Stimuler le pouvoir d’agir des résidents d’Ehpad
Après avoir analysé les raisons qui font des plus de 80 ans l’une des deux tranches d’âge qui s’abstiennent le plus, Maryse Bellucci liste ici des «préconisations» pour faciliter leur vote et surtout inverser la «pression sociale» qui les pousse à se mettre «hors du jeu politique».
Texte publié dans le cahier du Christianisme social Place aux vieux! du numéro 2022/1 de Foi&Vie.
(Lire la première partie de l’article de Maryse Bellucci)
Préconisations
En France, le suffrage universel est très encadré. Des procédures claires veillent à la sincérité du scrutin. La réglementation ne peut pas rester figée face à l’exclusion civique d’une partie de la population, dès lors que cette exclusion résulte d’un état d’empêchement et non d’une conviction personnelle authentique.
Au nom de l’unité nationale qui accompagne le suffrage universel, il conviendrait que le monde politique s’intéresse davantage au citoyen âgé et à l’exercice effectif de sa citoyenneté. Considérer le comportement électoral d’une partie des citoyens en croissance numérique servira au fonctionnement démocratique et au vivre ensemble. Des rapports, des forums et des propositions de lois brandissent la citoyenneté en concept phare, néanmoins un certain flou subsiste au sujet des pratiques électorales des personnes âgées en général. L’exercice de la citoyenneté des personnes les plus âgées devrait être l’objet d’un débat de fond au sein de la société. L’abstentionnisme électoral du citoyen âgé est-il subi ou décidé? La vulnérabilité du sujet âgé doit être explorée dans toutes ses déclinaisons: «Il ne s’agit cependant pas d’une vulnérabilité seulement physique, mais aussi d’une vulnérabilité sociale et symbolique» (1).
Si les difficultés en mobilité sont des facteurs déterminants pour le déplacement des résidents vers les bureaux de vote, les politiques publiques doivent réfléchir sur les solutions favorables à la levée de ce frein. En zone urbaine ou rurale, des moyens adaptés pourraient réduire cette exclusion civique pour les résidents souhaitant voter. Un système de transports collectifs ponctuel dédié à des citoyens âgés ne pouvant pas se déplacer jusqu’aux bureaux de vote, une campagne détaillée sur les procurations, un accompagnement pour que les mandants trouvent aisément des mandataires … autant d’exemples d’initiatives locales à déployer à grande échelle. Réfléchir sur le rétablissement du vote par correspondance, avancer avec prudence sur le suffrage par anticipation, ou sur la mise en place de votes en ligne sont autant d’orientations à explorer. Ces mesures seraient déclinées avec un accompagnement ajusté aux besoins identifiés, afin de garantir leur accessibilité à tous.
L’attention portée sur la citoyenneté du grand âge suppose de traiter parallèlement l’âgisme. Une société gérontophobe freinera toute avancée concrète sur ce thème. Le préalable consistera déjà à lever un déni: «L’âgisme est une discrimination pas toujours repérée dans notre société» (2). Il conviendrait que l’action sociale et médico-sociale réinterroge le sujet de la citoyenneté à partir d’une évaluation préalable de son effectivité dans les dispositifs qui composent ce secteur dont relèvent les Ehpad.
La tendance constatée au sein de la population résidente en Ehpad est similaire à celles des populations handicapées et/ou en situation de précarité sociale. Ces publics votent moins que d’autres et cet abstentionnisme est majoritairement de type hors du jeu politique. Ces usagers exercent peu leur citoyenneté, comme si la présence de ce concept dans l’arsenal réglementaire suffisait à penser que l’objectif est atteint.
La mise en accessibilité de l’ensemble des bureaux de vote aux personnes en mobilité réduite est effective depuis 2005. Cette accessibilité est utile uniquement pour ceux qui ont déjà décidé d’aller voter. Olga et Joseph évoquent leurs problèmes de mobilité. S’extraire d’un Ehpad en fauteuil serait donc plus difficile que d’accéder à un bureau de vote? En France, le suffrage universel se déploie de façon assez simple. Cependant, une information sur l’organisation du vote en France est préconisée en particulier à destination des directions d’Ehpad. Lors des entretiens, j’ai constaté que la majorité des enquêtés (directeurs et résidents) ont une connaissance imparfaite de certains aspects du suffrage universel (procurations, domiciliations, cartes électorales…). La confiance en soi s’appuie également sur une compréhension d’un contexte.
Les formalités administratives pour conserver l’effectivité de droits civiques lors d’un mouvement résidentiel domicile-Ehpad peuvent présenter un intérêt mineur pour le citoyen âgé. L’admission dans un établissement pour personnes dépendantes marque le début de l’ultime partie d’une existence: «Ainsi, quitter son ’chez soi’, ce serait y perdre ‘de soi’, voire parfois ‘tout perdre’ comme en témoigne le fort taux de mortalité durant les premiers mois de l’institutionnalisation» (3). Un avenir réduit qui réorganise les priorités individuelles du présent et qui peut reléguer l’exercice du droit de vote à une place secondaire. Le point de vue général du résident sur le monde se rétrécit sur son autonomie, sa santé, sa vie en institution, sa fragilité et sa vulnérabilité.
Néanmoins, afin que chaque citoyen âgé puisse décider de voter ou de s’abstenir, il faut veiller déjà à son inscription sur la liste électorale auprès de la mairie de sa résidence. Une inscription non réactualisée participe au retrait du sujet âgé du jeu électoral, il devient administrativement hors du jeu politique à son insu. L’accès aux urnes pour les résidents protégés (4) n’est pas fluide, ne semble pas être une avancée concrète en Ehpad. Le partenariat en place entre ce type d’institutions et les services délégués aux mesures de protection juridique ne couvre que très rarement la question de l’exercice du droit de vote.
L’idée d’accueillir des candidats ou des représentants de partis politiques à l’échelle locale afin que des échanges s’établissent entre deux mondes éloignés peut soutenir l’exercice de la citoyenneté des résidents. De façon extrêmement encadrée par la nécessité de veiller à la sincérité d’un scrutin, cette démarche offre l’occasion d’échanger sur les différents programmes en lice et de recenser in situ la parole de citoyens âgés. Ensuite, ces derniers seront effectivement éclairés pour voter ou pour s’abstenir.
Le Conseil de vie sociale (5) peut jouer un rôle sur le thème de la citoyenneté. Les résidents (ou leurs proches) les plus impliqués dans la vie de l’institution peuvent exercer une fonction de leader afin que chaque élection constitue un moment opportun pour que des échanges, des réflexions, des choix individuels émergent sur la gouvernance de la ville, du pays ou d’institutions publiques. L’action de pairs aidants est également une ressource à mobiliser en se rapprochant, par exemple, d’associations de type auto-support (6).
Le secteur gérontologique peut être innovant, l’installation d’un bureau de vote au sein d’un Ehpad est matériellement possible. Joseph, résident, le propose. Karène, directrice, pense que c’est possible. Si la réglementation soutient ce type d’innovation, les services compétents sur l’organisation des élections sauront déployer un espace de vote dans les conditions optimales (sécurité du scrutin et du public).
L’approche psychologique est de toute évidence une ressource importante et complémentaire. Il s’agit d’aider les résidents à s’émanciper du poids de la pression sociale liée à leur âge pour les aider à rétablir progressivement une confiance en eux. Ce bienfait individuel dépasse le cadre du droit de vote en apportant une résistance individuelle aux effets de l’âgisme sur le psychisme d’une personne très âgée.
La majorité de ces préconisations peut être mise en place de façon simple sans nécessiter de moyens supplémentaires. À l’échelle d’un Ehpad, il conviendrait de traduire en plan d’actions ce que les textes prévoient au moment où arrivent de nombreux baby-boomers. Leur profil socio-culturel bousculera-t-il la notion de droit ? Leurs attentes seront peut-être influencées par leur capacité de mobilisation, comme lorsqu’ils avaient 20 ans environ en mai 1968…
L’abstentionnisme d’une partie de la population est un problème à considérer à l’échelle de la société, en explorant les ressorts de ce fait social. D’une façon générale, au-delà des risques corrélés à un repli civique en hausse dans une démocratie, ignorer cet abstentionnisme électoral reviendrait à cautionner une société injuste en fragilisant l’équité des rapports politiques entre les citoyens. Les connaissances sur la participation citoyenne du grand âge augmentent progressivement. A ainsi été créé «un groupe de travail associant des universitaires français et des chercheurs étrangers pour élucider le décrochage civique des très âgés» (7).
Si la dimension universelle du suffrage perd de sa force avec l’avancée en âge, comment faire société avec une partie de la population qui ne s’exprime plus sur l’évolution politique du pays? Comment vivre et vieillir vraiment ensemble si les aînés ne participent plus ou très peu aux élections? Au sein de la population la plus âgée, une nouvelle norme sociale se construit, celle qui consiste à délaisser son droit de voter, de s’exprimer, d’agir en homme capable (Paul Ricœur) et de donner son avis. Le déclin d’une citoyenneté s’explique aussi par le déficit d’intégration d’une communauté dans une société.
Un Ehpad présente-t-il les caractéristiques d’une institution totale telle que décrite par Erving Goffman, c’est à dire «un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse» (8)? Considérer le sujet du vote en Ehpad en évoquant concrètement l’expression citoyenne des résidents revient à respecter un symbole fort: «Goffman parlera des ‘fondements cérémoniels du moi’ pour désigner ces moyens indispensables à l’affirmation de soi et des autres comme moyens respectables. L’institution totale rend donc impossibles les menues cérémonies par lesquelles s’exprime et en même temps se constitue la valeur du moi» (9).
Ce travail démontre qu’un Ehpad peut être à la fois un espace de rupture en citoyenneté effective et, a contrario, pourrait devenir un contexte performant pour rétablir ou maintenir une expression politique. L’objectif visé est celui de «restaurer le mouvement» (10) d’un public âgé, en stimulant son pouvoir d’agir: «Seule l’action est médiatrice, surtout pour des gens qui ont détérioré leur rapport à l’action» (11). Le pouvoir d’agir d’une personne âgée peut être minoré par une série de données personnelles: les effets de l’âge, d’une perte d’autonomie, d’une baisse d’énergie, de sa santé et/ou de son institutionnalisation. Le regard social, source d’un processus de stigmatisation, annule ou réduit fortement l’exercice de la citoyenneté pour le sujet âgé. La stimulation de ce pouvoir est parfois nécessaire pour que l’action individuelle se rétablisse.
La promotion de la citoyenneté des résidents en Ehpad ne se prescrit pas. Une consigne verticale ne suffit pas à régler le problème d’un abstentionnisme électoral. Dans un contexte d’âgisme, stimuler le pouvoir d’agir de résidents est une option à retenir par sa dimension qui dépasse la question du vote: «Car l’intégration des stéréotypes sur le vieillissement par la personne âgée ouvre la voie à un processus de désengagement de sa part, contribuant à renforcer ces stéréotypes» (12). La liberté du résident-citoyen, pour garantir la sincérité d’un scrutin, borde le plan d’actions qui agit effectivement en faveur des droits civiques des résidents d’un Ehpad. Cette préoccupation sur l’exercice effectif de la citoyenneté de ces résidents peut apporter un peu de futur, même si le grand âge réorganise les priorités du présent. La conquête ou le maintien d’une autonomie, celle qui décline avec le temps, est un enjeu important. Étymologiquement, le terme autonome signifie source de sa propre loi.
Cette enquête dépasse le cadre du sujet de la bientraitance et interroge in fine toute la philosophie de l’accompagnement pluridisciplinaire proposé en Ehpad. Le suffrage universel demeure la pierre angulaire de la citoyenneté et le bulletin de vote d’un résident conserve la même valeur que celle de chaque membre du corps électoral. Si le résident est un abstentionniste volontaire, ce choix personnel est sans objet, il ne concerne pas l’institution mais la sphère politique. Au nom de l’égalité républicaine, accompagner une population devenue vulnérable avec le temps revient à l’aider à se questionner encore sur son rôle de citoyen. L’exercice de la citoyenneté représente un liant social puissant et participe à un sentiment d’appartenance à une société accessible à chacune et chacun, et ceci indépendamment de son âge.
Au-delà de l’acte retenu (voter ou s’abstenir), apparaît une conception forte de l’humain. Celle qui, dans ce contexte, entretient la capacité d’une personne vulnérable à émettre un avis sur la cité, en insistant sur son statut de personne et pas seulement sur celui de vieillard dépendant. L’arrivée massive de baby-boomers à court terme en Ehpad participera peut-être à un changement de paradigme et sortira avec efficience l’expression citoyenne des résidents d’un angle (presque) mort.
«La souffrance n’est pas uniquement définie par la douleur physique, ni même la douleur mentale mais la diminution, voire la destruction de la capacité d’agir, du pouvoir faire, ressenties comme une atteinte à l’intégrité de soi» (13).
Maryse Bellucci est directrice d’un établissement sanitaire et social et formatrice. Elle présente ici les résultats d’une enquête de terrain réalisée dans le cadre d’un mémoire de Master en Économie et Gestion de la santé – Management stratégique des services et établissements pour personnes âgées, sous la direction de Pierre-Olivier Monteil. Université Paris Dauphine-IRTS (2021).
Illustration: Page du livret thématique «Construire un service public de la dépendance» téléchargeable sur le site de campagne de Jean-Luc Mélenchon pour l’élection présidentielle de 2022.
(1) Erving Goffman, Les rites d’interaction, traduit de l’anglais par Alain Kihm, Éditions de Minuit (Le sens commun), 1974, p.188.
(2) Pascal Champvert, Conférence inaugurale de la promotion M2SEPA-7. Dauphine PSL, IRTS, 16 mars 2021.
(3) Enguerran Macia, Gilles Boëtsch et Nicole Chapuis-Lucciani, Relations entre l’estime de soi et l’état de santé «objectif» des aînés, BMSAP (Bulletins et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris), 2008/3-4, pp.189-204.
(4) Selon le rapport du Défenseur des droits Les droits fondamentaux des personnes âgées accueillies en EHPAD (2021), «28 % sont sous régime de protection juridique des majeurs» (p.4).
(5) Il s’agit d’une instance d’expression des usagers. Ce conseil est obligatoire depuis la loi du 2 janvier 2002 dans tous les établissements sociaux et médico-sociaux.
(6) Par exemple le Conseil National autoproclamé de la Vieillesse (CNaV).
(7) Béatrice Jérôme, Les personnes âgées votent massivement en début de retraites mais s’abstiennent à partir de 80 ans, Le Monde, 6 mars 2020.
(8) Erving Goffman, Asiles. Études sur la condition des malades mentaux, traduit de l’anglais par Liliane Lainé, Éditions de Minuit (Le sens commun), 1968.
(9) Jean Nizet et Nathalie Rigaux, La sociologie de Erving Goffman, La Découverte (Repères), 2005.
(10) Yann Le Bossé, «Ils ne savent pas qu’ils savent», rencontre publique, YouTube, 20 octobre 2015.
(12) Françoise Lozier, Services d’aide aux personnes âgées, ou services à la personne? Recherches en communication, n°32.
(13) Philippe Svandra, Repenser l’éthique avec Paul Ricœur, Recherche en soins infirmiers, n°2016/1 (124), pp.19-27.