"Les Églises de demain seront très différentes de celles que nous connaissons" - Forum protestant

« Les Églises de demain seront très différentes de celles que nous connaissons »

«Il s’agira de renoncer à fixer la limite entre le dedans et le dehors.» Professeur de théologie en France puis en Allemagne, Fritz Lienhard (interrogé par Frédéric Rognon) s’interroge sur L’avenir des Églises protestantes, titre de son livre où il examine une situation qui, «des deux côtés du Rhin est arrivée à un point de rupture de système», et montre les pistes décelables pour des Églises qui «vont survivre» mais selon d’autres modèles, en ayant recours «à des formes hybrides: à des groupes qui seront à la fois ecclésiaux et non-ecclésiaux».

Entretien et recension publiés dans Foi&Vie 2023/3 (dossier Quels protestantismes au 21e siècle ?).

 

Vous venez de publier un ouvrage intitulé : L’avenir des Églises protestantes (1). Vous dites que c’est le fruit de trente années de recherches et de dialogues. Qu’est-ce qui vous a conduit vers cette publication ?

Le point de départ, c’est ma fréquentation de différentes Églises, en France et en Allemagne, avec lesquelles j’entretiens une solidarité critique, mais aussi ma passion pour ce que vivent nos contemporains, pour lesquels j’éprouve la même solidarité critique. J’ai été pasteur en Alsace pendant quatre ans, puis j’ai enseigné la théologie pratique à l’Institut protestant de théologie de Montpellier pendant dix ans (avec notamment un cours sur l’évangélisation), et depuis dix ans je suis professeur à la Faculté de théologie de Heidelberg. Ce livre sort maintenant parce qu’il fallait pour moi le temps de la maturation, et parce que la situation des Églises protestantes des deux côtés du Rhin est arrivée à un point de rupture de système: tout le monde sait qu’on ne peut plus continuer comme avant. Comme le disait un sociologue avec un jeu de mots involontaire: «L’avenir du clerc est sombre… !». Pour ma part, je suis convaincu que les Églises vont survivre, mais la question est de savoir comment. Sans doute faudra-t-il abandonner le modèle médiéval de la paroisse, et peut-être recommencer l’Église autour d’une table de cuisine… Ce qui est évident, c’est que les Églises de demain seront très différentes de celles que nous connaissons. L’enjeu est donc d’accompagner ces mutations, et je le fais sans pathos révolutionnaire, sans aucune volonté de tout casser: ma solidarité critique se double de l’amitié que j’éprouve envers les militants de base. Je suis motivé à la fois par une volonté de lucidité et par une réelle sympathie dans l’appréhension du phénomène de la sécularisation: il en va en effet du devenir humain et spirituel de nos contemporains. De même, il importe de réaliser qu’il y a bien une sécularisation, mais que celle-ci n’est nullement une fatalité qui serait soi-disant liée au devenir adulte de l’être humain. La sécularisation doit être considérée comme un beau défi pour nos Églises.

 

Vous avez recours à trois disciplines: la sociologie (vous consacrez vos deux premiers chapitres à l’analyse des recompositions du croire aujourd’hui), la théologie dogmatique (avec une réflexion d’ordre pneumatologique, dans votre troisième chapitre) et la théologie pratique (le quatrième chapitre interrogeant les modalités de communication de l’Évangile dans notre contexte actuel). Votre approche méthodologique est donc inter-disciplinaire. Comment articulez-vous ces différentes disciplines, pour éviter de les juxtaposer ?

Le théologien pratique est donc un dilettante professionnel…: on ne peut jamais être totalement spécialiste de plusieurs disciplines. Tout l’enjeu est en effet de les articuler. Il s’agit notamment de mettre en dialogue la théologie du Saint Esprit avec les nouvelles religiosités. Et je suis convaincu que cette façon d’articuler représente une réelle plus-value. C’est évidemment un pari, car en faisant cela on s’expose automatiquement aux critiques, qu’il faut accepter. J’ai fait le choix d’une méthode de corrélation entre théologie et société, mais non pas une corrélation au sens de Paul Tillich, que je trouve trop harmonieuse: une approche corrélative qui consiste plutôt à assumer les tensions, et à les rendre fécondes. Il importe par exemple d’endurer la tension entre sécularisation et évangélisation. La théologie systématique manifeste une quête de cohérence, mais une cohérence qui accepte d’être dérangée en permanence par une altérité. Et, à cet égard, il est essentiel que les théologiens fréquentent les lieux de culture de leurs contemporains, s’abonnent à Netflix et aillent au cinéma …

 

Vous avez le souci de rééquilibrer la théologie en faveur de la pneumatologie. Le Saint Esprit aurait-il été oublié, voire occulté, dans le protestantisme luthéro-réformé ?

La confrontation avec les nouvelles spiritualités nous invite à redonner toute sa place au Saint Esprit, ce que faisait d’ailleurs Martin Luther, contrairement à l’image que l’on a souvent de lui. Si l’accent est mis sur la Parole extérieure de manière unilatérale, on risque l’autoritarisme; de même, le protestantisme pourrait bien mourir de son intellectualisme. L’expérience intérieure, mise en exergue à juste titre dans les nouvelles religiosités, doit donc corriger cet unilatéralisme. À l’arrière-fond de ce souci, encouragé par ma relecture de Schleiermacher et par ma rencontre avec le théologien catholique Yves Labbé, il y a la volonté non seulement de réhabiliter le sens de l’intériorité, mais aussi de rattacher celle-ci à une Parole extérieure. C’est donc une démarche dialectique. Non pas fusionner avec Dieu pour échapper à la condition humaine, mais vivre avec sa propre finitude en vis-à-vis de Dieu, plus exactement en étant maintenu par Dieu en vis-à-vis de lui. Dans le champ de la diaconie, qui est une dimension fondamentale de l’Église : c’est l’acceptation de sa finitude devant Dieu qui nous qualifie pour entrer au service des plus petits.

 

«L’individualisation est notre affaire»

Vous montrez combien les nouvelles manières de croire se caractérisent par une forte individualisation. Quel est alors le défi pour les Églises, qui sont d’abord des communautés, et comment relever ce défi ?

Il faut d’abord prendre acte du fait que l’individualisation est un phénomène chrétien: c’est assez clair chez Paul («Il n’y a plus ni esclave, ni homme libre…»: les catégories collectives s’estompent). Et même le psalmiste s’exprime en Je devant Dieu. Luther met sa conscience au-dessus de l’institution, établissant un rapport direct de l’individu à la vérité. Notre modernité est redevable à la fois à la raison critique de l’individu des Lumières, et au cœur pieux de l’individu du piétisme. Par conséquent, l’individualisation est notre affaire.

Mais l’illusion cartésienne du sujet auto-fondé (que l’on retrouve dans certaines des nouvelles spiritualités) a été vivement critiquée par le philosophe Husserl puis par Paul Ricœur: le Je est toujours constitué par un Tu; la relation à l’autre est plus constitutive que le rapport à soi-même. Tout faire reposer sur la subjectivité de l’individu est plus que précaire, car je vis de la Parole d’un Autre (et le P majuscule de Parole se donne toujours à travers un p minuscule: il faut toujours articuler fortement les deux). Le point de départ de la communauté ecclésiale est l’altérité concrète. Il s’agit donc d’assumer l’individualisation, mais de la mettre en dialectique avec le pôle de la communauté. Ce que l’on constate aujourd’hui, c’est que ce sont les individus qui fixent eux-mêmes les critères de leur pratique ecclésiale, au lieu de se soumettre aux directives de l’institution. C’est pourquoi l’Église est devenue une communauté polycentrique: le culte du dimanche matin n’est plus le temps du rassemblement de tous, mais une activité parmi d’autres. L’annonce de la Parole ne se réduit pas à la célébration cultuelle classique, mais parole et sacrements peuvent se donner tout autant dans le contexte de moments de recueillement de groupes de jeunes, par exemple.

 

En référence au sociologue Max Weber, vous rappelez que la sécularisation est d’abord l’effet d’un désenchantement du monde. Faut-il à présent le réenchanter, et s’inscrire ainsi dans le programme des nouvelles religiosités ? Ces orientations sont-elles une chance ou un défi pour les Églises protestantes ?

Il n’est pas question de resacraliser, au sens de diviniser le monde, mais de le rendre à nouveau significatif en nous plaçant avec lui devant Dieu. Il s’agit de sortir de la neutralité axiologique en se présentant avec le monde dans la présence de Dieu. Le théologien Alexandre Vinet disait que la foi est un regard. Elle consiste à voir le monde dans son ensemble, y compris les objets, comme cadeau de Dieu. Ce réenchantement sans resacralisation trouve sa limite, et son moteur de régulation, dans le critère de l’idolâtrie: c’est là que se niche la solidarité critique envers les nouvelles spiritualités. Car l’idolâtrie représente d’abord un obstacle pour l’amour du prochain.

 

Au bout du compte, au terme de ces années d’enquête sur le présent et l’avenir des Églises protestantes, êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste ?

Je suis un optimiste mesuré. C’est sans doute lié à mon caractère. Je pense qu’il n’y a pas lieu d’être optimiste pour le dispositif tout entier des structures ecclésiales, qui ne survivront pas. Mais l’Église ne se réduit pas à elles: elle demeure porteuse d’une Parole pertinente, qui a une autorité et donc une force. Par conséquent, elle subsistera. Bien entendu, l’Église a besoin de structures et d’institutions. Certaines des structures actuelles se maintiendront probablement, car l’articulation d’une Parole extérieure à la Bible demeure légitime, et trouvera à se légitimer. De plus, à l’ère des fake news, j’envisage un retour de manivelle: on risque fort de faire de moins en moins confiance à Internet, et de se tourner vers une Parole fiable, garantie par une institution. Mais il faudra revoir de fond en comble nos modèles. L’Église de demain sera sans doute plus aplatie. Elle aura recours à des formes hybrides: à des groupes qui seront à la fois ecclésiaux et non-ecclésiaux. Il s’agira donc de renoncer à fixer la limite entre le dedans et le dehors. Nous devons nous attendre à de profondes recompositions.

 

Après la publication de ce livre, quels sont vos projets de recherche et d’édition ?

Il y aura d’abord la traduction du présent volume en allemand, à laquelle je travaille déjà. Et puis, sans doute à l’automne 2023, la parution d’un deuxième tome, consacré sur un mode plus pratique aux stratégies ecclésiales. Entre les quatre modèles catholique, libéral, évangélique et pentecôtiste, j’esquisserai un modèle luthéro-réformé, axé sur la synodalité : c’est à dire sur la pluralité des opinions organisée, et sur la culture du débat, qui reste quand même notre trésor.  

 

Fritz Lienhard est professeur de théologie pratique à la Faculté de théologie de l’Université de Heidelberg. L’entretien a été réalisé par Frédéric Rognon le 13 octobre 2022.

(1) Fritz Lienhard, L’avenir des Églises protestantes. Évolutions religieuses et communication de l’Évangile, Genève, Labor et Fides (Pratiques), 2022, 390 pages, 29  €. ISBN : 978-2-8309-1774-1. Voir ci-dessous la recension de Frédéric Rognon.

 

Pas de fatalité de la sécularisation

Professeur de théologie pratique à la Faculté de théologie de Heidelberg, Fritz Lienhard nous offre, dans ce volume, le fruit de trente années de recherche. Il commence son essai sur le registre de la dramatisation: les Églises protestantes survivront-elles aux vagues de sécularisation et à la concurrence des nouvelles formes de religiosité ? Mais il s’empresse d’ajouter: l’avenir est à Dieu, et en déposer le souci entre ses mains est un geste libérateur. L’auteur articule ensuite sociologie, théologie systématique et théologie pratique, pour mener une enquête passionnante au cœur des perspectives de survie, de renoncements et de recompositions du protestantisme contemporain, en France et en Allemagne. Ce livre se propose ainsi d’éclairer les choix stratégiques des Églises protestantes pour les années à venir.

La première partie est plutôt descriptive: elle rend compte du phénomène de la sécularisation, qui se manifeste par les trois mouvements de pluralisation, de différenciation, et de désenchantement. Nous assistons à la marginalisation des Églises, c’est à dire à la perte de plausibilité des convictions croyantes. Mais Fritz Lienhard montre aussi la contingence de cette sécularisation: l’Europe est une exception, le reste du monde se modernise sans se séculariser.

Il n’y a  donc pas de fatalité de la sécularisation: il n’y a que des cas particuliers, l’Europe occidentale étant l’un de ces cas particuliers parmi d’autres. Et nous sommes appelés au dépassement du sécularisme, et même à la «laïcisation de la laïcité» (p.354), trop souvent comprise comme une véritable religion. Car même dans nos contrées, les nouvelles spiritualités indiquent la soif de sens de nos contemporains. Il y a là un véritable défi pour les Églises.

La seconde partie est théologique. Elle commence, contre toute attente, par un traité de pneumatologie: la redécouverte du Saint Esprit par le monde luthéro-réformé permet en effet de corriger l’unilatéralité du christianisme occidental, et de prendre au sérieux les nouvelles religiosités, soucieuses d’une quête de vie intérieure. Il importe néanmoins de résister à la confusion entre l’expérience intérieure et Dieu, et de la rapporter toujours à une Parole extérieure, c’est à dire à établir une réciprocité entre le Christ et l’Esprit, dans une interaction et une tension féconde. Plutôt que congédier les nouvelles formes de spiritualité, il s’agit d’exercer à leur égard une solidarité critique.

Loin de se contenter de gérer la décroissance des Églises, Fritz Lienhard se demande ensuite comment repenser l’évangélisation. À ses yeux, c’est dans la rencontre du visage d’autrui, et dans l’expérience artistique, qu’il est possible de résister à une vision quantitative et mécaniste du monde, et ainsi de témoigner d’une Parole qui donne du sens à nos existences. Communiquer l’Évangile, ce qui est à proprement parler la mission de l’Église, c’est inviter autrui à éprouver (c’est à dire à la fois à tester et à ressentir) la plausibilité de l’attitude croyante.

Au final, l’auteur demeure confiant dans l’avenir, tout en restant lucide quant à la nécessité de quelques révisions, recompositions, et donc renoncements:

«Ce sont donc des formes humaines des Églises qui sont menacées. L’Église de Jésus-Christ, pour sa part, est en bonnes mains. C’est à la lumière de cette promesse et par-delà tous les deuils inévitables, que les évolutions nécessaires se feront sereinement. Dieu a certifié que l’Église demeurera jusqu’au dernier jour. Plutôt vers le soir» (p.369).

C’est donc une tonalité joyeuse qui se dégage de cet essai, véritable manifeste à l’encontre de la morgue et de la lamentation devant l’amaigrissement continu du peuple protestant. On ne saura trop recommander la lecture de ce livre revigorant.

Frédéric Rognon

 

Illustration:  lors du culte de clôture du 37e Kirchentag à Dortmund le 23 juin 2019.

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