«Nous sommes la tempête…» 
Un dangereux enchantement idéologique - Forum protestant

«Nous sommes la tempête…» 
Un dangereux enchantement idéologique

«La foi, l’identité et l’État se confondent»: la «cérémonie funèbre politico-religieuse» en hommage à Charlie Kirk a illustré «la transformation du religieux en performance politique», une tendance très nette dans le mouvement MAGA qui, aux États-Unis, «ouvre la voie dangereuse à un sacré politique conflictuel». Mais, pour Jean-Paul Sanfourche, c’est, au-delà de ce mouvement et de ce pays, le choix de ne conserver «les éléments religieux ou rituels» («dépouillés de leur sens sacré») que «pour leurs valeurs esthétiques, culturelles et émotionnelles», de déspiritualiser la religion au profit d’un «vulgaire et dangereux enchantement idéologique».

 

 

«Nous sommes la tempête et nos ennemis ne peuvent comprendre notre force, notre détermination, notre résolution, notre passion (…). Nous sommes du côté du bien, nous sommes du côté de Dieu» (Stephen Miller) (1)

Une cérémonie politico-religieuse

André Malraux avait prophétisé que le 21e siècle serait religieux. Le retour du religieux, ou plus exactement son instrumentalisation à des fins politiques, semble inaugurer notre début de siècle. La cérémonie d’hommage à Charlie Kirk (2), figure du conservatisme évangélique aux États Unis, doit nous inciter à réfléchir sur une recomposition singulière des formes de religiosité non seulement dans l’Amérique contemporaine mais aussi partout ailleurs dans le monde, y compris chez nous. Parce que fidèles à nos racines et traditions luthériennes ou calvinistes, lecteurs de l’Institution Chrétienne, les figures nouvelles et troublantes de ce religieux folklorisé ne laissent pas de nous interroger (3).

Cependant, sans nuire le moins du monde à «une fraternité protestante au-delà des différences» (4) , nous constatons que l’événement MAGA a parfaitement intégré une scénographie et des rituels évangéliques certes adaptés, remaniés, amplifiés en un spectacle politique, en préservant leurs fonctions principales d’unification, de sacralisation et de mobilisation propres à certains cultes évangéliques. La cérémonie funèbre politico-religieuse américaine semble n’avoir fait qu’effacer la figure du Christ (encore que…) en lui substituant celle d’un martyr politique. Grossière permutation qui illustre la transformation du religieux en performance politique.

 

Entre sacré et politique: la mise en scène d’un culte civique

Dans Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912), Émile Durkheim ne définit pas la religion par son contenu – un ensemble de dogmes ou de croyances –, mais par sa fonction sociale. C’est selon lui un système de pratiques, de représentations collectives qui vise à créer du lien social autour du sacré. Selon cette approche fonctionnelle, la religion serait une forme et un moteur de cohésion sociale. Le groupe est structuré et se munit d’un langage symbolique partagé renforçant le sentiment d’appartenance et l’unité du groupe. Dans cette perspective, l’hommage à Charlie Kirk peut être interprété comme «un rite d’intégration communautaire». Ce n’est pas un événement religieux au sens traditionnel, mais un moment de communion entre membres militants d’un même ensemble socio-politique: celui du conservatisme évangélique et populiste américain. Les chants, les témoignages, une liturgie de la mémoire, les appels au combat spirituel et politique renouent avec une forme de rituel sacré (ou la rejouent) permettant au groupe de se reconnaître, de se renforcer et de se projeter dans une lutte commune. «Nous sommes la tempête…» Le sacré est bien plus que déplacé, il est subverti. Il réside en un Dieu fantasmé («Nous sommes du côté de Dieu», rappelant un historique «Gott mit uns»), tout en célébrant un martyr d’une Amérique se proclamant chrétienne et libre, tout en élevant la mort de Charlie Kirk à un sacrifice pour des valeurs supérieures, celles du camp du bien («Nous sommes du côté du bien…»): la vérité, la foi, la liberté. Ce qui donne à la mémoire du célébré une portée quasi salvatrice. La mutation profonde du religieux tient dans sa réorientation vers un profane investi de signification transcendante.

 

La sacralisation du politique

Cette cérémonie grandiose et burlesque témoigne d’un phénomène complexe, qui relève d’une théologisation du champ politique et d’une politisation du champ théologique. Lorsque Stephen Miller prétend détenir le monopole du sacré – la vraie nation, les vraies valeurs, les vrais combats – il transfère dans le domaine politique des passions religieuses et des combats manichéens (5). Il ouvre la voie dangereuse à un sacré politique conflictuel. En endossant les habits du messianisme, en tenant le discours d’un évangélisme politique, il diabolise ses ennemis (les ennemis du peuple) en constituant une sorte d’entité aussi vague que pure, vertueuse, combattue et trahie. Par exemple par les élites. Citons à nouveau Stephen Miller, désignant ses ennemis:

«Nous défendons ce qui est bon, vertueux et noble. À ceux qui essaient de susciter de la violence contre nous (…), vous avez quoi ? Vous n’avez rien. Vous n’êtes rien. Vous êtes le vice, vous êtes la jalousie, vous êtes la haine, vous n’êtes rien. Vous ne pouvez rien construire, rien produire, rien créer».

Certains sociologues parlent de sécularisation inversée (6) lorsque le politique usurpe les fonctions symboliques du religieux. Cette cérémonie – aussi bouffonne mais en plus bariolé que les grandes et sombres cérémonies nazies – en est, selon nous, l’inquiétante illustration. La vénération du défunt en même temps que celle de la nation, la sacralisation du politique selon les codes d’un certain christianisme évangélique, transforment la commémoration en un culte civique hybride. La foi, l’identité et l’État se confondent. Une grande croix (légère) est nonchalamment traînée par un monsieur en costume cravate laissant penser que le sacrifice de Charlie Kirk évoquait celui du Christ. Tout cela sous les drapeaux nerveusement agités des États-Unis, sur fond d’hymnes et de cantiques, dans un rugissement de foule convertie, sinon déjà acquise. Cette fusion étroite et caricaturale entre politique et christianisme évangélique font de la vie et de la mort de Charlie Kirk un témoignage de foi et d’engagement pour la seule et unique bonne cause, considérée comme divine. Dans «ce dynamisme collectif» (Durkheim), un homme est élevé en saint politique, dont la mort devient un sacrifice rédempteur ! Tout a fonctionné comme une canonisation, substituant à la rationalité légale de la démocratie moderne un irrationnel charismatique.

 

Une folklorisation du religieux et du politique

La cérémonie en l’honneur de Charlie Kirk dans l’univers MAGA témoigne d’une dynamique ou d’un processus de folklorisation du religieux (7), dans la mesure où le rite n’est plus un acte de foi, mais une performance à caractère politique où les éléments religieux ou rituels sont conservés pour leurs valeurs esthétiques, culturelles et émotionnelles mais dépouillés de leur sens sacré. En élevant Kirk au rang de martyr tout en mobilisant les références chrétiennes, le mouvement MAGA produit une mise en récit collective qui sacralise politiquement ses valeurs tout en renforçant la cohésion de sa base militante. Ce folklore politico-religieux permet ainsi la démarcation claire entre les Charlie, tenants d’un ordre moral, et un ennemi désigné. Une guerre culturelle et spirituelle, en même temps que guerre politique est désormais déclarée. Ainsi se distingue un groupe des autres, dans un contexte de conflit et de domination. Un répertoire symbolique et rituel est confisqué et instrumentalisé pour construire et renforcer un sentiment d’appartenance selon une identité partagée: blanche, conservatrice et chrétienne. Grace à cette folklorisation favorisant une radicalisation identitaire et face à l’autre menaçant qu’il faut légitimement vaincre, un groupe se soude, s’affirmant porteur d’une vérité supérieure. Nous dirons que cette folklorisation est une contamination dangereuse des sphères politiques et religieuses, qui préside à la naissance d’un régime de nature totalitaire. Il ne s’agit plus seulement de relier la politique au sacré, mais de produire une vision du monde où les deux sont inséparables et confondus. Les catégories classiques du profane et du sacré, du temporel et du spirituel sont totalement brouillées. L’espace civique devient espace liturgique, l’engagement politique est vocation spirituelle. Il y a là quelque chose de neuf aux États Unis et – peut-être – de prémonitoire.

 

Une redoutable hybridation

Car est-il suffisant de parler d’instrumentalisation du religieux par le politique, ou inversement ? Il nous semble que cette approche évidente et donc superficielle (8) ne rend pas totalement compte de la cérémonie du State Farm Stadium de Glendale. En la réactualisant, on serait tenté d’emprunter la formule de Jules Villemain en parlant d’une «idée hybride du monde» (9). Dans cette arène étaient réunis plus que des citoyens, mais des figures investies (ou se croyant l’être) d’un destin. Car cette arène n’était plus, dans les esprits échauffés, un théâtre profane, mais un lieu chargé d’un sens spirituel, où chaque geste politique était porteur d’une dimension eschatologique. Les voilà devenus, ces dizaines de milliers de participants à ce meeting politico-religieux, les vecteurs d’une totalité symbolique où tout se confond : foi, identité, activité politique collective.

Soyons-en certains: ce phénomène n’est pas propre aux seuls États-Unis. Il soulève des questions majeures sur l’évolution de nos sociétés dites sécularisées. L’émergence de cette sacralité politique interroge les fondements de la démocratie libérale moderne: séparation des pouvoirs symboliques, neutralité de l’espace publique, pluralisme idéologique et religieux. Cette hybridation, loin d’être anecdotique, peut produire des effets institutionnels et sociaux lourds de conséquences. Elle se retrouve dans certaines démocraties contemporaines confrontées à la montée de mouvements populistes, identitaires ou religieux qui remettent en cause les bases du pluralisme.

 

Un enchantement idéologique

La cérémonie MAGA en l’honneur de Charlie Kirk, ce «martyr de la foi chrétienne» (selon J.D. Vance), est emblématique. Elle incarne une régression politique et spirituelle. Elle montre comment un récit politique peut se confondre à une narration sacrée, où la mort elle-même devient sacrifice fondateur. Quand la religion cesse d’être spirituelle pour devenir une idéologie politique et identitaire. En réponse au constat de désenchantement progressif de Weber, on se gardera bien d’interpréter ce mélange toxique du politique et du religieux comme un réenchantement voire comme un «réveil» (10).

Car, loin d’être un regain de ferveur spirituelle, ce n’est qu’un vulgaire et dangereux enchantement idéologique.

 

Illustration: lors de la célébration en hommage à Charlie Kirk le 21 septembre 2025.

(1) Stephen Miller, chef adjoint de l’Administration et idéologue de la Maison Blanche. Discours prononcé lors de l’hommage à Charlie Kirk, le dimanche 21 septembre 2025. Cité par Piotr Smolar, L’hommage de l’Amérique trumpiste au «martyr» Charlie Trump, moment de confusion entre politique et religion, Le Monde, 22 septembre 2025. Toutes les citations des différents intervenants sont extraites de cet article.

(2) Le 21 septembre 2005 à Glendale (Arizona).

(3) Il ne nous viendrait pas à l’esprit de dresser ici un parallèle audacieux (hasardeux, impertinent) entre ce rituel collectif que fut le service commémoratif du 21 septembre et le récent reportage d’Envoyé Spécial – très discutable – sur la megachurch MLK (Martin Luther King) de Créteil, où le prêche tient tout de même du spectacle. (France 2, jeudi 25 septembre 2025). Au cours duquel néanmoins nous avons découvert le sens de miséricorde, la grâce, le cœur et la pitié divines au bout d’une corde, digne d’un bon mot de Coluche qui aurait fait rire des salles entières ! 
Lumières, écrans géants, gestuelle quasi chorégraphiée, mains levées, acclamations synchronisées, chants évangéliques plutôt rock dans une ambiance de meeting ou de show géant, apparaissent comme autant de points communs qui pourraient justifier la comparaison. Qui à vrai dire trouverait vite ses limites. Même si nous considérons personnellement que la foi n’est pas un spectacle, le culte, malgré ses excès et cette mobilisation émotionnelle, s’inscrit dans une unique visée d’élévation spirituelle et de communion. Par contre, la cérémonie MAGA poursuit une finalité politique immédiate, légitimant un projet politique. Il est à souhaiter qu’aucune confusion ne soit faite à nos dépens. Il n’en demeure pas moins qu’une confrontation serait envisageable, voire nécessaire, selon une méthode structurale (sémiotique du spectacle) et fonctionnelle, sans pour autant faire d’amalgame.

(4) Christian Krieger, La FPF alerte sur les amalgames concernant les Églises évangéliques (communiqué de presse), 26 septembre 2025.

(5) On pense à l’ouvrage de Gilles Kepel, La revanche de Dieu, Chrétiens, juifs et musulmans à la reconquête du monde (Seuil, 1991). Spécialiste de l’islam et du monde arabe, il a parlé dès les années 1990 de «revanche de Dieu» pour désigner le retour du religieux dans les affaires publiques à travers l’islamisme, l’évangélisme aux États-Unis et le judaïsme politique en Israël. Ce livre anticipe l’idée de sécularisation inversée (voir note 6) sans toutefois employer ce terme.

(6) La sécularisation inversée est un concept sociologique (ou philosophique) relativement récent qui désigne un phénomène opposé à celui de la sécularisation classique. Alors que la sécularisation fait référence à la perte d’influence de la religion dans la sphère publique et la vie sociale, la sécularisation inversée désigne un retour ou une montée en puissance du religieux dans l’espace public, culturel, politique ou identitaire. Cette dynamique a été décrite par le politiste américain Robert Bellah, Civil Religion in America, Daedalus 96/1, hiver 1967, pp.1-21.

(7) J’emprunte ce terme à Denis Lacorne, qui l’a employé et développé parallèlement à celui de sécularisation lors de l’émission Commentaire du 27 septembre, sur Radio Classique. Après recherches, bien que non cité, nous pensons qu’Abner Cohen, anthropologue britannique, est à l’origine de ce concept, dans son ouvrage Custom and politics in urban Africa : A study of Hausa Migrants in Yoruba Towns (Berkeley, University of California Press, 1969; lire la recension par William B. Schwab dans American Anthropologist 72/4 (août 1970), pp.924-926).  Il s’agit d’un processus par lequel des groupes sociaux utilisent des traditions culturelles pour affirmer leur identité. On pourra consulter le site de l’ENS de Lyon (GéoConfluences) à ce sujet. Notre analyse s’appuiera sur la définition qu’en donnent Thierry Boudes et André Bernard (Folklore et société, L’Harmattan, 2001, p.27): «La folklorisation consiste à mettre en scène et à réinterpréter les traditions et symboles pour renforcer la cohésion sociale, en fabriquant une identité collective à travers des pratiques ritualisées».

(8) Carl Schmitt considérait que toute politique véritable est fondée sur une opposition de type amis/ennemis. Mais ici cette opposition est religieusement surdéterminée.

(9) «Les sens de ‘mundus’ et d’’ævum’ se contaminent peu à peu; une idée hybride du monde se forme, qui indique à la fois le lieu que les hommes habitent et les hommes eux-mêmes» (Jules Vuillemin, Essai sur la signification de la mort, PUF (Bibliothèque de philosophie contemporaine), 1948). On pourrait analyser cette cérémonie à la lumière de cette citation. L’espace du mundus (celui de l’habitat humain, de l’organisation civique) étant entièrement investi par les significations propres à l’ævum (l’éternité, le salut, le jugement).

(10) «Au cours des dix jours après l’assassinat de Charlie, on n’a pas vu de violence, a souligné Erika Kirk, son épouse, mouchoir en main. On n’a pas vu d’émeutes. On n’a pas vu de révolution. Au lieu de cela, nous avons vu ce que mon mari avait souhaité pour ce pays dans ses prières: nous avons vu un réveil» (Erika Kirk. C’est nous qui soulignons). Cité par Valentine Zuber, Le mouvement MAGA, nouveau réveil théologique américain ? L’œil de Réforme/Regards protestants, 27 septembre 2025).

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