« Noël, c’est chaque jour »
Entre la rude mise au point de Calvin pour Noël 1550 («Si vous pensez que Jésus-Christ était né aujourd’hui, vous êtes des bêtes, et je dirais même plus, des bêtes enragées») et la confiance exprimée par Bonhoeffer pour Noël 1944 («La richesse dans la pauvreté, la lumière dans la nuit, le secours dans l’abandon; il ne nous arrive rien de mal»), quel Noël fêter ? Un Noël «des vraies questions que nous devrions sans cesse nous poser à nous-mêmes» puisque «nous sommes incapables de penser ‘en vérité’». Un Noël «du dépassement de soi» dans «l’accomplissement intérieur d’une vraie liberté, celle que donne la foi».
«…Aujourd’hui, dans la ville de David, il vous est né un Sauveur qui est le Messie, le Seigneur.» (Luc 2,11)
En nos fors intérieurs, en nos cœurs, en nos âmes et consciences, sans toujours oser l’exprimer ouvertement en cette époque de refoulement du religieux, avouons que nous nous interrogeons tous, année après année, sur la manière de vivre Noël, fête dont l’aspect profane affaiblit de plus en plus l’événement de la nativité du Christ. Dans notre monde en violentes souffrances, se pose plus que jamais cette question: «Comment aujourd’hui vivre Noël ?». Vivre pleinement, fidèlement, et non fêter, ou commémorer. Qu’il me soit permis d’évoquer ici Jean Calvin et Dietrich Bonhoeffer.
Un «culte illégitime» ?
«Je vois aujourd’hui plus de peuple que d’habitude au sermon. Et pourquoi ? C’est le jour de Noël, allez-vous dire. Et qui vous l’a dit ? C’est ce que croient les pauvres bêtes, car voilà comment il faut appeler tous ces gens qui sont venus aujourd’hui pour l’honneur de la fête de Noël. Si vous pensez que Jésus-Christ était né aujourd’hui, vous êtes des bêtes, et je dirais même plus, des bêtes enragées.»
C’est en ces termes dont la rudesse peut aujourd’hui étonner, voire troubler, que Jean Calvin réprimande les paroissiens genevois venus très nombreux fêter Noël le 25 décembre 1550, au cours d’un sermon sur Michée: «Pensez-vous que vous honoreriez Dieu ?». Radicalisme dont on connaît les motifs profonds, les Écritures ne mentionnant nulle part la date de la naissance de Jésus. Sans fondements bibliques (sola scriptura), et qui plus est sans preuves historiques, pourquoi sacraliser une fête païenne célébrant à l’origine le soleil invaincu, détournée par la religion catholique ?
«Si nous nous laissons misérablement aller à vouloir établir un culte à Dieu selon notre propre fantaisie, eh bien c’est Dieu qui est blasphémé !»,
dit encore Calvin dans ce même sermon. Peut-on parler d’une fête superstitieuse, voire d’un «culte illégitime» selon l’expression de saint Thomas d’Aquin ? «Je voudrais que vous ayiez été plus inébranlables à ne pas vous soumettre à des jours de fête», écrivait déjà Calvin dans une Lettre aux ministres de Montbéliard, le 7 octobre 1543. Il n’en demeure pas moins que la célébration de Noël n’est en rien conforme à la vérité de la Bible. Discipline bien austère, certes, mais parfaitement logique, rationnelle, dans le cadre strict de la théologie réformée. Austérité bien éloignée de nos pratiques contemporaines mais qui néanmoins, et peut-être paradoxalement, demeure le fondement de l’identité protestante selon les principes calviniens. Mais Noël est une fête que l’on veut célébrer à tout prix, peut-être «selon nos propres fantaisies», mais figurant bien au calendrier liturgique. C’est le pasteur Dietrich Bonhoeffer qui évoque en termes émouvants la force symbolique de Noël, et qui, à nos yeux, vit cette fête comme nous devrions la vivre.
«Le message de Noël arrive juste au bon moment»
Les lignes qui suivent sont écrites du fond d’une cellule, au camp de concentration bavarois de Flossenburg. Bonhoeffer s’adresse à sa fiancée, Maria von Wedemeyer:
«(…) Combien est grand le danger de se sentir livré à un hasard aveugle, de quelle manière pernicieuse la méfiance et l’amertume s’insinuent-elles dans notre cœur, et avec combien de facilité cette idée puérile nous conquiert, comme si nous étions dans notre vie, nos chemins et nos destinées entre les mains des hommes – et lorsque tout cela nous assaille au point que nous ne pouvons guère plus nous défendre, alors le message de Noël arrive juste au bon moment. Il nous dit que toutes nos pensées sont fausses, que ce qui nous paraît mauvais et obscur est en vérité bon et lumineux, parce que cela vient de Dieu; ce sont nos yeux seulement qui nous trompent; Dieu est dans la crèche, la richesse dans la pauvreté, la lumière dans la nuit, le secours dans l’abandon; il ne nous arrive rien de mal; (…) Il n’est pas question ici de l’impassibilité stoïque vis-à-vis de tous les événements extérieurs, mais d’une souffrance et d’une joie véritable, parce que nous savons que le Christ est là présent. Maria bien-aimée, fêtons Noël de cette manière. Sois au milieu des autres, aussi gaie qu’on ne peut l’être qu’à Noël. Ne t’imagine pas des images horribles de moi dans ma cellule, mais simplement que le Christ traverse aussi les prisons, et qu’il s’arrêtera dans la mienne.»
L’auteur du Prix de la Grâce, fidèle à l’éthique de la «suivance» (Nachfolge) comme réponse à Celui qui appelle, y compris dans la souffrance, adresse cette lettre – une de ses dernières lettres – à sa fiancée le 13 décembre 1944. Il savait que leurs «destinées» ne s’uniraient pas. Pour avoir défendu les juifs persécutés et conspiré pour mettre un terme à un régime abominable, ses jours étaient comptés. Il le pressentait. Et sur cet arrière-plan tragique, nul mieux que lui n’a parlé en si peu de mots du «message de Noël». Tant d’épreuves, tant d’injustices, tant de douleurs et d’humiliations auraient pu être le terreau du doute – qu’il a connu et dépassé à la prison de Tregen. Faisant la part du monde et du Royaume, qu’il ne sépare jamais, les unissant dans une «réalité totale», il affirme et rappelle que nos destins ne dépendent pas des hommes mais de Dieu seul. Au venin des passions tristes, la méfiance, la crainte, l’amertume, le ressentiment, il oppose un détachement qui n’a rien de stoïque. Au creux même de sa vulnérabilité et de son impuissance, il se soustrait sans angoisse à l’injustice des hommes en se livrant avec une confiance sans réserve à Dieu, de tout son amour, de toute son âme, de toute sa pensée.
Noël comme il le faudrait aussi pour nous
Noël, pour Bonhoeffer comme il le faudrait aussi pour nous, c’est l’affirmation de la présence vécue de Christ, déjà là, dans nos vies, dans nos moments lumineux et nos nuits intérieures. C’est le moment des vraies questions que nous devrions sans cesse nous poser à nous-mêmes: nous croyons penser juste mais peut-être nous trompons-nous ? Nos certitudes seraient-elles entachées d’erreur ? Car nous sommes incapables de penser en vérité. Nos faibles intelligences ne nous permettent pas de voir la lumière que masquent les ténèbres, ni de comprendre le dessein de Dieu. Nos certitudes ne seraient-elles que leurres ? Noël est le moment du dépassement de soi. Dépassement chez Bonhoeffer qui n’est pas le résultat d’un effort intellectuel et volontaire sur soi, ou l’aboutissement d’une philosophie, mais l’accomplissement intérieur d’une vraie liberté, celle que donne la foi. Accomplissement tel qu’un homme qui a tant donné, qui a tant souffert, qui sera pendu quelques jours plus tard et qui le sait, est capable, dans un raccourci impressionnant, dans une logique suggérée, fulgurante, de déclarer:
«Dieu est dans la crèche (…). Il ne nous arrive rien de mal».
Noël est «le bon moment» dans l’âme humaine. Mais n’oublions pas ce que prêche aussi Maître Eckhart: «Noël, c’est chaque jour».
Illustration: cour des exécutions dans le camp de Flossenbürg (Haut Palatinat, Bavière) où était emprisonné Dietrich Bonhoeffer en décembre 1944 (photo Concordiadomi, CC BY-SA 3.0).