La vie en commun (1)
Il y a le privé, le public et entre les deux, le commun. Dans ce premier volet de son intervention, Bernard Piettre analyse les évolutions et distinctions entre ces notions depuis l’Antiquité grecque jusqu’au 20e siècle en Occident.
Première partie de l’intervention prononcée lors de la journée du Christianisme social Penser le bien commun du 21 octobre 2023.
Redéfinissons d’abord la notion de commun à travers un parcours historique rapide de la façon dont, en Occident, se sont construites les notions de public, de privé et de commun depuis les Anciens jusqu’à la modernité, étant entendu que des sociétés traditionnelles non occidentales ont peut-être une autre vision du commun.
1. Des Anciens aux modernes: de l’évolution des rapports entre public, privé et commun
Platon contre Aristote
Pour les Anciens, ce qui est commun, c’est la cité – polis, en grec, qui a donné le terme politique. La vie politique vise le bien commun de la cité. Sont amis les membres de la cité, sont ennemis potentiels les membres de cités différentes, de nations différentes. Une telle conception du politique contribue à la valorisation des vertus civiques, patriotiques, guerrières.
Certes à l’intérieur de la cité, des tensions peuvent exister entre des particuliers, lesquelles doivent être surmontées grâce à la définition de règles communes de justice.
Pour éradiquer les inclinations égoïstes des individus, nuisibles à la vie de la cité, Platon a imaginé une cité idéale où l’élite (une caste noble, guerrière) met tout en commun: personne ne possède de biens à soi, ni même d’enfants à soi, ni famille, ni propriété, ni circulation d’argent; de cette façon chaque membre de cette caste, homme et femme, est entièrement dévoué à la vie de la cité, et à même de la protéger de ses ennemis potentiels; et c’est de cette caste dont sont tirés les dirigeants, à savoir les philosophes, après qu’ils ont reçu une éducation intellectuelle appropriée.
Aristote s’oppose à cet idéal platonicien communiste: la cité est une chose, la famille, en est une autre. Faire de la cité une grande famille constitue une réalité monstrueuse (cette confusion qui caractérise justement les sociétés totalitaires, au 20e siècle, comme le souligne Hannah Arendt). Aristote met en avant une distinction essentielle entre vie privée (propre à la famille) et vie publique (propre à la vie de la cité), distinction qui structure de fait les cités grecques, et à certains égards nos sociétés aujourd’hui. Dès lors, Aristote distinguait vertus privées et vertus publiques, les premières étant plus spécifiquement féminines, les secondes plus spécifiquement masculines. La vie politique (dont sont exclues les femmes), à Athènes, était par définition publique, étant entendu que les décisions étaient prises en commun lors d’assemblées publiques, et ne relevaient pas d’une sphère privée, opaque, de dirigeants.
Mais la vie publique ne se réduit pas à la vie politique. La vie religieuse, à laquelle participent aussi les femmes, les festivités, les représentations théâtrales, etc. relève également de la vie publique. Il en était de même à Rome, la Republica signifiant littéralement la chose publique.
Difficile donc de dissocier, chez les Anciens, la notion de commun de la notion de public.
Tournant chrétien
Cependant, à l’époque alexandrine puis à l’époque de l’Empire romain, on établit, outre une distinction entre public et privé, une distinction entre ce qui est commun à toute l’humanité et ce qui est propre à la cité. Le commun se distingue alors du public. Cela apparaît en particulier chez les Stoïciens. Cicéron évoque une justice naturelle qui relie tous les hommes entre eux, supérieure à la justice des lois définies par la cité (cette distinction était déjà présente chez les Sophistes grecs, opposant par exemple justice naturelle, commune à tous les hommes, et justice conventionnelle, justice dont on a convenu dans une cité). Les Stoïciens sont les inspirateurs de l’idée d’un droit international (le jus gentium), et de l’idée moderne de droit naturel s’appliquant à l’humanité entière.
C’est dans ce climat cosmopolitique que le christianisme se développe. Augustin établit une distinction, nouvelle, celle entre cité céleste, qui rassemble tous les hommes, quelles que soient leurs nations d’origine, et cité terrestre, qui s’incarne dans des royaumes, des empires, des cités.
Cette distinction recoupe la distinction entre le monde de la grâce et le monde de la chair.
Le bien de l’âme, à savoir son salut, dépend de la grâce divine, le bien des corps dans la vie mondaine dépend de l’ordre politique, nécessairement imparfait, du fait du péché… Le christianisme introduit, comme on sait, des valeurs personnelles, à savoir la perspective du salut de chacun, de quelque cité qu’il vienne, sur fond d’une communauté universelle de fidèles.
Qu’avons-nous en commun? Notre filiation divine, notre condition pécheresse. Le commun n’est pas tant la nature telle que l’entendaient les Stoïciens, une nature qui se confondait quasiment avec Dieu (Zeus), que notre destinée supranaturelle. Il y a une supériorité de l’homme sur la nature, qu’il est à même de dominer, ayant été créé à l’image de Dieu, comme il est dit en Genèse 1, 26.
Reste que la création est commune aux hommes, que Dieu a donné à l’humanité une nature vivante dont elle peut et doit tirer des ressources communes, et que si domination de l’homme sur la nature il y a, elle est commune à tous les hommes. Le commun de la création est au-delà de tout commun défini par les hommes (le commun d’une cité, d’une nation, d’un empire).
Moyen Âge et Temps modernes
Au Moyen Âge, la notion de public n’a plus l’importance qu’elle avait dans l’Antiquité. Une certaine vie publique est imposée, plus par l’Église que par un pouvoir politique (royal) fort éloigné de la vie de la population. Celle-ci ne se sent guère impliquée, par exemple, par les guerres que peuvent mener les seigneurs et rois entre eux, mais elles peuvent dévaster les campagnes, et, comme l’explique Sylvette Bareau, les gens pouvaient chercher à se réfugier dans des lieux souterrains, en attendant que l’orage des guerres passe.
En revanche, il y a bien une vie communautaire et toute une série de communautés composant au final une société, une nation, aux frontières encore assez indéterminées: communautés villageoises, communauté municipales, communautés des divers corps de métiers (corporations), communautés monastiques… La notion de commun est donc aussi locale, et pas seulement universelle, comme on pouvait l’appréhender à l’époque de l’Empire romain.
La redécouverte de l’importance accordée à une vie publique commune, avec pour modèle la cité grecque ou la république romaine, apparaît à l’époque de la Renaissance avec l’émergence de républiques, en Italie en particulier. Songeons à ce que dit Renée Koch Piettre à propos de l’allégorie du bon gouvernement dans la République de Sienne. Et il suffit de penser à Machiavel, citoyen de Florence, républicain convaincu, qui renoue avec des préoccupations d’une vie politique publique; d’où son commentaire des décades de Tite-Live (Machiavel n’a pas écrit que Le Prince).
C’est aussi l’époque du renforcement de la Royauté, en France et en Angleterre, et de l’émergence de l’État moderne qui donne à nouveau tout son sens à une politique qui ne concerne bientôt plus seulement une caste privilégiée, mais s’impose de plus en plus sur la population, c’est à dire qui monopolise peu à peu la vie publique.
De fait, cela devient le cas à partir de la Révolution française non seulement en France, mais aussi en Europe, avec l’émergence de l’État-nation.
Quel commun entre le privé et le public ?
Avec l’État-nation, le commun a tendance à nouveau à se confondre avec le public. À l’époque de la Révolution, la cité athénienne ou la république romaine redeviennent des modèles, la vertu d’un homme est de se dévouer pour la cité, un bon citoyen se donne entièrement à la République – sans quoi il n’y a pas de véritable démocratie, insiste Rousseau. Avec ce paradoxe que la vie publique est censée être au service de la liberté des individus.
Car c’est ce qui caractérise la modernité à partir du 16e-17e siècles en Europe. Le bien commun est pensé à partir de la poursuite individuelle de son bien privé: de son salut spirituel d’abord, de son bien matériel particulier, ensuite.
On doit prendre en compte ici l’influence de la Réforme: le salut de l’âme n’est pas l’affaire d’une Église instituée, avec à sa tête sa papauté, comme si celle-ci pouvait préfigurer la cité céleste, mais relève d’une relation personnelle du fidèle à Dieu. L’Église n’est là que pour aider le fidèle dans la consolidation de sa foi et de son espérance personnelle.
Mais, dans le domaine politique aussi, c’est le bien privé de chacun qui devient le but de l’association des individus sous l’autorité d’un gouvernement.
Ainsi, selon Hobbes, la soumission à un État fort garantit la coexistence pacifique entre des individus qui, laissés à eux-mêmes, dans l’état de nature, n’ont que le désir d’accroître leur puissance au détriment d’autrui, comme l’illustrent les guerres de religion et la révolution anglaise. La peur de la mort et le désir de sécurité conduisent les individus à une telle soumission.
Du point de vue de la pensée libérale, qui apparaît aussi au 17e siècle, avec Locke en particulier, la liberté individuelle constitue le début et la fin de la société. Qu’est-ce qui est commun aux hommes ? La liberté individuelle, liberté d’opinions et de croyances, dans le domaine spirituel, liberté de poursuivre ses intérêts privés, dans le domaine temporel.
Peut-on faire société avec des individus songeant chacun à son bien privé ? Selon Hobbes, oui, mais seulement grâce à l’autorité d’un État fort, nullement démocratique. Selon Rousseau, oui: dans le cadre d’une démocratie directe stricte. Public et commun pour l’un et l’autre ne font qu’une même chose… au service du privé! Mais ni Hobbes, ni Rousseau ne sont vraiment des libéraux.
Pour un libéral, il y a une sphère de liberté à laquelle l’État n’est pas censé toucher, mais qu’il préserve: la liberté de pratiquer le culte, par exemple (pour Hobbes on pratique nécessairement la religion du souverain); la liberté d’association, la liberté d’entreprise… Il existe des communs privés (communautés associatives, communautés religieuses, communautés ethniques), à distance de la vie publique, ainsi aux États-Unis comme le montre Tocqueville. On peut alors distinguer trois sphères: le commun public, les communs de la société civile, le privé. L’idéal républicain en France, depuis la Révolution et son inspiration rousseauiste, a tendance à gommer l’espace intermédiaire des communs privés, à la différence des États-Unis.
De façon générale, le rôle de l’État, de la politique publique, pour un libéral, est de permettre une coexistence harmonieuse entre les libres poursuites par chacun de ses intérêts privés (individuels, voire communautaires), de sorte que la liberté des uns ne nuise pas à la liberté des autres.
«Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme» (article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789).
Parmi ces «droits naturels de l’homme», il y a en particulier le droit de propriété, «inviolable et sacré» (article 17 de la même déclaration).
C’est l’État, qui, à travers le droit et la garantie de l’exécution du droit, assure la préservation des droits individuels, et protège en particulier le droit de propriété. C’est aussi l’État qui définit le commun qui ne serait pas de l’ordre du privé: par exemple, l’école publique laïque, obligatoire, la santé publique, les transports publics, etc.
Malheureusement, l’évolution de la société capitaliste, avec ce qu’on appelle le néo-libéralisme, est telle que l’État finit par laisser le commun être l’affaire d’intérêts privés, y compris ce qui nous est donné en commun, à savoir les ressources de la nature et du monde vivant. Mais si on regarde bien les choses, le mal est déjà dans la conception libérale originelle du droit de propriété.
(Lire le deuxième volet de l’intervention de Bernard Piettre)
Illustration : Forêt amazonienne à Tena, Équateur, 2015 (auteur Geai, Wikimedia Commons, CC-BY-2.0).