Exploration : Teilhard de Chardin et les défis d’une pensée ouverte
«Une discussion ouverte plutôt que des oppositions rigides.» Cette définition du midrash inspire Josepha Faber-Boitel pour analyser «en quoi la pensée teilhardienne ne se présente pas comme un système théologique clos, mais plutôt comme une exploration spirituelle constante et inachevée».
Consulter Des mots en phase, le blog de Josepha Faber-Boitel.
Ce troisième article dans notre série d’explorations théologiques concernant Teilhard de Chardin s’inscrit dans une démarche de dialogue plutôt que de confrontation des idées. Nous avions examiné les points de convergence entre Teilhard de Chardin et Trinh Xuan Thuan sur l’univers entre science et théologie (1). Puis nous avions abordé la Rédemption et la problématique du mal dans la théologie de Teilhard (2). À présent, nous nous attelons à considérer en quoi la pensée teilhardienne ne se présente pas comme un système théologique clos, mais plutôt comme une exploration spirituelle constante et inachevée qui ouvre des portes de réflexion et suscite des questionnements.
Une théologie ouverte, dixit Teilhard de Chardin ?
Teilhard avertit dans son ouvrage Mon Univers que ses écrits ne cherchent pas à imposer une théorie générale mais plutôt à témoigner d’une expérience intime et profonde :
«Les pages qui suivent (…) ne visent directement à établir aucune théorie générale de la pensée, de l’action et de la mystique (…). Il sera facile, évidemment, d’un point de vue intellectuel, de critiquer le système que je propose. Ces critiques ne sauraient en aucune façon lui enlever sa valeur spéciale qui est d’apporter un témoignage psychologique irréfutable. (…) Il restera toujours acquis, comme un fait, qu’un homme moyen du XXe siècle, parce qu’il participait normalement aux idées et aux préoccupations de son temps, n’a pu trouver l’équilibre de sa vie intérieure que dans une conception physiciste et unitaire du Monde et du Christ, – et que là il a trouvé une paix et un épanouissement sans bornes.» (3)
Teilhard semble s’inscrire dans une démarche de théologie ouverte, où ses propositions interrogent nos compréhensions personnelles, que ce soit en les remettant en cause ou en les soutenant. Ses hypothèses, bien que jugées hétérodoxes, dérangeantes ou visionnaires, sont avant tout stimulantes. Si nous nous contentons de lire des discours qui nous confortent dans nos convictions, comment affûter notre regard critique ? Comment éviter de nous enfermer dans un dogmatisme confortable ?
Une lecture ouverte ou midrash ?
Comment aborder la lecture de Teilhard sans sombrer dans un compromis tiède, tout en se confrontant à ses limites, sans antagonisme borné ni acceptation complaisante ? Comment lire Teilhard dans une démarche véritable de croissance spirituelle ? Je me permets d’oser un mélange des genres en m’inspirant du principe de midrash ?
Le midrash est une méthode d’exégèse juive caractérisée par une discussion ouverte plutôt que par des oppositions rigides. Cette démarche vise à explorer les multiples couches de signification des textes bibliques, souvent en racontant des histoires, en posant des questions et en offrant diverses interprétations. Cette approche encourage un dialogue continu et permet la coexistence de plusieurs perspectives, reflétant la richesse et la complexité de la tradition juive. Cette perspective est intéressante car elle nous invite à considérer Teilhard non pas comme un dissident, mais comme un interlocuteur avec qui évoluer. Que nous partagions ou non ses vues, l’essentiel réside dans le dialogue des pensées.
Péché originel: questionnements à partir de Teilhard de Chardin
À partir de la théorie du péché originel de Teilhard de Chardin, plusieurs axes de discussion ouverte émergent, chacun offrant une perspective enrichissante.
D’abord, la remise en question de la conception traditionnelle du péché originel, considéré non pas comme un événement singulier lié au premier couple mais à la lumière des découvertes scientifiques et de la pensée moderne, invite à un dialogue sur les limites et les avantages de cette révision.
Ensuite, l’importance de l’apport exégétique pour repenser ce dogme nous pousse à envisager les premiers chapitres de la Genèse non comme des récits historiques, mais comme des enseignements sur la nature humaine, ce qui a des implications théologiques profondes.
Par ailleurs, la reconnaissance par Teilhard de la dimension collective du mal et de son impact sur les libertés individuelles ouvre un débat sur la responsabilité individuelle et les dynamiques sociales. La primauté du Christ, maintenue par Teilhard comme mesure et tête de la création, pose également des questions sur l’orthodoxie chrétienne et sur comment cette perspective enrichit ou remet en question ses fondements.
De plus, en suivant l’épître aux Romains, Teilhard propose une nouvelle perspective allant du second Adam au premier, de la rédemption au péché originel, ce qui offre une relecture théologique significative. Enfin, sa vision de la souffrance et de la rédemption, loin d’être naïvement optimiste, pourrait refléter une compréhension profonde du passage du chapitre 8 de l’épître aux Romains, où la création entière attend sa rédemption.
Ces discussions permettent de reconsidérer le dogme du péché originel de manière nuancée et intégrative, enrichissant ainsi la théologie chrétienne contemporaine.
Christ et cosmologie: défis et illusions d’une théologie évolutive
En remettant en question la vision de Teilhard, qui semble diluer la centralité du Christ et fusionner la science et la religion, nous sommes amenés à nous interroger sur la véritable place du Fils de Dieu dans son système théologique.
De même, quelle est la position du Christ dans une cosmologie où la matière engendre l’esprit et où l’évolution semble tendre vers une convergence immanente plutôt que vers une transcendance divine ?
La continuité et la convergence décrites par Teilhard ne seraient-elles que des illusions ? Cette interrogation nous invite à réfléchir sur l’immanence de l’esprit dans la matière par rapport à la transcendance, un débat central dans l’évolution de la pensée théologique moderne.
Enfin, si l’humanité progresse dans un processus évolutif, est-il encore nécessaire de considérer le besoin de rédemption ? À moins que l’évolution ne soit comprise comme une forme de manifestation de la rédemption: la grâce accordée à l’humanité et à chaque individu de pouvoir changer, la grâce d’un potentiel de transformation, la grâce d’une conversion ? Ces questions soulignent les défis et les enjeux de la conciliation entre science, foi et compréhension théologique dans le monde moderne.
Conclusion
La réflexion sur la théologie de Teilhard de Chardin dévoile l’ambition et la profondeur de ses efforts pour harmoniser science et foi. En s’éloignant des dogmes traditionnels, Teilhard offre une vision dynamique et évolutive de la spiritualité chrétienne, où matière et esprit convergent dans une quête commune de transcendance. Sa mise en avant de la primauté du Christ et la réinterprétation de concepts théologiques classiques, tels que le péché originel et la rédemption, invitent à une relecture enrichissante et stimulante des Écritures.
Cette théologie ouverte et non dogmatique favorise une exploration perpétuelle, incitant à un dialogue critique et constructif. Les questions soulevées par Teilhard sur la place du Christ, la nature de l’évolution et le besoin de rédemption dans un monde en constante transformation, illustrent les défis et les opportunités de la théologie moderne à l’intersection de la science et de la foi.
C’est en embrassant cette approche audacieuse et visionnaire que nous pouvons espérer affiner notre compréhension spirituelle et théologique, tout en restant ouverts à la nouveauté et à la profondeur de l’expérience humaine. L’héritage de Teilhard nous encourage à ne pas nous reposer sur des certitudes confortables, mais à continuer de chercher, de questionner et de grandir dans notre foi.
Illustration: page du Midrash Tanhuma, édité par Salomon Buber (grand-père de Martin Buber) en 1885 à Vilnius.
(1) Teilhard de Chardin et Trinh Xuan Thuan: l’univers entre science et théologie, Forum protestant, 4 avril 2024.
(2) Esquisse de réflexion sur l’évolution et l’expérience du Mal avec Teilhard de Chardin, Forum protestant, 26 avril 2024.
(3) Science et Christ (Œuvres de Pierre Teilhard de Chardin 9), Seuil, 1965, pp. 65-66.
Commentaires sur "Exploration : Teilhard de Chardin et les défis d’une pensée ouverte"
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Merci, Josepha, de nous avoir fait découvrir la pensée de Teilhard de Chardin et d’en avoir précisé les lignes de force dans une perspective d’ouverture à la réflexion spirituelle non dogmatique et très stimulante pour alimenter notre espérance chrétienne. Je me permets d’introduire quelques interrogations sous forme de réflexions.
Face à notre questionnement sur l’existence du Mal, Teilhard de Chardin nous invite donc à adopter la perspective d’une «création d’emblée rédemptrice»; nous conseille d’entamer une démarche spirituelle en partant du «Christ rédempteur-second Adam» pour mieux comprendre la nature humaine à l’époque du «premier-Adam»; nous engage à nous appuyer sur la rédemption offerte par le Christ pour mieux comprendre la problématique du péché originel.
Cette perspective d’une «création d’emblée rédemptrice» nous permet d’intérioriser notre approche du mystère du Mal avec une attitude de confiance renforcée dans le dessein Divin même s’il est possible que ce Mal puisse «être un élément intégré dans le processus d’évolution cosmique, manifestation de la tension inhérente au processus de complexification, (…) une étape nécessaire dans le cheminement vers une plus grande conscience». Et en effet, comment prendre conscience de la possibilité du bien si le mal n’existe pas ? Comment pouvoir faire l’expérience transformatrice du Bien si l’on n’est pas confronté à la morsure du Mal ?
Je reste néanmoins en interrogation par rapport à la notion de Jugement dernier qui je crois n’est pas reprise telle quelle dans votre réflexion, notion présente dans les Écritures et qui renvoie à celle de liberté individuelle. Vous approchez ce volet dans votre commentaire concernant la dimension collective du Mal, invitant à un débat sur la responsabilité individuelle et les dynamiques sociales. Quelle est l’approche de Teilhard de Chardin concernant cette notion de Jugement dernier ? La perspective d’un «Jugement dernier» pouvant coïncider avec le point Omega, apporte, il me semble, son lot de difficultés à appréhender. Car, est-il possible d’envisager que nous sommes vraiment libres malgré tous les conditionnements, les traumatismes psychiques et les histoires de vie pouvant être dramatiques dès l’enfance chez certains ? Nous sommes dès lors confrontés à la notion d’égalité des chances dont nous pouvons constater les immenses lacunes dans la société et le monde.
Mais, il convient sans doute d’envisager cette notion dans la perspective d’une création d’emblée rédemptrice. De toutes ces interrogations spirituelles, théologiques et philosophiques tout à fait légitimes, nous sommes cependant «sauvés» par l’incarnation divine, par le symbolisme actif de la Croix, croisant l’immanence et la transcendance. En cela, Dieu ne se «résume» pas à une «Idée» et ne se cantonne pas à la position d’un démiurge. Son Verbe s’est incarné dans toute la souffrance du monde: enfant bâtard, de père inconnu à sa naissance; enfant migrant en raison de la violence politique de l’époque; homme dénigré, harcelé, marginalisé par les tenants des dogmes et des règles sociales de son temps; enfin, homme conspué, torturé et assassiné. Mais Christ ressuscité finalisant l’accomplissement de son œuvre rédemptrice; ressuscité après avoir partagé jusqu’au bout notre effroi devant la mort et la douleur en demandant au Père la possibilité de ne pas boire cette Coupe de souffrance. Oui, en cela, en dehors de toute construction théologique théorique ou religieuse, le Christ incarné est notre seul Chemin possible menant au point Omega pour pouvoir le dépasser dans la Présence de Dieu. Dans cette optique, le Jugement dernier me semble apparaître comme une libération.
Pour finaliser mon interrogation sur la notion de Jugement dernier par rapport à ce que peut en dire Teilhard de Chardin, je crois que dans le cadre de notre pensée et espérance chrétienne, nous pouvons nous appuyer sur la Grâce divine et, comme vous le signalez, sur «l’action du Christ incarné et ayant souffert la Passion». Et puis, il y a ce magnifique verset de 1 Jean 4,7: «Celui qui aime est né de Dieu et connaît Dieu». Jean ne dit pas «celui qui aime Dieu est né de Dieu». Il est donc ici question d’un Amour universel, à l’image de l’Amour de Dieu pour nous et pour la Création entière; un Amour à la fois cosmique et incarné. N’est-ce pas la Clef du point Omega et du dessein divin menant à l’Unité ? Pas besoin de dogmes pour y arriver; il convient de concentrer humblement nos efforts, dans la prière, la méditation et l’action, afin d’aimer comme Dieu aime. Comme vous le soulignez si bien, «l’action d’une personne naît de l’Amour attractif du Christ Justificateur et donc Evoluteur».
Merci encore, Josepha, pour cette découverte de la théologie de Teilhard de Chardin.