Accompagner la vie
Pour Annick Vanderlinden (interrogée par Jean-Luc Gadreau pour Solaé), être aumônier des hôpitaux, c’est travailler à «une sorte de carrefour entre la vie et la mort» où «on rencontre des personnes dans leur fragilité, dans leur vulnérabilité» et où donc on se confronte «à sa propre impuissance». Mais c’est surtout «un échange» à un moment où ces personnes «changent souvent de représentation et se découvrent différentes».
Écouter l’émission Solaé Le rendez-vous protestant (1er novembre 2021, présentée par Jean-Luc Gadreau et réalisée par Delphine Lemer).
Jean-Luc Gadreau: Dans l’Église catholique, la Toussaint, c’est la fête de tous les saints, c’est-à-dire de tous les croyants, non seulement ceux qui sont morts mais aussi les vivants. Finalement, c’est une fête plutôt joyeuse et tournée vers la vie et ce n’est que le lendemain, le 2 novembre (toujours pour les catholiques), que l’on a créé un jour de mémoire des défunts. Cela m’intéressait de traiter le rapport entre vie et mort et c’est pourquoi j’ai choisi d’inviter Annick Vanderlinden, aumônier protestant aux hôpitaux universitaires de Strasbourg. En vous recevant, Annick Vanderlinden, c’est un grand et beau voyage qui nous est proposé car vous êtes de nationalité suisse et belge, vous êtes née à Londres et vous travaillez à Strasbourg!
Annick Vanderlinden: Effectivement, je suis née à Londres – mon père était pasteur à l’Église française à Londres – puis mes parents sont partis en Suisse. J’ai grandi en Suisse, j’y ai fait toutes mes années scolaires ainsi qu’à la Faculté de théologie protestante à Genève, puis j’ai fait un peu de philosophie à Strasbourg. Enfin, je suis revenue en Suisse, à Neuchâtel, où j’ai habité quelques années avant de repartir pour Strasbourg à partir de 2009.
Comment Dieu nous voit
Jean-Luc Gadreau: On le comprend, vous avez fait d’assez longues études qui vous ont permis d’être titulaire d’un doctorat en théologie pratique et en philosophie de la religion. D’ailleurs, personnellement, je trouve passionnant votre sujet de thèse sur la question du regard (1). Est-ce que vous pouvez nous en dire quelques mots, même si ce n’est pas la thématique de l’émission à proprement parler?
Annick Vanderlinden: Mon travail partait d’une question que je me suis souvent posée et qui est peut-être liée à une éducation chrétienne, à ces représentations où l’on dit volontiers que Dieu nous voit. Je m’étais posée la question de comment comprendre ce regard de Dieu qui est posé sur les êtres humains. On le trouve d’ailleurs dans des mentions bibliques où plusieurs expressions mentionnent ce regard de Dieu.
Jean-Luc Gadreau: On le voit aussi dans la peinture, très souvent.
Annick Vanderlinden: Absolument. En tout cas dans l’iconographie chrétienne. C’est un peu différent dans les autres traditions et, du coup, je me suis demandée comment est-ce qu’on pouvait comprendre cette expression aujourd’hui, à une époque où, finalement, l’accent est beaucoup placé sur la visibilité et sur le fait qu’on vive les uns sous le regard des autres. Dans le cadre de ma thèse, j’ai effectivement mené une réflexion à la fois en philosophie de la religion – en m’appuyant notamment sur les travaux de Jean-Paul Sartre – et en théologie pratique, avec toute une partie réflexive sur la liturgie.
Accompagner ces périodes charnières
Jean-Luc Gadreau: Et puis, quelques années plus tard, on vous retrouve aumônier protestant aux hôpitaux, avec également divers engagements, notamment auprès de la Commission nationale de l’aumônerie des établissements de santé et médico-sociaux de la Fédération protestante de France, ou en tant que membre du conseil de la Faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg. Comment s’est dessinée cette orientation de ministère?
Annick Vanderlinden: Quand j’ai commencé la Faculté de théologie à Genève, j’ai eu au cours de ma première année d’études un séminaire à l’hôpital. Le professeur de théologie pratique avait décidé de donner son cours en tandem avec une aumônier d’hôpital de l’hôpital de Genève, et il donnait son cours sur place. Puis, nous avons eu un cours sur ce qu’on peut appeler le dialogue pastoral ou la cure d’âme. Il y a plusieurs termes mais aujourd’hui on parlerait plutôt d’accompagnement spirituel ou d’accompagnement religieux à l’hôpital. Par la suite, quand je suis arrivée à Strasbourg en 2009, j’ai eu l’opportunité de faire un stage de 6 mois dans les cliniques Sainte-Barbe et Sainte-Anne, avec une formation à l’écoute. Cette envie d’être présente ou d’exercer ce ministère-là, à l’hôpital, s’est confirmée et j’ai été engagée par l’hôpital en tant qu’aumônier protestant aux hôpitaux universitaires de Strasbourg en 2010.
Jean-Luc Gadreau: Vous avez donc été directement embauchée par l’hôpital?
Annick Vanderlinden: C’est ça. Il n’y a pas beaucoup d’aumôniers qui sont directement engagés par les hôpitaux.
Jean-Luc Gadreau: Souvent il sont envoyés par la Fédération protestante, par exemple, ou une Église.
Annick Vanderlinden: Voilà. Du côté de la région Grand-Est, c’est plutôt l’UEPAL qui, dans la majorité des cas, met à disposition des aumôniers dans les hôpitaux et les maisons de retraite. Mais il y a quand même quelques aumôniers, dont je fais partie, qui sont payés par les hôpitaux.
Jean-Luc Gadreau: On ressent assez clairement une tension qui s’exerce très naturellement entre vie et mort. Dès que l’on effleure le sujet de la mort, on en revient toujours à la vie. Vous qui êtes aumônier protestant aux hôpitaux c’est aussi ce que vous expérimentez?
Annick Vanderlinden: Je vois souvent l’hôpital ou les personnes que j’y rencontre comme étant à une sorte de carrefour entre la vie et la mort, ou entre des instincts de vie et des instincts de mort (d’autres parleraient de pulsions de vie et de pulsions de mort). C’est vrai que quand les personnes sont hospitalisées, qu’il s’agisse des personnes elles-mêmes ou des proches qui les accompagnent, il y a tout un tas d’angoisses et de peurs qui sont liées à l’incertitude de ce que la personne va devenir. Est-ce qu’elle va s’en sortir, est-ce qu’elle ne va pas s’en sortir et comment elle va s’en sortir? Est-ce qu’elle va pouvoir rentrer ou non et dans quelles conditions? Il n’y a pas d’un côté la vie et de l’autre la mort comme étant la fin de la vie mais il y a aussi tous les deuils successifs, toutes ces petites morts au cours d’une vie auxquelles nous sommes confrontés et que nous devons essayer de traverser avec les ressources dont nous disposons. Et peut-être que les aumôniers peuvent justement accompagner ces périodes charnières où la tension entre vie et mort est palpable.
Appeler les aumôniers assez tôt
Jean-Luc Gadreau: On s’imagine que ces aumôniers dans les hôpitaux sont là pour accompagner la mort de celui qui s’en approche, et puis accompagner cette mort du côté de ceux qui restent. Finalement, ce serait plutôt accompagner la vie?
Annick Vanderlinden: Vous avez tout à fait raison de le souligner. On essaye d’ailleurs de se distancier de ces représentations parce que, justement, il y a une image qui colle à la peau des aumôniers protestants – qui est plutôt tributaire, d’ailleurs, des représentations d’aumôniers catholiques – c’est qu’on appelle l’aumônier dans les derniers instants de vie, pour donner ce qu’on appelait autrefois les derniers sacrements ou l’extrême-onction. D’ailleurs, les catholiques n’en parlent même plus eux-mêmes puisqu’ils parlent de sacrement des malades. Mais la représentation ou ces représentations-là demeurent et c’est vrai que, trop souvent à mon sens, nous sommes appelés en dernier instant pour accompagner le décès d’une personne et accompagner la famille. Du côté de l’aumônerie protestante, on essaie vraiment de défendre cette idée qu’il faut appeler les aumôniers assez tôt et les appeler de telle façon qu’on puisse accompagner les personnes parce que ce qu’on accompagne, c’est moins la mort que tous ces débuts de vie.
Jean-Luc Gadreau: Quel est le rôle, précisément, d’un aumônier dans un hôpital? Je suis sûr qu’il y a encore un certain nombre de nos auditeurs qui ne savent pas qu’il y a dans les hôpitaux des aumôniers disponibles auxquels on peut faire appel.
Annick Vanderlinden: Les aumôniers sont présents dans les hôpitaux et aussi dans des maisons de retraite ainsi que dans divers établissements de santé pour accompagner des personnes hospitalisées. Le rôle principal et premier des aumôniers demeure les visites aux personne hospitalisées mais aussi les accompagnements des familles et des proches. Ça, c’est vraiment l’essentiel de notre activité.
Jean-Luc Gadreau: Et comment fait-on pour faire appel à un aumônier?
Annick Vanderlinden: On peut faire appel à un aumônier directement. Soit la personne hospitalisée, soit la famille, soit les paroisses où les communautés peuvent indiquer des personnes qui sont hospitalisées. Nous travaillons aussi beaucoup en collaboration avec les équipes soignantes et les équipes médicales et, là aussi, il y a tout un partenariat qui est développé et qui permet d’accompagner des personnes qui n’ont pas forcément demandé ou souhaité la présence d’un aumônier de façon explicite mais auxquelles nous avons la possibilité de venir nous présenter pour les informer que, si elles le souhaitent, elles peuvent bénéficier de la présence d’un aumônier durant leur temps d’hospitalisation.
Jean-Luc Gadreau: Y a-t-il parfois des cultes dans les hôpitaux?
Annick Vanderlinden: Suivant les établissements, il y en a, en particulier dans les maisons de retraite mais aussi dans certains hôpitaux. Dans l’hôpital où je travaille (c’est un grand CHU), on s’est vite rendu compte que les cultes n’étaient pas tout à fait adaptés à la situation de l’hôpital ni aux besoins des personnes hospitalisées et on a préféré concentrer notre action en se rendant au chevet des personnes et en répondant à la demande de temps de recueillement, qui sont beaucoup plus individualisés que des cultes collectifs, offerts à tous.
Cette expérience de la fragilité
Jean-Luc Gadreau: Je partage avec vous la parole de quelques-uns de vos collègues qui échangent sur ce qu’ils vivent et notamment sur la notion d’accompagnement. Ces témoignages sont issus du documentaire Au chevet des malades (2).
-Bénévole 1: Dans une situation de visite, qu’est-ce qu’on ressent? Est-ce que c’est difficile de toquer à une porte où quelqu’un nous attend qu’on ne connaît pas? Comment est-ce qu’on se présente? Voilà… tout ce qui se joue à ce moment-là.
-Aumônier: On apprend d’abord beaucoup soi-même lorsqu’on rend visite à une personne en milieu hospitalier. Et quand on ressort de la chambre, on est peut-être un petit peu frustré parce qu’on ne sait pas ce qu’on a apporté à cette personne. Il faut accepter cette frustration.
-Bénévole 2: Moi, je ne suis pas frustrée parce que maintenant tout le monde dit «C’est bien ce que vous faites, merci Madame». C’est vraiment des remerciements profonds, ça me fortifie.
-Bénévole 3: J’ai découvert plusieurs choses: la fragilité et la faiblesse des autres, d’abord. Et en même temps, ma propre fragilité, ma propre faiblesse. C’est parfois un enfant qui se trouve dans un service et qui vous dit: «En octobre, je vais faire ceci et cela». Et après, l’infirmière de passage nous dit: «En octobre, il ne sera plus là». Et ça, c’est très, très difficile. Il faut connaitre nos limites.
-Bénévole 1: Ce que nous partageons dans nos groupes, c’est cette fragilité qui est aussi une richesse. J’aime cette phrase qui dit que là où c’est un tout petit peu fragile, fêlé, c’est là où la lumière peut passer. Et cette expérience de la fragilité, dans son sens positif et riche, c’est cela qu’on met ici en commun, c’est de cela qu’on parle entre nous.
Un partage de questions
Jean-Luc Gadreau: Est-ce que chez vous ça se passe aussi comme dans ce témoignage entre cet aumônier et son équipe de bénévoles?
Annick Vanderlinden: Oui, absolument. Là où je travaille, nous sommes aussi une équipe d’aumôniers. Je travaille avec deux collègues et c’est vrai que l’échange entre nous est particulièrement important dans la reprise de ce qu’on peut vivre et expérimenter à l’hôpital et dans les rencontres qu’on peut faire. Parce que, effectivement, il y a cet inconfort: on rencontre des personnes dans leur fragilité, dans leur vulnérabilité. Partager quelque chose de ça, au fond, c’est se confronter à sa propre impuissance et prendre l’impuissance de l’autre dans la figure.
Jean-Luc Gadreau: C’est quelque chose qui bouscule. Cet accompagnement, dans une société laïque, multiculturelle, pluri-religieuse, dans laquelle les références chrétiennes ne sont pas ou plus forcément connues ni partagées, de quel ordre est-il? On est dans le domaine du spirituel, du religieux, de l’existentiel?
Annick Vanderlinden: Pour moi, le rôle de l’aumônier est majoritairement de proposer un accompagnement existentiel. On a quelques demandes religieuses mais qui sont de moins en moins fréquentes, et c’est vrai que cela reste plutôt lié à des accompagnements de fin de vie.
Jean-Luc Gadreau: Oui, peut-être que se manifestent, à ce moment-là, des questionnements plus profonds, touchant au religieux.
Annick Vanderlinden: Et peut-être aussi qu’il y a ce besoin d’un accompagnement qui fasse appel à quelques moments rituels, à quelque chose qui soit un peu ritualisé. Là, on se souvient des grands textes de la tradition ou de l’importance d’avoir un aumônier à ses côtés pour pouvoir organiser une célébration ou un temps de recueillement qui puisse apporter un cadre rituel à ces moments-là. Je pense que c’est absolument, éminemment important. Hormis ces situations d’accompagnement de fin de vie, la majorité des personnes que je rencontre sont en questionnement, en recherche de sens par rapport à leur état de santé, à leur vie, à la manière dont ils peuvent se projeter dans la suite de leur vie. Parfois cela prend aussi des tournures spirituelles mais, pour moi, ce qu’on propose, ce sont des accompagnements existentiels. C’est vraiment un partage de questions, un échange.
Jean-Luc Gadreau: Vous auriez éventuellement une anecdote à nous raconter?
Annick Vanderlinden: Une rencontre qui m’a beaucoup touchée, c’est celle d’une jeune femme d’à peu près 23 ans souffrant de problèmes cardiaques et qui, au départ, était complètement recroquevillée sur elle-même. C’est l’équipe qui m’avait proposé d’aller la voir parce qu’il y avait des difficultés à entrer en communication avec cette jeune femme. Elle a accepté que je vienne, que je revienne et que je revienne encore. Au fur et à mesure s’est tissée une véritable relation, puis un échange, puis un véritable partage. C’est quelqu’un que j’ai accompagné pendant très longtemps car elle a été hospitalisée un long moment (elle avait besoin d’une greffe de cœur et elle était reliée à une machine avec un cœur externe). Nous avons vraiment eu des échanges, des partages en humanité, qui, moi, m’ont beaucoup touchée. Aujourd’hui, elle a été greffée et j’ai vraiment assisté à ce début de vie, d’une nouvelle vie. Un début de vie pas seulement par la greffe mais aussi et surtout par l’émergence de cette parole qui a été la sienne, dont elle a pu progressivement se saisir et qui lui a permis de réinvestir un projet pour sa vie. Selon moi, les aumôniers sont là pour assister, accompagner des débuts de vie.
Proposer du temps
Jean-Luc Gadreau: Vous avez utilisé le mot parole dans vos propos et, justement, dans Solaé nous avons systématiquement rendez-vous avec la Parole. Vous aviez envie de citer un texte très connu qui a inspiré des artistes, des chansons. Il se trouve dans le Premier Testament, dans le livre de Qohélet autrement appelé L’Ecclésiaste (3, 1-11):
«À toute chose sa saison et à toute affaire sous les cieux, son temps. Il y a un temps pour naître, et un temps pour mourir; un temps pour planter, et un temps pour arracher ce qui est planté; un temps pour tuer, et un temps pour guérir; un temps pour démolir, et un temps pour bâtir; un temps pour pleurer, et un temps pour rire; un temps pour se lamenter, et un temps pour sauter de joie; un temps pour jeter des pierres, et un temps pour les ramasser; un temps pour embrasser, et un temps pour s’éloigner des embrassements; un temps pour chercher, et un temps pour laisser perdre; un temps pour conserver, et un temps pour jeter; un temps pour déchirer, et un temps pour coudre; un temps pour se taire, et un temps pour parler; un temps pour aimer, et un temps pour haïr; un temps pour la guerre, et un temps pour la paix. Quel avantage celui qui travaille a-t-il de sa peine? J’ai vu l’occupation que Dieu a donnée aux hommes pour s’y exercer. Il a fait toute chose belle en son temps; même il a mis l’éternité dans leur cœur, sans que l’homme puisse toutefois comprendre, depuis le commencement jusque à la fin, l’œuvre que Dieu fait.»
Jean-Luc Gadreau: Que de temps… un temps pour tout. Annick Vanderlinden, j’imagine que les résonnances avec votre ministère, votre travail, sont extrêmement fortes.
Annick Vanderlinden: C’est vrai. J’ai choisi ce texte parce qu’il me parle beaucoup, notamment parce que c’est un texte ouvert qui n’émet aucun jugement particulier. C’est le constat qu’effectivement, il y a des temps différents dans l’existence. Il me parle aussi beaucoup parce que l’une des problématiques majeures de l’hôpital à laquelle je suis confrontée, comme les autres, c’est précisément la question du temps.
Jean-Luc Gadreau: De quelle façon?
Annick Vanderlinden: Il y a une espèce de paradoxe. À la fois le temps de l’hôpital est un temps de l’urgence; tout va très vite, il y a très peu de temps pour beaucoup de choses et de nombreux soignants souffrent de ce manque de temps qui leur permet peu d’être dans la relation avec les personnes hospitalisées ou avec les familles. Tout va très vite et tout doit être fait rapidement mais, d’autre part, le temps des personnes hospitalisées – qui sont bien appelées des patients parce que, effectivement, il faut qu’ils soient franchement patients – est un temps qui n’en finit pas de s’étendre. Les aumôniers sont l’une des rares fonctions à l’hôpital qui puisse effectivement proposer du temps, du temps pour parler, du temps pour écouter, du temps pour accompagner, ce qui reste finalement assez rare à l’hôpital.
Jean-Luc Gadreau: Vous nous l’avez précisé en début d’émission, les aumôniers sont là pour accompagner la vie, non la mort. En même temps, quand on est vivant mais que l’on s’approche lentement, ou parfois plus vite, de cette fin inéluctable, qu’on est touché par la maladie, les difficultés, les vulnérabilités… l’image de soi, des autres, voire même de Dieu est sans doute transformée?
Annick Vanderlinden: Oui, absolument. Quand on rencontre des difficultés, que ce soit la maladie, un accident, un problème de santé, il y a une sorte de rupture. Les personnes hospitalisées vivent cette rupture. Ils s’interrogent sur leur vie d’avant, sur ce que va être leur vie d’après, ils sont dans ce passage entre l’une et l’autre. Je parlais tout à l’heure de carrefour, avec des pulsions de vie et de mort. La question qui se pose est bien celle-là: sur quelles ressources, sur quelles idées, sur quelles représentations est-ce que je peux m’appuyer pour traverser cette épreuve? Je me rends compte que les personnes changent souvent de représentation et se découvrent différentes. Là où, par exemple, elles croyaient pouvoir s’appuyer sur une foi qu’elles pensaient solide pour traverser l’épreuve, elles se rendent compte que, finalement, dans ce qu’elles vivent à ce moment-là, leur foi est bousculée, transformée. Ce n’est pas forcément sur ces ressources-là que ces personnes vont s’appuyer. De la même façon que des personnes qui n’avaient jamais trop réfléchi à la question et qui n’avaient jamais développé de pratiques religieuses particulières ou qui ne s’étaient jamais posé de questions de ce type-là en viennent à s’interroger et sont parfois demandeuses d’un dialogue sur des questions spirituelles.
Jean-Luc Gadreau: Vous avez un texte je crois, à nous laisser en guise de conclusion.
Annick Vanderlinden: J’ai choisi un poème de Paul Eluard qui s’intitule La Nuit n’est jamais complète (3). C’est un poème que j’utilise ou que je lis de temps à autre auprès de personnes qui me demandent si je peux lire quelque chose qui sorte de la tradition biblique.
La nuit n’est jamais complète.
Il y a toujours puisque je le dis,
Puisque je l’affirme,
Au bout du chagrin,
Une fenêtre ouverte,
Une fenêtre éclairée.
Il y a toujours un rêve qui veille,
Désir à combler,
Faim à satisfaire,
Un cœur généreux,
Une main tendue,
Une main ouverte,
Des yeux attentifs,
Une vie: la vie à se partager.
Transcription réalisée par Pauline Dorémus.
Illustration: à l’hôpital de la Robertsau, centre gériatrique des Hôpitaux universitaires de Strasbourg.
(1) Annick Vanderlinden, Vivre sous le regard de Dieu, une redécouverte théologique du regard, Lit Verlag (Études de théologie et d’éthique), 2012.
(2) Documentaire Kaïros (Le Jour du Seigneur, France 2) réalisé par Frédéric Jacovlev, 2018.
(3) Dans Paul Eluard, Derniers poèmes d’amour, Seghers, 1963.