Le viol: rapport non-consenti ou rapport inégalitaire ?
«Même dans le cadre français où la loi ne fait pas mention du consentement, on exige le plus souvent de la victime qu’elle prouve son non-consentement», explique la philosophe et éthicienne Johanna Lenne-Cornuez à propos des débats actuels sur le viol. Elle analyse ici la position de la juriste féministe américaine Catharine A. MacKinnon qui milite contre cette référence au consentement et pour une définition juridique du viol comme «crime d’inégalité» basé sur le genre. Mais si «l ’éthique du consentement est encore à inventer», MeToo a permis «une formidable redéfinition et réappropriation par les femmes de ce mot à l’origine très ambigu».
Entretien également publié en version abrégée dans Réforme le 29 février 2024.
La question du consentement est au centre des débats sur le viol et l’abus sexuel. Mais le livre de Vanessa Springora (1) comme les récents témoignages d’actrices montrent qu’il ne s’agit pas seulement de sexe non consenti, qu’il y a souvent un rapport de domination où l’on peut se laisser faire par peur des conséquences, parce que l’on ne sait pas comment résister ou que l’on est en état de sidération. Comment résumeriez-vous ces débats aujourd’hui et la place qu’y occupe la juriste féministe américaine Catharine MacKinnon qui a selon vous le mérite de montrer que «l’introduction pure et simple de la notion de consentement dans la définition du viol n’est pas une solution magique qui résoudrait soudain tous les enjeux juridiques face aux violences sexuelles» (2) ?
Johanna Lenne-Cornuez: Par-delà la révélation du système de prédation mis en place par Matzneff, le livre de Vanessa Springora a provoqué un véritable sursaut dans l’espace public, précisément parce qu’il est intitulé Le consentement – ce terme devenu le maître-mot établissant la frontière entre une relation sexuelle et une agression. Or le récit remarquable de Springora montre très bien que l’enfant de treize ans qu’elle était a pu croire consentir à cette relation, elle a même pu la désirer, sans que cela ne transforme pour autant l’abus dont elle a été victime en une relation moralement acceptable. Qu’elle l’ait consentie ou non n’ôte finalement rien à la gravité des crimes qu’elle a subis et qui sont reprochés à Matzneff. Ainsi la loi française écarte à juste titre la question du consentement pour les mineur·e·s de moins de quinze ans.
Catharine MacKinnon pointe depuis longtemps, avec d’autres penseuses féministes (on peut citer en France la philosophe Geneviève Fraisse, pionnière sur cette question), les ambiguïtés inhérentes à la notion: si consentir signifie céder, si le consentement intervient au sein d’un rapport inégalitaire où un individu profite de sa position dominante pour imposer des actes sexuels, alors le sexe consenti peut être tout autant un viol que le sexe non consenti. C’est pourquoi MacKinnon défend une définition du viol dans laquelle aucune mention n’est faite du non-consentement, mais seulement du profit tiré par le violeur d’une situation inégalitaire dont il tire avantage pour obtenir ce qu’il veut.
Mais la position de MacKinnon n’est pas elle-même exempte de difficultés. Pour définir ce qui sépare le sexe de l’agression entre personnes majeures, il paraît difficile de se passer purement et simplement de la notion de consentement. On assiste d’ailleurs depuis MeToo à une formidable redéfinition et réappropriation par les femmes de ce mot à l’origine très ambigu. Sur le plan théorique, on peut citer le travail de Manon Garcia qui cherche à inscrire l’éthique du consentement dans une conversation entre partenaires égaux.
Trois types de législation, un même problème
Comme le montre le rôle très important joué par MacKinnon aux États-Unis, par exemple pour la définition juridique du harcèlement, ces débats ont des conséquences très concrètes sur l’attitude du système judiciaire et la tolérance ou non de la société environnante. Quelles sont les grandes différences actuelles en ce qui concerne le traitement judiciaire du viol entre la France, le reste de l’Europe et l’Amérique du Nord ?
Concernant la définition légale du viol, on peut distinguer, me semble-t-il, trois types de législation.
Le premier, anglo-saxon par exemple, définit le viol par le non-consentement de la victime. Il s’agit à la fois d’affirmer la liberté sexuelle de chaque individu et de protéger les personnes de l’imposition d’une quelconque pratique que chacun doit avoir le pouvoir de refuser. Quand c’est non, c’est non. Le problème de cette définition est qu’en pratique, dans le traitement judiciaire des affaires, elle fait peser sur la victime tout le poids du refus: il faut que celle-ci ait suffisamment résisté, qu’elle se soit suffisamment débattue, pour prouver qu’elle n’était pas consentante.
Le deuxième type de législation, au Canada (dès 1992), en Espagne plus récemment, exige un consentement explicite et positif de la part des partenaires pour que la relation soit licite. Seul un oui est un oui.
Le troisième type, dans la législation française notamment, définit le viol par l’usage de moyens coercitifs («violence, menace, contrainte ou surprise»), sans faire mention du consentement.
Par-delà ces différences, un même problème est récurrent dans le traitement des plaintes par la police et la justice. Même dans le cadre français où la loi ne fait pas mention du consentement, on exige le plus souvent de la victime qu’elle prouve son non-consentement par une résistance manifeste, alors que l’on sait par ailleurs que le viol provoque dans bien des cas un état de sidération qui paralyse la victime. Plus généralement, la focalisation sur le moment de l’acte ne permet pas de prendre en compte les situations de pouvoir et d’emprise qui y ont conduit.
«La question du cinéma est cruciale»
MacKinnon définit le viol comme un «crime d’inégalité qui inclut fondamentalement le genre» (3). Est-ce que cette définition remet en question le beau (mais pas toujours facile à appliquer) principe de la libre-disposition de son corps puisqu’il peut justifier ou tolérer une oppression de fait ?
Un rapport inégalitaire menace la liberté de consentir et ouvre la voie à de possibles abus de position dominante. Il ne suffit pas de proclamer que chaque adulte est libre de consentir à la sexualité qu’il veut pour qu’il soit réellement autonome dans les faits. L’éthique du consentement, qui est encore à inventer, suppose de se soucier des conditions réelles de celui-ci. Même lorsque l’on a dit oui, cela ne garantit pas qu’on ait été libre de le dire.
Mais il me semble qu’il ne faut pas sous-estimer la difficulté à laquelle nous faisons face et se garder de rejeter soudain un principe comme celui de la libre-disposition de son corps qui a rendu possible des avancées concrètes (et toujours menacées de régression) pour les droits des femmes. La libération sexuelle, contre un paternalisme qui impose un partage entre ce que les femmes peuvent faire et ce qui ne se fait pas, fait partie des combats féministes essentiels.
Le problème est que nos fantasmes sont encore et toujours colonisés par des représentations qui érotisent les rapports de domination. C’est pour cela que la question du cinéma est si cruciale, il en va des imaginaires que nous nous forgeons. Mais il serait, pour cette raison même, trop facile de renverser les monstres sacrés qui ont été adulés en en faisant à présent des monstres honnis: on ne ferait que bannir ce qu’il faut accepter de regarder en face comme une partie de notre culture commune, que nous avons collectivement à réinventer.
Rousseau: «une métamorphose ambivalente»
Vous êtes une spécialiste de Jean-Jacques Rousseau qui a écrit de manière très crue et désenchantée pour son temps sur la sexualité et le viol. Quels liens voyez-vous entre sa pensée, révolutionnaire à plus d’un titre mais très marquée par son milieu d’origine protestant et piétiste, et les révolutions mentales actuelles ?
Sur la question de la sexualité et du consentement, Rousseau est un auteur qui se situe à un tournant de l’histoire de la notion et en théorise une métamorphose ambivalente dont nous sommes encore les héritiers.
D’un côté, dans Julie ou La nouvelle Héloïse, véritable best-seller en son temps, Rousseau s’insurge contre les pères tyranniques qui veulent imposer un mariage à leurs enfants, en dépit de leurs sentiments. Seul le consentement des époux doit fonder l’union. De même, il prodigue, à la fin d’Émile ou de l’éducation, une véritable leçon d’éducation sexuelle dans laquelle le consentement est requis à chaque acte. Contre une vision encore commune, il dénonce l’idée que le mari serait propriétaire du corps de son épouse, et montre que, même au sein d’une relation conjugale, le souci du consentement doit être constant.
Mais d’un autre côté, Rousseau naturalise l’inégalité homme-femme. Ainsi, il théorise une conception toujours courante selon laquelle le consentement est exclusivement requis du côté féminin, et que le féminin est voué à se soumettre à ce que le masculin lui propose: la femme occupe selon lui une position naturellement passive, elle commence par dire non avec une pudeur supposément naturelle, puis cède aux assauts masculins. La sexualité est conçue sur le mode de l’attaque et de la défense, et le consentement est alors une sorte de capitulation.
C’est cette dernière vision que la parole des femmes, à présent entendue, nous permet de critiquer, pour définitivement s’affranchir de ce système de représentations et de relations inégalitaires.
Johanna Lenne-Cornuez est spécialiste de la philosophie morale et politique des Lumières et de son héritage contemporain. Ses recherches portent sur les théories du consentement et les droits des femmes, ainsi que sur la ‘liberté des modernes’ et l’éthique environnementale. Agrégée et docteure en philosophie (Sorbonne Université, 2020: ‘Être à sa place. Conscience de soi et moralité dans la philosophie de Rousseau’), elle est chercheuse affiliée à l’Institut de Recherches Philosophiques de Lyon (IRPHIL) et maîtresse de conférences à l’Université Jean Moulin Lyon-3 où elle enseigne la philosophie morale dans ses aspects historiques et ses perspectives contemporaines.
Illustration: détail du Viol de Lucrèce (Artemisia Gentileschi, Naples vers 1645-1650, Palais Neuf de Potsdam).
(1) Vanessa Springora, Le consentement, Grasset, 2020.
(2) Lire Le consentement, un concept nocif ?, recension par Johanna Lenne-Cornuez du livre Le viol redéfini, Vers l’égalité contre le consentement de Catharine A. MacKinnon (Flammarion, 2023), La Vie des idées, 10 janvier 2024.
(3) Catharine A. MacKinnon, Rape redefined (Le viol redéfini), Harvard Law and Policy Review, 2016/10, p.436.
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