Où donc Dieu s’en est-il allé?
Quel est le rôle des Églises (complémentaires) dans «notre civilisation caractérisée par l’oubli de Dieu»? Comme au temps de Caïn et d’Abel, en appeler «au nom de Dieu» dans un «contexte civilisationnel, sociétal et personnel» où «la confession de foi monothéiste» montre toute son actualité et sa pertinence puisqu’elle est «exclusive des idoles (et en ce sens libératrice) et inclusive des données créationnelles (et en ce sens responsabilisante)».
Texte publié dans Foi&Vie 2022/1.
Cette question résonne différemment selon le lieu où on la pose (1).
Complémentarité des Églises
1. Partons de nos Églises. Prenez votre lieu de vie. J’imagine que la réponse à la question posée sera différente venant par exemple d’une paroisse luthérienne ou d’autres communautés protestantes de tradition réformée voire de bien des communautés catholiques, donc de ce qu’on appelle les Églises historiques d’un côté, et puis des Églises libres, en particulier de type baptiste ou pentecôtiste ou évangélique de l’autre côté. Il y a certes dans les Églises historiques des paroisses vivantes ou qui, avec un nombre faible de membres engagés, sont porteuses de vie, mais d’un point de vue quantitatif, elles sont pour beaucoup d’entre elles soit stagnantes, en tout cas vieillissantes, soit sensiblement en régression et même en forte régression. Toutes les Églises libres ne sont certes pas florissantes mais les Églises des types évoqués (baptiste, évangélical, pentecôtiste) sont en grande majorité en pleine progression, attirant des jeunes, des jeunes couples avec leurs enfants, et façonnent souvent des chrétiens confessants au plan personnel voire engagés au plan public, aux côtés de chrétiens issus des Églises historiques.
Où donc Dieu s’en est-il allé? Des Églises historiques vers les Églises libres, en particulier celles nommées et qui ont une grande force d’attraction et un réel rayonnement?
Il est juste de ne pas éluder cette question. Parlons-en donc!
– Il y a les Églises libres en forte croissance. C’est sans doute juste en partie seulement qu’elles recrutent leurs membres parmi les Églises historiques. Ce qui est vrai, c’est qu’elles attirent du monde que les Églises historiques n’attirent plus. Et comment ne pas nous réjouir de cela? Et nous réjouir de l’expérience du Christ que des hommes et des femmes, des jeunes, des gens venant de ce qu’on appelle les couches populaires, des personnes en perdition, ou en besoin de communauté ou tout simplement en quête, font dans ces Églises? De l’aide que ces personnes y trouvent, de la nouvelle orientation qu’y découvre leur vie, de la communion fraternelle qu’elles y vivent?
– Et il y a les Églises historiques souvent à la peine. Il faut cependant différencier. Il y a telles communautés qui se meurent. Mais il y en a aussi qui attirent, même si c’est autrement que les Églises libres. Vous avez sans doute tels exemples de cela là où vous vivez. Les exemples peuvent être bien différents entre eux. Ce qui peut attirer, c’est ici une prédication substantielle, structurante, éclairante liée à une liturgie travaillée et ouverte sur le monde; c’est là un culte liturgique beau, habité, une célébration de la sainte Cène nourrissante, une prédication peut-être plus simple mais également nourrissante ; ou encore un culte charismatique, avec un accueil chaleureux, des chants vivants de louange qui cimentent un groupe, une prédication d’éveil en même temps que d’approfondissement. Qui voudrait opposer ces différentes formes de rassemblements? Ne sont-elles pas complémentaires?
– L’évidence, c’est que les Églises libres et les Églises historiques représentent deux types d’Églises différents et qui sont largement irréductibles l’un à l’autre; chacun a sa raison d’être. Donc ne pas entrer dans un rapport de force, ne pas combattre l’autre type en absolutisant le sien propre comme s’il était le seul. Il y a aussi, et déjà, dans le Nouveau Testament des types d’Églises différents: l’Église charismatique paulinienne à Corinthe, bien différente de l’Église pétrinienne de Jérusalem, très structurée ministériellement. Les Églises pauliniennes tardives (voyez les épîtres pastorales!) prennent la même évolution; et il y a encore l’Église de type johannique, sans structuration sinon autour de l’ancien Jean. Nous sommes appelés, les uns et les autres, de quelque type que nous soyons, à nous ouvrir à cette diversité, laquelle ne doit pas mettre en cause l’unité au sens de la communion (koinônia), du fait que chaque type est centré sur le Christ et par conséquent sur l’Église du Christ: celle-ci a différentes explicitations. Jésus avait 12 apôtres (il y a aussi les 70 et les 500!), chaque apôtre avait son profil propre. L’important, et cela est décisif, c’est la rencontre, la visitation réciproque, la reconnaissance mutuelle (ce que Luther appelle le mutuum colloquium et consolatio fratrum), l’acceptation de la confrontation mutuelle comme elle s’est faite, à l’occasion d’un différend grave entre Paul et Pierre, lors du synode/concile de Jérusalem selon Actes 15; il s’est terminé par ce qu’on appelle aujourd’hui un consensus différencié («L’Esprit saint et nous-mêmes»!, cf. Actes 15,28). Concrètement, cela signifie en France un partage entre le CNEF et la FPF: non pas le séparatisme ni le communautarisme (qui revient au même), lequel absolutise la propre Église (et ainsi la coupe des autres Églises), absolutise la propre compréhension de l’évangile, comme s’il n’y avait pas quatre évangiles et donc une complémentarité, une plénitude toujours au-delà de toute réalisation particulière, pour belle qu’elle soit! Le maître-mot, face à la menace toujours réelle de la fermeture, c’est certes le discernement des esprits et donc la responsabilité du témoignage mais c’est un discernement – car celui-ci n’est pas possible autrement – dans l’ouverture: Dieu toujours est plus grand, et le monde de Dieu toujours est plus grand! «Soyez vrais dans l’amour», dit l’apôtre Paul (Éphésiens 3,15): vérité et amour unis! La vérité sans l’amour conduit au fanatisme, jusqu’au séparatisme, peut aller jusqu’à tuer, jusqu’à semer la haine ; l’amour sans la vérité conduit à la banalisation, au relativisme, à l’indifférenciation. Les deux vont ensemble! Au nom des deux pris ensemble, s’engager délibérément dans le partage, la rencontre, dans l’interpellation et la correction réciproques. Car «nous sommes les gardiens les uns des autres, les gardiens respectueux et fraternels mais au nom de ce respect et de cette fraternité aussi les gardiens réciproquement critiques – d’une compréhension de Dieu, du Christ, de l’évangile qui construit l’être humain et l’humanité – toute l’humanité – et donc qui ne les détruit pas».
Je pense que pour vivre cela, cette complémentarité, source d’enrichissement, de stimulation, de correction réciproques, un ministère de communion entre les Églises est important, une sorte de Conseil des Églises chrétiennes où on se rencontre entre Églises, où on échange, partage, prie et étudie ensemble. Un ministère d’épiscopè inter-ecclésial. Une dynamique inter-ecclésiale portée par toutes les Églises, toutes parties prenantes !
Oubli de Dieu
2. Pour importante que soit cette question de la coordination entre Églises libres et Églises historiques, on reste entre soi, entre chrétiens, entre Églises. Il y a le risque, et il est réel, de s’enfermer dans le cercle des Églises ; on parle alors d’ecclésiocentrisme, l’Église est son propre centre (nombrilisme ecclésial!). Cela conduit facilement à une exacerbation dans les relations entre les différentes Églises: quand on ne voit que soi-même, comment ne pas voir dans l’autre Église, qui de son côté ne voit que soi-même, une rivale, et réciproquement! Les tensions, et puis les conflits, sont pré-programmés. Où donc Dieu s’en est-il allé? Dans telle Église plutôt que dans telle autre? La question prise ainsi conduit à un esprit de soupçon, de suspicion, de méfiance. Un tel esprit n’est pas celui du discernement mais du jugement, n’est pas constructeur d’Église mais bien plutôt destructeur et de la vérité et de l’amour, n’ouvre pas à l’autre, à l’altérité, à Dieu, aux différentes expressions de l’Église une du Christ mais enferme dans le propre soi, où la respiration étouffe. La diversité des Églises est un défi libérateur pour la tentation de la clôture sur soi et donc du reniement du Dieu toujours plus grand.
Mais il n’y a pas seulement l’ecclésiocentrisme en petit, pour chaque Église donnée dans sa particularité, il y a aussi un ecclésiocentrisme en grand, pour l’ensemble des Églises données. Comme s’il n’y avait qu’elles, les Églises, comme si Dieu, le Christ, l’évangile, les Écritures du Premier et du Nouveau Testament ne concernaient qu’elles, les chrétiens et les Églises! Quel rétrécissement de la foi ce serait! Et quel rétrécissement, quelle non-différenciation de notre perception du monde!
Pensons à notre société. Le fait est que les Églises y représentent, comme dans bien d’autres pays européens mais aussi au-delà, une minorité de plus en plus nette. En France, les Églises libres représentent certes environ 60% du protestantisme mais celui-ci tourne autour du million de membres – peut-être un peu plus – dans la population globale. Et le reste de la société, à côté du catholicisme majoritaire au plan des Églises mais avec elles aujourd’hui minoritaire par rapport à l’ensemble de la population? Il y a les autres religions, dont d’abord l’islam, deuxième religion de France (avec quelque 6 millions, ou plus, de membres), et le bouddhisme, numériquement faible mais appréciable dans son rayonnement; je passe sur d’autres groupes religieux. La France, un pays pluri-religieux! Mais d’abord un pays sécularisé; le sécularisme est la marque de toute la civilisation dite occidentale dominante. Le rapport entre l’État et les religions est défini par la laïcité, donc par la distinction (je ne parle pas de séparation) entre le temporel et le spirituel, disons entre le politique et le religieux. Je parle à ce propos d’une relation – dans le sens d’une solidarité – réciproquement critique entre les deux.
Où donc Dieu s’en est-il allé? Voilà une autre caisse de résonance pour cette question, non plus celle des Églises mais celle constituée par la société ainsi caractérisée de pluri-religieuse et de sécularisée. C’est dans cette perspective que je voudrais maintenant traiter la question posée: Où donc Dieu s’en est-il allé?
Nous vivons dans un monde, une civilisation marquée par l’oubli de Dieu. On parlait de crépuscule des dieux ou encore de désenchantement du monde, pour rendre compte du recul des croyances religieuses. Le fait aujourd’hui est une évidence: Dieu est absent de la conscience générale de nos contemporains. Non seulement les sciences de la nature n’ont pas besoin de ce qu’on appelait l’hypothèse Dieu pour expliquer l’origine et l’évolution du monde mais de manière toute concrète, la plupart de nos contemporains vivent leur vie sans aucune référence à Dieu. Et dans notre civilisation où tout paraît faisable, il n’y a pas de place pour Dieu. Nous n’en sommes certes plus à l’époque de l’athéisme militant de la seconde moitié du 19e et de la première moitié du 20e siècle (Feuerbach, Marx, Nietzsche, Freud). On serait tout à fait à côté de la plaque en voulant partir en guerre contre l’athéisme au nom de la religion, quelle qu’elle soit. L’athéisme n’est plus aujourd’hui une idéologie particulière; il est l’air que nous respirons. Le philosophe Martin Heidegger parlait de l’oubli de l’être; je parle de l’oubli de Dieu. Notre civilisation dominante, compte tenu du fait que les religions n’y sont pas absentes – nous vivons dans une société pluri-religieuse! – est caractérisée en tant que telle par l’indifférence religieuse, et la culture dominante est celle de l’ignorance religieuse.
Comment cet état de choses pourrait-il ne pas concerner les Églises et les chrétiens, d’autant plus que le sécularisme de notre société n’existe pas seulement à l’extérieur de nous! Le sécularisme nous colle à notre propre peau; nous nous y conformons nous-mêmes de bien des manières en tant que croyants. Si nous confessons bien que Dieu est le Seigneur du monde, que signifie cette confession face à l’évidence de l’oubli de Dieu inhérent au sécularisme? Certes, il n’est pas question de nourrir la nostalgie de la société dite chrétienne d’hier ou de citer en exemple les pays musulmans où s’applique la charia. La théocratie, c’est à dire une religion politique, une religion qui détient le pouvoir temporel, ou encore un pouvoir temporel au nom d’une idéologie religieuse, c’est la perversion à la fois de la religion et de la politique. Souvenons-nous en tant que chrétiens de la parole de Jésus devant Pilate: «Mon royaume n’est pas de ce monde» (Jean 18,36). Et de cette autre parole: «Donnez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu» (Marc 12,17). Nous avons là la base biblique de ce qui allait devenir la doctrine des deux règnes: le règne temporel, celui du politique, et le règne spirituel, celui du religieux. C’est là une distinction (non pas une séparation!) fondamentale: si l’État a un pouvoir – un pouvoir coercitif – et si sa responsabilité est d’exercer le pouvoir pour le bien commun, le religieux n’est dans sa vérité que sans pouvoir temporel ou politique. Son pouvoir est spirituel, mais le terme pouvoir est employé là mal à propos; il s’agit bien plutôt d’autorité, comme on disait de Jésus qu’il avait (à la différence de bien des religieux de son temps) de l’autorité (exousia: Marc 1,22, etc.), une autorité spirituelle, on peut aussi dire une efficience spirituelle, dans un sens de libération de toutes les puissances d’asservissement intérieures et extérieures. Le spirituel n’est pas extérieur au temporel; tout au contraire, il rayonne dans le temporel, mais dans le sens de sortir le temporel de son enfermement sur lui-même, de le relativiser: il est (selon l’expression de Dietrich Bonhoeffer) de l’ordre de l’avant-dernier, alors que le spirituel est de l’ordre de la réalité dernière.
Les chrétiens, les Églises: concernés par l’oubli de Dieu qui caractérise notre civilisation, concernés par notre propre oubli de Dieu, et cela à cause de notre foi en Dieu!
Réinvention du nom de Dieu
3. Où donc Dieu s’en est-il allé? Voilà que nous sommes réveillés en tant que civilisation dans notre indifférence théologique, dans notre oubli de Dieu! N’assistons-nous pas à l’ébranlement des fondements mêmes de notre civilisation?
Je ne parle pas tant de la pandémie du Coronavirus: c’est là non pas quelque chose de non important, mais son importance est seconde; la pandémie est l’effet d’autre chose, elle est un symptôme, la cause est autre. La pandémie est une conséquence de la catastrophe écologique et de son implication – la catastrophe climatique –, et cette catastrophe est due à une relation fausse de notre civilisation moderne (l’évolution commence avec l’avènement des temps modernes) et donc de l’humanité occidentale, de nous-mêmes, vis à vis de la nature, vis à vis de notre terre. L’homme, le «maître et le possesseur de la nature», disait le philosophe Descartes, et c’est bien là désigner ce qui est au fondement de la civilisation dominante et qui aujourd’hui est remis fondamentalement en question, non pas par une théorie humaine mais par la résistance de la nature elle-même à son asservissement par l’homme. La catastrophe écologique et climatique qui porte en elle la pandémie comme conséquence (une conséquence, il y en a d’autres, déjà connues et encore inconnues), un jugement immanent, dans lequel l’humanité récolte ce qu’elle a semé : c’est cela un jugement immanent, lequel est donc imputable à l’homme, à notre civilisation moderne. Je parle de ce jugement immanent comme d’un choc pour nous les humains, pour la conscience humaine : un choc du réel, apte à nous réveiller dans notre sommeil dogmatique de civilisation. Ce jugement immanent, ne serait-il pas une parole de Dieu, un rappel, au cœur de l’oubli de Dieu, du Créateur et donc aussi de la qualité de création de la nature?
Il y a, en plus de la catastrophe naturelle, la catastrophe sociétale de la justice, respectivement de l’injustice entre les peuples et dans les peuples entre les catégories sociales, entre les riches toujours plus riches et les pauvres toujours plus pauvres. Elle porte en elle une menace majeure pour la paix, pour la cohésion entre les humains et pour l’humanité même de l’être humain, donc pour la solidarité interhumaine. Elle ouvre à la barbarie dans laquelle peut s’engouffrer à tout moment l’humanité.
Et puis il y a les catastrophes humaines personnelles qui, en notre temps, sont celles de tous les temps et qui prennent en même temps des dimensions nouvelles. Malheur, faute et donc culpabilité, addiction et donc possession par telle puissance à laquelle on s’est livré et dont on est désormais prisonnier.
Le choc du réel peut prendre toutes ces formes, naturelles, collectives, personnelles. Ce choc du réel suscite des angoisses en nous, dans toute l’humanité. Je qualifie la génération présente comme génération du cri. Il y avait les Gilets jaunes, il y a Greta Thunberg et les jeunes qui se sont levés pour la justice climatique, il y a d’autres cris, jusqu’à ceux, aux motivations parfois confuses et contradictoires, pour ou contre les migrants, pour ou contre le passe vaccinal, etc. Ces angoisses et le choc du réel qui est à leur base ne sont-ils pas à chaque fois la porte d’entrée pour une question ultime: celle de la survie de l’humanité, de la justice entre les hommes, du sens de la vie, du salut dans la perdition?… Ultimement, cela ne va-t-il pas dans le sens de la question de Dieu dans laquelle toutes ces questions trouvent leur pleine signification? Dieu se rappelle-t-il à notre mémoire, nous qui l’avons oublié? Mais à chaque fois, le réel doit être traversé, nommé, perlaboré, afin de dégager en lui la question de Dieu en tant que se posant là de manière neuve. Il s’agit par conséquent de prendre la question de Dieu là où elle se pose à nous aujourd’hui: en bas, au plan empirique du vécu, et ainsi en ce qui nous concerne existentiellement, globalement, collectivement et personnellement. Il s’agit de mettre la mémoire du passé, telle qu’elle nous est donnée dans les différentes traditions religieuses et pour nous chrétiens dans la Bible de l’Ancien et du Nouveau Testament, en relation avec ce en bas.
Ici, je voudrais lire avec vous un passage biblique qui peut être éclairant pour notre situation d’aujourd’hui comme je viens de l’esquisser rapidement. C’est à propos de ce passage que je parle de réinvention du nom de Dieu (2). L’évocation de ce passage comporte la question: sommes-nous aujourd’hui aussi dans un contexte d’expérience, de vécu, où nous sommes, en tant qu’humanité, invités à réinventer le nom de Dieu?
Genèse 4,26b: «C’est alors que l’on commença à appeler (crier) le nom du Seigneur».
– Contexte de Genèse 4,26b: le meurtre d’Abel par Caïn raconté au début du chapitre, puis la première civilisation, avec l’évocation des arts et métiers et également la violence qui la caractérisent, mais aussi le surgissement d’une nouvelle génération.
– «C’est alors»: un commencement, dans ce contexte.
– «On commença à crier (qara) au nom.» Balbutiement d’une nomination, d’un nom en gestation dans le contexte – critique – évoqué.
– Le nom crié est celui de YHVH (il s’agit du tétragramme – Yahvé – que le juif pieux ne prononce pas). Le sens de ce nom est seulement donné dans Exode 3: c’est le nom du Rédempteur. De là, YHVH devient aussi, par une sorte de rétrojection jusqu’aux origines du monde, le nom du Créateur (Genèse 2), lequel est désigné dans Genèse 1 par le nom de Elohim.
Certains exégètes proposent de lire le tétragramme: Yahou – «c’est lui»: cela suggère la naissance d’un nom à partir du bas qu’est le contexte mentionné. On peut trouver une sorte de réplique dans l’expérience pascale des disciples dans Jean 21,7: «C’est le Seigneur».
Dans un contexte d’absence de Dieu, d’enfermement du monde sur lui-même, la brèche d’un cri dans l’horizon qui ouvre celui-ci au-delà de lui. Du neuf apparaît, une autre possibilité de vivre, d’être, d’agir. Où donc Dieu s’en est-il allé? De l’oubli de Dieu, en venons-nous, sous la pression des impasses du monde actuel telles qu’elles s’attestent dans les catastrophes mentionnées, à réinventer le nom de Dieu?
Actualité de la confession de foi monothéiste
4. Qu’est-ce qui est en jeu dans le cri de notre génération (comme déjà dans celui évoqué dans le passage biblique lu)? Je vois un double enjeu.
– Le premier enjeu, c’est de savoir si le cri va s’ouvrir à Dieu ou se fermer à lui. Pour comprendre cet enjeu, il est bon de nous rappeler un targum, c’est à dire une lecture/une interprétation du verset lu dans la tradition juive (3). Le voici: «À Seth, il naquit un fils Enosch. C’est là la génération durant laquelle ils commencèrent à se fourvoyer: ils fabriquaient des idoles et ils désignaient leurs idoles du nom de la parole de Yahvé». Là où dans le texte biblique il est parlé du nom du Seigneur, le targum parle d’idoles. C’est là ce qui est en jeu dans le cri: ce cri va-t-il aboutir au nom de Dieu ou va-t-il remplacer les idoles de notre civilisation – l’argent, l’intérêt et le profit, le consumérisme comme implication du productivisme; et puis le pouvoir, la domination sur la nature ou sur d’autres peuples ou catégories sociales ou d’autres humains; le jeu avec la sexualité ou avec la drogue (quelle qu’elle soit) et donc l’addiction à un pouvoir dont on devient l’esclave; bref: l’argent, le pouvoir, le sexe – par des idoles revues, un peu ajustées, autrement empaquetées mais qui restent en fait des idoles? Quel gain alors par rapport au présent? Ce sera en fin de compte du pareil au même, rien de fondamentalement différent et nouveau par rapport à la situation qui suscite le cri. L’enjeu est le suivant: les idoles ou Dieu, Dieu ou les idoles?
Je devrais parler maintenant du sens de la confession de foi monothéiste – du monothéisme – tel qu’exprimé dans le Shema Israël (Deutéronome 6,4): «Écoute Israël, le Seigneur (littéralement) nos dieux le Seigneur un». Le monothéisme n’est pas au sens strict un exclusivisme: il est question ici des dieux (Elohim) – ils désignent les puissances, les autorités, les dominations, les trônes dont parle aussi l’apôtre Paul et qui représentent les lois de la création: nous pouvons dire que les idoles nommées de l’argent, du pouvoir, de la sexualité sont, avant d’être des idoles, des données de la création qui appellent un bon usage; l’idolâtrie consiste à en faire un mauvais usage. Le bon usage est fait de ces réalités créationnelles lorsqu’elles ne sont pas idolâtrées et donc coupées du Créateur qui est aussi le Créateur continu dont nous parlons en parlant du Rédempteur, mais lorsqu’elles sont gérées selon le sens que le Créateur leur a assigné dans sa création et donc dans la responsabilité vis à vis de Dieu en tant que Créateur et Rédempteur. Le monothéisme du Shema Israël, qui est la confession de foi de base d’abord du peuple élu et ensuite, et à sa suite et avec lui, de Jésus et puis, dans sa suivance, des chrétiens et de l’Église, et qui se prolonge à certains égards jusque dans le Coran et donc dans l’islam, reconnaît expressément les données créationnelles mentionnées et les place dans la lumière du Seigneur, du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob qui est aussi le Dieu de Jésus, le Christ: elle rejette l’idolâtrie, c’est à dire le fait de faire de ces données créationnelles des dieux (c’est cela qui se passe dans notre civilisation, qui est une civilisation, à bien des égards, d’idoles) mais le monothéisme biblique ne rejette pas les données créationnelles comme telles (il ne rejette pas l’enfant avec l’eau du bain!) ; il les rétablit dans leur vrai statut de données de la création, et par conséquent elles sont remises à notre usage responsable: nous en sommes responsables devant Dieu et donc aussi devant toute sa création, devant les autres hommes, collectivement et personnellement, et devant nous-mêmes, à savoir devant notre conscience informée et, dans tous ses conditionnements, source de liberté. Nous le voyons: la confession de foi monothéiste est exclusive des idoles (et en ce sens libératrice) et inclusive des données créationnelles (et en ce sens responsabilisante). Pressentons-nous non seulement la pertinence mais aussi l’actualité de la confession de foi monothéiste dans notre contexte civilisationnel, sociétal et également personnel; sa puissance de transformation, de renouveau, de changement non seulement, encore et encore, pour nous chrétiens et les Églises, mais pour toute l’humanité, pour notre société, pour tant de nos contemporains, proches ou lointains?
– L’autre – le second – enjeu, c’est de savoir si les religions d’une manière générale, le christianisme d’une manière particulière vont pouvoir aider le cri qui en appelle au Seigneur, à Dieu, à dépasser la tentation de l’idolâtrie et à advenir dans le sens du nom de Dieu.
Pour ceux et celles d’entre vous qui aimeraient poursuivre la réflexion en ce sens, vous trouverez dans le livre La réinvention du nom de Dieu quelques indications, en relation avec ce qui y est dit sur la transmission en tant que le fait d’une tradition vivante de foi, sur l’interprétation (l’herméneutique) et donc l’actualisation du message biblique, sur la prophétie qui est cette actualisation dans le sens du discernement des esprits et pour autant que celui-ci est donné, mais aussi sur l’accompagnement (de l’ordre de la maïeutique) des personnes et des groupes porteurs du cri, en vue de l’accouchement, à travers le cri et ce qui s’y balbutie, du nom et de son effectivité , de sa puissance créatrice et recréatrice.
En conclusion, je rappelle simplement les différents points que j’ai évoqués en relation avec la question: Où donc Dieu s’en est-il allé?
Dans les deux premières parties, j’ai fait résonner cette question d’abord ad intra, à l’intérieur de nos différentes Églises, et ensuite ad extra, dans le contexte de notre civilisation caractérisée par l’oubli de Dieu. Dans la troisième partie, j’ai réfléchi à ce que peut signifier l’ébranlement de notre civilisation pour la question de Dieu, me référant à Genèse 4,26b qui évoque le jaillissement, dans une situation quelque peu analogue, d’un cri qui en appelle au nom de Dieu. Et dans la dernière partie, j’ai essayé de montrer l’enjeu de ce cri dans notre contexte civilisationnel, sociétal et personnel et donc l’enjeu de la confession de foi monothéiste et l’enjeu de l’autorité – on peut aussi dire la crédibilité – que peuvent avoir l’accompagnement de ce nouveau questionnement de Dieu et le témoignage chrétien et de l’Église chrétienne face à lui.
Illustration: Caïn et Abel (Titien, 1542-44, Santa Maria della Salute, Venise)
(1) Conférence donnée, sur invitation par Dynamique Mulhouse, le 12 février 2022.
(2) Cf. La réinvention du nom de Dieu. Où donc Dieu s’en est-il allé?, Labor et Fides, 2021. C’est là qu’on trouve un développement concernant Genèse 4,26b.
(3) Je dois cette référence à Thierry Legrand, professeur d’histoire des religions à la Faculté protestante de Strasbourg.