À la lumière de Michel Serres - Forum protestant

À la lumière de Michel Serres

«Le succès de Michel Serre vient de la pluralité de ses pôles d’intérêt.» Pour François Dosse, qui vient de publier une biographie du philosophe, ce «bâtisseur de ponts entre des cultures différentes» avait le mérite d’être à la fois pacifiste, critique de «la tradition philosophique établissant la domination de la culture sur la nature»… et optimiste. Mais «derrière les phrases lumineuses prononcées sur un ton de connivence amicale, vivait un homme en douleur» et un croyant.

Entretien publié sur Le blog de Frédérick Casadesus.

 

Le philosophe Michel Serres (1930-2019), homme lumineux, populaire, qui s’est passionné pour un nombre considérable de sujets sans jamais perdre son exigence intellectuelle, fait l’objet d’une remarquable biographie (1). Son auteur, François Dosse, nous en parle.

Parce qu’il aimait les métaphores et les analogies, Michel Serres n’aurait peut-être pas désavoué cette proposition: semblable au ballon de rugby, ce philosophe-historien ne rebondissait jamais là où l’attendait son auditoire. Et cet esprit tout d’agilité, de surprise et de ricochets provoquait, pour cette raison même, l’enchantement de tous. François Dosse raconte la vie, décrypte l’œuvre de cet homme de bien, suscitant le témoignage de celles et de ceux qui l’ont connu. De cette manière, il rend le plus bel hommage possible à l’un des intellectuels français les plus vivants des cinquante dernières années.

Beaucoup de gens connaissent Michel Serres par ses interventions dans les médias, notamment l’émission qu’il anima pendant quatorze ans sur France Info, la publication d’ouvrages optimistes et dynamiques, destinés au grand public, par le truchement desquels il a peu à peu acquis l’image du grand-père idéal, du sage qui rayonne et qui semble radieux.

 

Un succès jamais démenti

«Le succès de Michel Serre ne se dément pas, remarque François Dosse. Il vient, selon moi, de la pluralité de ses pôles d’intérêt. Scientifique ayant réussi le concours de l’École navale, littéraire par sa formation de philosophe, acquise à Normale Sup, il a su concilier ce qui, dans notre pays, semble incompatible. Bâtisseur de ponts entre des cultures différentes, il déplorait sous forme de boutade que le système scolaire (et par conséquent notre environnement social) ait instruit les incultes (les scientifiques) et cultivé les ignorants (les littéraires). Dès les années soixante, il a pris conscience de l’importance de la communication, des singularités multiples. Il a, de surcroît critiqué la tradition philosophique établissant la domination de la culture sur la nature et défendu, plus tôt que beaucoup, la nature comme un sujet de droit. Il se disait (nous ne devons pas l’oublier) enfant d’Hiroshima, ce qui faisait de lui un pacifiste passionnel. Mais c’est évidemment son optimisme sans cesse affiché, tout particulièrement quand il s’agissait des jeunes générations, qui l’a distingué des nostalgiques de toutes les obédiences.»

 

La sphère intime abordée avec délicatesse

Pourtant, derrière ce visage ouvert et souriant, derrière les phrases lumineuses prononcées sur un ton de connivence amicale, vivait un homme en douleur. Avec délicatesse, François Dosse dévoile un parcours semé d’embûches, un caractère difficile; et ce n’est pas la moindre qualité de son livre que de trouver la juste distance entre le dévoilement de la vérité d’un homme et le respect de son intimité.

«L’enquête que j’ai menée m’a conduit à réviser le portrait du grand-père idéal, de l’homme radieux et solaire tel que le grand public pouvait l’imaginer, nous explique François Dosse. Michel Serres était beaucoup moins équilibré qu’il n’y paraissait. Il se donnait à voir de cette manière dans un souci de transmission, de communiquer le savoir aux autres, mais c’était au prix d’une ascèse dont on n’avait pas l’idée. D’une part, ce travailleur acharné consacrait ses matinées précoces à l’écriture; d’autre part il devait compter avec un tourment intérieur très profond, qu’il appelait son lac de larmes. Partagé entre des accès paroxystiques de joie, presque mégalomaniaque, et des moments d’abattement qui le laissent totalement désespéré, cet homme a dû composer sans cesse avec ses angoisses.»

 

D’où provenait cette fragilité ?

Les méandres de la Garonne ont longtemps servi de référence à ce philosophe dont le père, à l’origine dragueur et marchand de sable – on prie les lacaniens de ne pas sourire – était devenu l’un des notables d’Agen.

«Le biographe a beau passer trois ans sur un sujet, la totalité d’un être ne lui est pas livrée, note François Dosse. Comme toujours, plusieurs facteurs peuvent expliquer ce tempérament: son hypersensibilité provient sans doute du fait que sa mère était incapable d’exprimer son affection (son frère et sa sœur ont vécu le même manque). Il cherchera à compenser ce manque initial et n’y parviendra pas. L’autre clé de compréhension vient de son père – pour lequel il nourrissait une énorme admiration. Cet homme, d’origine très modeste avait réussi à créer une petite entreprise plutôt prospère à Agen, un vrai self-made man. Mais il estimait que lire était une perte de temps, se situait hors du champ de la culture. Ce décalage a dû marquer le jeune Michel, qui accumulait les prix d’excellence à l’école. Or, plutôt que de féliciter son fils, il le rabrouait et s’exclamait: « Qu’est-ce que tu veux ? Devenir un Monsieur ? », laissant entendre qu’il ne verrait pas d’un bon œil ce qu’il considérait comme une trahison.»

 

Croyant non pratiquant

À cela s’ajoutent les humiliations, les vexations, voire les cabales. Deux exemples ici: le président du jury d’agrégation de philosophie rétrograde le jeune homme reçu major à cause de son accent; pour avoir défini une épistémologie post-bachelardienne, il s’aliène son directeur de thèse, le professeur Canguilhem et surtout la fille de Gaston Bachelard qui lui barre l’entrée du département de philosophie de la Sorbonne.

«Un autre aspect le torturait, c’est le rapport qu’il entretenait avec la croyance, analyse François Dosse. Il était profondément croyant, catholique, et cependant non pratiquant et critique à l’égard de l’institution. Mystique moderne, en quête de la divinité, il a même voulu rentrer dans les ordres quand il était adolescent, il a fait des retraites dans des monastères. Et tout à la fin de sa vie, il a abandonné son traitement de chimiothérapie pour achever son livre sur la religion, ‘Relire le relier’, daté « Agen 1945–Vincennes 2019 », une belle façon de boucler la boucle de sa vie.»

La rivière de notre beau Sud-Ouest a fait vivre un homme de lumière et d’espérance.

 

Illustration: Michel Serres en 1994 lors d’un entretien avec Radio Canada

(1) François Dosse, Michel Serres, la joie de savoir, Plon, 730 pages, 29€.

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