d’âme» qui «traduit une exigence éthique essentielle dans la conception protestante de la vocation morale».
«Avant même de se préoccuper de la situation de l’homme, elle (une morale de situation) se refuse d’oublier que Dieu lui-même est toujours en situation, c’est-à-dire en historicité et en avènement d’être» (André Dumas (1)).
Comme d’habitude, la presse n’a rendu compte du discours du général Fabien Mandon devant les maires de France (18 novembre 2025) qu’en en extrayant les cinq mots qui immanquablement choqueront et feront immédiatement polémique.
«Si notre pays flanche, parce qu’il n’est pas prêt à accepter de perdre ses enfants, parce qu’il faut dire les choses, de souffrir économiquement parce que les priorités iront à de la production de défense par exemple. Si on n’est pas prêt à ça, alors on est en risque.»
En oubliant évidemment la conclusion de la séquence: «Mais je pense qu’on a la force d’âme» et en la contractant en une formule choc claquant comme un abominable mot d’ordre – «accepter de perdre ses enfants» – de manière à soulever des réactions épidermiques et provoquer, là où l’on s’y attendait sur l’échiquier politique, de véhémentes protestations, les uns dénonçant un discours de «va-t’en guerre», les autres des propos alarmistes (2).
Après avoir lu le discours in extenso (3), j’aimerais en faire une (trop) rapide analyse, au filtre des propos tenus par le commandant protestant Jean Fred Berger (4) et l’article écrit par André Dumas (1), également paru dans Forum Protestant (5). Sans oublier non plus que ce discours s’inscrit dans le sillage des déclarations du général Thierry Burckhard, lui aussi protestant. Mais rappelons d’abord les axes géopolitiques qui structurent le discours.
«…Ce portrait est très noir et j’en suis désolé mais je crois qu’il faut le dire»
Un premier axe important est la constatation du désengagement progressif des États-Unis de l’Europe, au profit d’une priorisation de l’Asie, notamment face à la montée en puissance de la Chine. Cette réorientation des États-Unis impose une redéfinition du rôle stratégique des Européens, en particulier la France, appelée à renforcer sa souveraineté et sa capacité d’action autonome en Europe et dans le monde. Un second axe présente la Chine comme une puissance militaire et économique majeure, symbolisant une menace potentielle dans l’ordre géopolitique mondial, notamment autour de Taïwan (6). La confrontation entre les États-Unis et la Chine est anticipée comme un pivot stratégique majeur, alléguant la nécessité pour la France et l’Europe d’être prêtes à intervenir dans un monde à forte concurrence multipolaire. La guerre en Ukraine illustre un troisième axe central: la menace russe en prolongement d’un retour aux confrontations territoriales. Le discours souligne la montée en puissance militaire de la Russie, la déstabilisation à ses frontières et la nécessité d’une préparation stratégique européenne à long terme, renforcée par un effort collectif et solidaire (7). Un quatrième axe prend en compte les menaces hybrides, notamment les groupes terroristes en Afrique et au Moyen-Orient (8), qui constituent des vecteurs d’instabilité majeurs, liés aux phénomènes climatiques et aux crises régionales. Cette menace exige une vigilance constante des forces armées et une capacité d’adaptation à des conflits non conventionnels.
Les valeurs et l’«éthique de situation»
Lucidité et responsabilité
Quel journal a immédiatement souligné les valeurs fondamentales dont ce discours est imprégné ? La solidarité, la responsabilité, le courage, la détermination, la cohésion nationale, la souveraineté, et la fidélité à une identité collective. Ces valeurs se traduisent dans l’engagement concret des forces armées, la protection du territoire, et la résilience face aux défis globaux, tout en inscrivant la défense dans une logique de solidarité nationale et européenne. La responsabilité collective doit être assumée dans le contexte actuel, où nous devons agir sans délais avec conscience et détermination. La responsabilité hic et nunc devient une exigence incontournable pour préserver notre souveraineté dans un monde en pleine mutation. La solidarité nationale, en tant que principe fondamental, y trouve toute sa légitimité, car elle favorise une cohésion renforcée face aux enjeux stratégiques.
La conception protestante qui valorise la responsabilité individualisée, contextualisée et la coopération communautaire ne se manifeste-t-elle pas ici dans «la pratique d’un agir éthique» ?
«Mais si j’ai accepté cet échange ou ce moment avec vous, c’est parce que le moment pour moi est particulièrement grave. (…) Et donc naturellement mon regard est comme le vôtre celui d’un homme de terrain. (…) Et malheureusement la dégradation s’accélère.»
La confrontation au réel, la prise de conscience aiguë du contexte géopolitique implique une responsabilité immédiate, sincère. C’est un «homme de terrain» qui s’est exprimé, face à d’autres hommes et femmes de terrain. Il a évité toute attitude d’abstraction ou toute morale rigide. Et je ne peux m’empêcher d’y lire la conception protestante de l’«éthique de situation», qui invite à une responsabilité concrète, correspondante à chaque contexte spécifique, refusant toute application automatique, mécanique, de normes universelles. Nous sommes tous lucides face à la «dégradation» accrue de la situation, de cette réalité qui nous hante au quotidien, qui nous bouleverse et nous inquiète pour nos enfants et petits-enfants. Mais cet homme, sans inutile rhétorique, dans un discours simple et dépouillé, nous invite tous à la responsabilité, redoutant, avec une lucidité partagée, un probable avenir sombre. «Et malheureusement la dégradation s’accélère.»
Force d’âme, courage et lucidité
«Ce qu’il nous manque, et c’est là que vous avez un rôle majeur, c’est la force d’âme pour accepter de nous faire mal pour protéger ce que l’on est. (…) La France a toujours démontré sa force d’âme dans les moments difficiles.»
Certains y verront de la bravoure et s’en moqueront. D’autres y percevront une exigence morale, cette exigence morale inscrite dans une éthique de responsabilité. Cette exigence qui témoigne d’une capacité à supporter les sacrifices, à agir dans la continuité d’une vocation en toute lucidité face aux risques. La «force d’âme» constitue le cœur d’un engagement responsable, qui fait appel à la conscience morale de chacun dans une situation donnée (9). Nous ne restons pas insensibles à ce qui est la tradition protestante du devoir social et moral. Cette notion de «force d’âme» est aussi l’expression d’une fidélité, dans un monde marqué par l’incertitude et la dangerosité. Conception protestante du devoir, qui privilégie la lucidité pour agir en toute responsabilité, même dans le contexte du «désenchantement du monde» où la foi, dans la capacité humaine à orienter le destin, demeure essentielle.
La notion de «force d’âme» traduit une exigence éthique essentielle dans la conception protestante de la vocation morale. Il ne s’agit pas d’un simple courage physique, mais d’une capacité morale profonde à assumer les sacrifices inhérents à la responsabilité de défendre la communauté et ses valeurs. Cette «force d’âme» est le reflet d’une éthique active, où la subjectivité s’ouvre à une exigence morale. Qui s’adapte aux circonstances de manière authentique, incarnant pleinement l’idée que chaque action doit être éclairée par la conscience d’une vocation singulière dans un monde incertain. C’est cette «force d’âme» qui nourrit l’«éthique de situation».
La responsabilité locale, vecteur de cohésion
«Je pense que vous avez un rôle fondamental. (…) Notre défense, elle se construit localement. La conscience, elle est locale et vous êtes les meilleurs relais.»
La responsabilité locale apparaît ici comme un pilier essentiel d’un effort collectif. Souvenons-nous que la conception protestante de l’éthique valorise que la responsabilité morale et le jugement pratique doivent émaner des acteurs de terrain, intégrés dans leur contexte social. La solidarité et l’engagement territorial deviennent alors les bases pour bâtir une défense cohérente, efficace et adaptée aux défis locaux comme globaux. Ces principes rappellent que la responsabilité et la vigilance individuelle, dans un cadre communautaire, sont indispensables pour assurer une cohésion durable. Ici transparaît la conception protestante d’un agir responsable inscrit localement, avec une reconnaissance implicite de l’autonomie des réalités, profanes et sociales. L’éthique ne s’impose pas comme un centre unique, mais s’incarne dans une pluralité d’acteurs responsables, dans un corps social où la solidarité et la coopération sont indispensables. La «conscience locale» évoquée fait écho à la responsabilité individuelle et collective contextualisée, caractéristique d’une éthique protestante qui entend conjuguer foi et engagement civil dans la complexité des situations concrètes.
Fidélité à la patrie et mémoire collective
Le lien à la mémoire historique, la transmission des valeurs aux générations futures, et l’attachement à la patrie, sont également des vecteurs fondamentaux d’identification et de cohésion. L’engagement militaire est l’expression concrète de cette fidélité, illustrant la vocation de l’individu à agir dans une situation précise. Avec conscience historique et responsabilité morale. Ce sont, là encore, les principes typiques de l’éthique protestante qui valorise l’incarnation de la foi dans l’action concrète.
Conclusion
Notre lecture attentive de ce long discours y décèle une «éthique de situation» protestante qui met l’accent sur la responsabilité individuelle et collective prise dans un contexte historique précis, marqué par un refus des dogmes rigides et une adhésion à une morale adaptative et pragmatique. Le concept de «force d’âme» nous y apparaît central. Parce qu’il articule courage moral et disponibilité à la souffrance pour défendre des valeurs, ce qui correspond à une vocation assumée en conscience, dans l’acception calviniste. Le rôle des acteurs locaux, enfin, souligne l’autonomie de l’éthique dans la sphère sociale et civique, valorisant une solidarité active qui garantit la cohérence et la pertinence de l’action publique dans un monde saturé de risques et de complexités. Cela dessine pour nous une éthique dynamique, où la foi et le jugement personnel se conjuguent pour répondre à l’exigence d’une action responsable, qui fait écho à la tradition protestante de liberté intérieure et de discernement.
Illustration: le général Mandon devant l’Assocation des maires de France le 18 novembre (vidéo de son discours sur la page YouTube de l’AMF).
(1) André Dumas, Fondements et catégories d’une éthique évangélique: constance et contingence. Texte présenté par Stéphane Lavignotte dans le numéro Foi&Vie 2015/2 (André Dumas, une éthique pour aujourd’hui).
(2) Rappelons les propos du général Mandon, en septembre 2025, dans un entretien qu’il accorde au Ministère des Armées: «Être père m’oblige à penser aux générations futures, à celles qui porteront le fardeau de nos choix aujourd’hui». Et nous mesurons tous les coûts de tels conflits !
(3) «La France a toujours démontré sa force d’âme», Le Figaro, 21 novembre 2025.
(4) Guerre juste, moins injuste ou en contexte ?, Foi &Vie, 2024 3/4 (Guerre ou guerre ?, Rendez-vous de la pensée protestante 2022 et 2023).
(5) Fondements et catégories d’une éthique évangélique, Forum protestant, 14 juillet 2023. La citation en exergue en est extraite.
(6) «Aujourd’hui, vous avez au Pentagone une horloge, visible de tous les officiers qui servent au Pentagone, qui décompte tous les jours jusqu’en 2027. Parce que pour les États-Unis, en 2027, la Chine s’empare de Taïwan et rentre dans la confrontation.»
(7) «Malheureusement, la Russie aujourd’hui, je le sais par les éléments auxquels j’ai accès, se prépare à une confrontation à l’horizon 2030 avec nos pays. Elle s’organise pour ça, elle se prépare à ça et elle est convaincue que son ennemi existentiel, c’est l’OTAN, ce sont nos pays.»
(8) «…Peu de temps après le triste la triste commémoration des attaques terroristes de Daesh à Paris: aujourd’hui, les leaders terroristes qui étaient autrefois basés au Levant, proche Moyen-Orient et Afghanistan, sont en Afrique.»
(9) La dimension relationnelle entre Dieu et l’homme, toujours en situation, évoque une morale qui n’est pas abstraite mais vécue et incarnée. Le discours incarne cette idée par la nécessité pour la nation et ses représentants d’être présents, actifs et responsables face aux risques, sans se réfugier derrière des normes figées mais en mobilisant une force d’âme personnelle.
