La décision
Une juge antiterroriste qui doit décider de la mise en liberté d’un jeune homme revenant de Syrie. Le dernier roman de Karine Tuil met en scène un face à face entre scrupule, écoute, haine et manipulation.
Un texte publié par le blog de l’Aumônerie protestante des prisons.
Karine Tuil est une romancière, dont les livres ont pour thèmes les contradictions des individus et de la société, et en proposent une lecture sans complaisance. Après Les Choses humaines, couronné par plusieurs prix, La Décision est son second roman consacré à la Justice (1). En 2016, la juge antiterroriste Alma Revel doit se prononcer sur le maintien en détention d’un jeune homme suspecté d’avoir rejoint l’État islamique, en Syrie.
Le lecteur découvre cette fonction spécialisée et méconnue du pôle d’instruction antiterroriste, dont les membres soumis à de rudes contraintes savent qu’une erreur d’appréciation de leur part risque d’entraîner des victimes en nombre. Le quotidien de ces magistrats est soumis à une pression constante et ils ont l’obligation de vivre sous protection policière permanente. La juge Revel, 49 ans, exerce une responsabilité de coordination de ce pôle antiterroriste. Son histoire familiale lui a fait connaître, enfant, les visites au parloir de la prison. Son père a suivi Pierre Goldman, intellectuel persuadé que l’engagement politique passait par la lutte armée. Accusé de meurtre puis acquitté, Goldman sera assassiné en pleine rue. Le père d’Alma Revel va sombrer dans le banditisme pur et sera incarcéré 11 années. Qui se souvient aujourd’hui du talentueux et émouvant récit de Marie Chaix, née en 1942, décrivant ses visites de petite fille au parloir de Fresnes où son père, Albert Beugras, collaborateur notoire, fut emprisonné jusqu’en 1954?
Par conviction, la juge Revel est très attachée à accomplir sa difficile mission, dans le respect des droits des personnes détenues. Elle a été une lectrice attentive et passionnée du philosophe Michel Foucault, de ses textes sur la prison, sur l’avènement d’une société de surveillance.
La juge doit décider du sort d’un garçon de 22 ans, Kacem, parti en Syrie avec sa jeune épouse convertie de 20 ans et enceinte. Le couple est arrêté au retour, l’épouse est placée sous contrôle judiciaire et le mari incarcéré. Kacem se présente constamment comme ayant commis une erreur de jeunesse, pensant qu’il pourrait vivre dans un environnement religieux conforme à sa foi musulmane. Il répète sans cesse ne pas être un combattant, mais avoir souhaité venir en aide, à titre humanitaire, à la population martyrisée en Syrie. Il n’a qu’un souhait: pouvoir reprendre sa vie, avec son épouse et son jeune enfant. À chaque interrogatoire, il excipe de sa parfaite bonne foi, de sa qualité de non belligérant n’ayant jamais porté une arme, ni participé à un acte de guerre, ou torturé des prisonniers. La mère de Kacem ne croit pas que son fils était un combattant, pour elle c’est impossible, elle répond à la juge: «Non, non, mon fils ne ferait pas de mal à une mouche…»
Les informations dont dispose la juge sur la vie du couple en Syrie sont incomplètes et fragmentaires. Le rapport de l’Administration Pénitentiaire brosse le portrait d’un détenu calme, de l’absence de prosélytisme radical, et d’un comportement respectueux vis à vis des personnels de surveillance. Seul bémol, la demande d’un codétenu de changer de cellule car Kacem cherchait à l’endoctriner. Lorsque l’on lui présente des propos échangés avec sa jeune femme, saisis sur son portable et admiratifs de l’État islamique, sa volonté affichée de partir en Syrie pour combattre, il répond toujours: «J’étais très jeune, exalté, c’était comme un jeu avec ma femme pour faire le malin, lui montrer que j’étais un vrai homme». Kacem se dit terrorisé par ce qu’il a vu en Syrie et soutient avoir fait semblant d’accepter de revenir en Europe pour commettre une action violente, uniquement pour sauver sa peau et celle de sa famille. «Je me suis dit que j’étais chez les barbares, j’ai voulu fuir ce cauchemar après avoir assisté à des scènes horribles à Raqqa». Il affirme qu’il a grandi, changé: «J’ai gâché ma vie en partant et je ferais n’importe quoi aujourd’hui, pour revenir en arrière et réparer mon erreur. J’ai envie de reprendre ma vie avec ma femme et mon enfant. Je suis même content d’être allé en prison. Il faut être responsable de ses actes et de sa façon de penser».
L’Histoire redevient tragique
La juge finit par prendre la décision de faire droit à la demande de libération avec placement sous bracelet électronique, formulée par l’avocat du détenu. La juge se souvient de son père abimé par la prison, elle craint que la prolongation de la détention puisse conduire à l’embrigadement de Kacem ou à sa destruction psychologique. Lorsqu’il apprend la décision de le libérer, le jeune homme explique rêver d’un nouveau départ avec sa famille pour profiter de la vie. Ce pourrait être la fin du roman, en laissant au lecteur découvrir le délitement du couple de la juge et sa relation avec un acteur, très présent professionnellement dans le dossier… Mais très vite: l’attentat. L’Histoire redevient tragique. La douleur des familles de disparus, 12 morts, 20 blessés dont 11 dans un état grave. L’incompréhension de l’opinion en apprenant que l’auteur venait d’être libéré. Une fusillade dans une discothèque de la capitale fréquentée par de nombreux jeunes.
Très vite, la juge est informée que le bracelet électronique de Kacem ne répond plus. Elle apprend que sa fille, présente sur les lieux du drame, est sauve, mais que son compagnon, secrétaire de la conférence du stage, promis à un bel avenir au Barreau est décédé. La juge appartient dès lors également au groupe des familles de victimes. Kacem, retranché sur les lieux de l’attentat, dialogue avec le négociateur de la police: il est heureux d’avoir réussi à berner la juge, assume et revendique totalement ce qu’il a fait. Son seul regret, ne pas avoir fait encore plus de victimes… Il considère qu’il a accompli son devoir: «Sachez qu’en face de vous, il y a un homme qui n’a pas peur de la mort, qui aime la mort comme vous aimez la vie». Il se félicite d’avoir mis en action le principe de dissimulation pour tromper l’ennemi, le mécréant. Un concept existe dans la religion musulmane connu sous le nom de taquiya (sous plusieurs orthographes), recommandant la prudence au fidèle en l’invitant à dissimuler sa croyance en cas de danger. Peut-il s’appliquer dans ce contexte d’action offensive? Le droit de se taire prévu par la loi du 27 mai 2014, conforme à la jurisprudence de la CEDH, est reconnu à toute personne soupçonnée ou jugée.
Il est impossible pour la juge Revel de poursuivre sa mission, elle cesse d’exercer cette fonction spécialisée. Elle faisait son affaire des insultes, voire des menaces sur sa vie, habituelles dans son exercice professionnel au pôle antiterroriste, mais on ne s’habitue jamais à la haine, dit-elle. La haine d’un pays exprimée par des personnes qui y sont nées pour un grand nombre d’entre eux, y ont souvent grandi, lui est totalement incompréhensible. Ce roman favorise une réflexion nécessaire sur ce sujet si sensible pour l’avenir de nos sociétés.
Illustration : après la bataille de Raqqa en 2017 (Voice of America).
(1) Karine Tuil, Les choses humaines, Gallimard (collection blanche), 2019, Folio n°6887, 2021; La Décision, Gallimard (collection blanche), 2021.