Partir pour mieux grandir
«Changer de regard sur ce temps de l’adolescence qui est souvent moqué, craint, pour en faire un éloge d’un temps nécessaire», c’est l’objectif que s’est fixée Marion Muller-Colard (interrogée par Jean-Luc Gadreau pour Solaé) avec son dernier livre Les Grandissants. Car, comme l’ont montré les confinements, «la pire chose qui puisse arriver à nos enfants… c’est rien du tout!».
Écouter l’émission Solaé Le rendez-vous protestant (14 novembre 2021, présenté par Jean-Luc Gadreau et réalisé par Delphine Lemer).
Jean-Luc Gadreau: C’est une théologienne protestante et une écrivaine que j’accueille ce matin mais aussi une collègue des médias protestants, Marion Muller-Colard. Je dis collègue car vous animez en effet sur France 2 une fois par mois le deuxième dimanche à 10 heures l’émission de Présence protestante intitulée 21 siècles après Jésus-Christ. Nous en reparlerons tout à l’heure mais vous êtes surtout une théologienne et une écrivaine assez productive avec des articles et des livres pour la jeunesse aux éditions Gallimard, des romans et de nombreux essais dont L’Autre Dieu, la plainte, la menace et la grâce qui a connu un très bel accueil et vous a fait connaitre plus largement, ou encore L’Intranquillité, un livre que j’aime beaucoup personnellement et que j’ai d’ailleurs évoqué récemment en parlant du film, Les Intranquilles de Joaquim Lafosse.
Vous venez de sortir récemment un nouvel ouvrage aux éditions Labor et Fides dans la très jolie collection Petite Bibliothèque de Spiritualité qui s’appelle Les Grandissants, un très joli titre qui fait référence à l’adolescence. Marion Muller-Collard, vous êtes aussi maman, et ce livre fait vraisemblablement écho à des choses personnelles. Je vous ai entendu parler de ce livre comme d’un éloge de l’adolescence, un temps de la manifestation d’un geste de la souveraineté. Première question pour entrer dans le sujet: est-ce que parler de l’adolescence de la sorte est une forme de thérapie pour accepter l’envol du nid familial quand on est maman?
Tout le contraire d’un âge ingrat
Marion Muller-Colard: Oui, je dois confesser que c’est un livre que j’ai écrit pour m’accompagner moi-même, pour me faire accompagner par les ressources bibliques à ma disposition dans ce temps effectivement un peu intempestif, cette zone de turbulence qui est aussi une remise en cause du règne parental par des enfants grandissants qui, tout à coup, nous disent: «Tu m’as longtemps dit ‘C’est comme ça et pas autrement’, je l’ai pris pour argent comptant mais maintenant j’ai besoin d’aller un peu plus loin’».
Jean-Luc Gadreau: Une volonté de s’affermir? De s’affirmer?
Marion Muller-Colard: Oui, de s’affirmer et de s’affermir. Et puis, comme le dit Paul Baudiquey –
un poète jésuite que j’aime beaucoup – c’est aussi une nécessité de ratifier sa naissance. J’ai voulu changer de regard sur ce temps de l’adolescence qui est souvent moqué, craint, pour en faire un éloge d’un temps nécessaire.
Jean-Luc Gadreau: Le titre, Les Grandissants, très joli par ailleurs au niveau de la sonorité, se rapporte directement à l’adolescence, si j’ai bien compris?
Marion Muller-Colard: Oui, ce n’est pas seulement un titre poétique même si cela tombe bien qu’il y ait cette sonorité poétique! C’est tout simplement la traduction littérale de l’étymologie du mot adolescent. Adolescere, en latin, c’est grandir au participe présent, donc grandissant.
Jean-Luc Gadreau: Et ça vous est venu comme une évidence?
Marion Muller-Colard: En fait, je ne m’étais jamais demandée d’où venait ce mot d’adolescent. C’est une petite recherche étymologique que j’ai effectuée au prétexte de l’écriture de ce livre et je me suis dit: c’est magnifique, pourquoi on ne les appelle pas comme ça? Le terme adolescence, par glissement sémantique, désigne maintenant un âge ingrat et c’est catastrophique parce que c’est tout le contraire! Je ne dis pas ça seulement dans le sens où de toute façon on n’a pas le choix, autant traverser cette période en essayant d’en tirer bénéfice… Je le dis avec beaucoup de conviction: je pense que c’est un âge essentiel et qui est menacé dans nos sociétés. Ce qu’il faut surtout redouter ce n’est pas que cet âge arrive mais c’est qu’il n’arrive jamais.
Une parabole du don sans contre-don
Jean-Luc Gadreau: Avec vous pour auteure et figurant dans la collection Petite bibliothèque de Spiritualité de Labor et Fides, si l’adolescence est une thématique importante, on imagine qu’elle passe aussi par une accroche spirituelle, d’autant que les racines de votre réflexion sont vraiment bibliques, avec une histoire.
Marion Muller-Colard: Ce n’est pas seulement une accroche, c’est un vrai ancrage. En fait, cette parabole très connue du Fils prodigue m’accompagne depuis longtemps, et depuis longtemps je me dis qu’elle n’est pas bien titrée. Je l’aurais appelée volontiers la parabole du Père qui reste ou la parabole d’un fils qui part.
Jean-Luc Gadreau: C’est vrai qu’il y a plusieurs façons de l’aborder.
Marion Muller-Colard: Oui, et puis on l’aborde toujours sous le même angle: l’angle (pour le dire rapidement) de ce fils inconscient, inconsistant, qui va dilapider de façon complètement superficielle des biens précieux qui n’étaient pas à lui tandis que le père, ou Dieu, dans sa grande miséricorde, le pardonnerait de revenir malgré tout. J’avais envie de m‘inspirer de ce que ça raconte, la miséricorde de Dieu, pour me demander s’il n’y a que Dieu qui est tenu à miséricorde ou si nous, dans nos relations humaines, nous pourrions nous inspirer un peu de cet amour de Dieu. C’est-à-dire: sommes-nous, nous aussi, capables d’une forme de gratuité, d’une forme de don sans contre-don (ce qui à mon avis est une spécificité de la relation avec nos enfants)? Et en sommes-nous capables également – soyons ambitieux – dans nos relations avec nos conjoints, avec nos amis, avec les co-citoyens que nous croisons tous les jours?
Jean-Luc Gadreau: Le texte biblique que nous allons citer est aujourd’hui une évidence: c’est cette parabole dans l’Évangile de Luc, chapitre 15, les versets 11 à 20, mais dans une traduction qui vous est tout à fait personnelle.
Marion Muller-Colard: Oui, j’ai pris soin de retraduire et d’essayer de rester au plus près du texte grec, de le faire entendre.
«Un homme avait deux fils et le plus jeune d’entre eux dit au père: «Père, donne-moi la part de subsistance me revenant». Et il leur partagea le moyen de vivre. Peu de jours après, le plus jeune fils, ayant tout rassemblé, partit pour une région au loin et là, il dispersa sa subsistance, vivant immodérément. Alors, ayant dépensé tout ce qui était à lui, une forte famine advint dans cette région-là et il commença à manquer. Il rejoignit un des citoyens de cette région qui l’envoya dans ses champs faire paître des porcs. Et il désirait se rassasier des caroubes que mangeaient les porcs et personne ne lui en donnait. Étant allé vers lui-même, il dit: «Combien de salariés de mon père ont surabondance de pain alors que moi, ici, je suis perdu de faim. M’étant levé, j’irai vers mon père et je lui dirai: «Père, j’ai péché envers le ciel et devant toi, je ne suis plus digne d’être appelé ton fils. Fais de moi comme d’un de tes salariés». Et s’étant levé, il alla vers son père et il était encore éloigné au loin lorsque son père le vit et fut saisi aux entrailles. Ayant couru, il se jeta à son cou et l’embrassa.»
Jean-Luc Gadreau: Ce fils, le plus jeune, celui sur qui vous choisissez d’ancrer votre regard, que vous dit-il précisément, à vous?
Marion Muller-Colard: Il me dit le courage de sortir de l’enclos, de l’enclos familial mais aussi de tout ce qui symbolise dans nos vies des formes de sécurité, et ce courage nécessaire pour se confronter, pour se remettre au monde par soi-même, comme si, puisque notre première naissance n’est pas de notre propre fait, il fallait à un moment donné acquiescer à notre venue au monde en nous remettant au monde nous-mêmes. Et pour cela, il faut nécessairement quitter, provisoirement, peut-être, des ancrages qui nous dicteraient une façon définitive d’être au monde et qui seraient du pur héritage ou de la pure reproduction.
Jean-Luc Gadreau: D’une certaine façon, c’est une mise en pratique de la déterritorialisation de Deleuze vue par la Bible?
Marion Muller-Colard: Oui. Et puis c’est une chose qui traverse toute notre humanité. C’est un fil anthropologique et aussi un fil biblique, cet impératif de partir, de quitter, qui traverse tout le récit biblique du Premier au Second Testament.
Jean-Luc Gadreau: Dans votre livre, vous développez l’idée que le père des deux fils de la parabole répond à la demande du plus jeune en leur remettant la responsabilité d’être vivant. L’adolescence devient là un point de bascule du risque.
Marion Muller-Colard: Ce qui est intéressant, c’est que ce que demande le plus jeune fils, c’est sa part de ousia (1). Et ce que donne le père, c’est la bios, c’est-à-dire la vie. Cela interroge la possibilité, peut-être, pour l’aîné de prendre le risque et de dépasser le seul objectif d’être en sécurité pour sa survie afin d’embrasser la vie dans sa dimension pleine. Et là, en grec, nous passons de la bios à la zoé, c’est-à-dire à la vie pleine, qui va donner aussi la racine du mot de la résurrection, cette vie imprenable. Et puis, cela interroge pour celui qui reste – en l’occurrence le père – la peur de laisser vivre. Je crois qu’aujourd’hui, on est appelés à méditer cette question à plus d’un titre: à l’échelle de la société et à l’échelle de nos familles. On a toujours peur qu’il arrive quelque chose à nos enfants mais je me suis dit en écrivant ce texte, en étant en dialogue avec ce père qui reste et avec ce fils qui part, que, peut-être, la pire chose qui puisse arriver à nos enfants… c’est rien du tout! C’est d’ailleurs ce qui leur est arrivé récemment pendant les confinements: il leur est arrivé rien du tout! C’est là un sujet d’inquiétude qui correspondait au temps de l’écriture de ce livre. C’est terrible: je suis en train d’écrire sur cette parabole d’un fils qui part, qui sort de l’enclos, et puis, pam… ils sont coincés chez eux! Au moment où leur centre de gravité se déplace vers le monde, le monde les refoule! Ça a été aussi un vrai sujet d’interrogation pour moi.
L’ascèse et l’énergie du temps parental
Jean-Luc Gadreau: L’un des titres de chapitre est un verbe: Rester.
Marion Muller-Colard: Rester, ce n’est pas facile. C’est l’ascèse qui nous est demandée.
Jean-Luc Gadreau: On a souvent l’impression que c’est partir qui est compliqué. Mais finalement, quand on se retrouve obligé à rester…
Marion Muller-Colard: C’est comme si on ne faisait rien et c’est cela qui est très difficile. C’est ce temps parental où, soudain, notre ascèse et toute notre énergie doivent être placées dans le fait de rester à notre place. Du coup, on se sent un peu amoindri alors qu’en fait, il y a une vraie noblesse à déployer pour nous-même cet espace dans lequel on va rester. C’est extrêmement important et extrêmement difficile.
Jean-Luc Gadreau: C’est vrai que quand on entend cette parabole commentée, le fils aîné qui reste est souvent mis sur un piédestal, d’une certaine façon.
Marion Muller-Colard: Mais par qui? Il est mis sur un piédestal par ceux qui font comme lui, j’imagine: ceux qui ont peur de partir! Je mets sur un piédestal celui qui a osé partir. D’ailleurs, le père n’a pas de jugement sur le départ du fils et, non seulement il n’a pas de jugement, mais en plus – il faut quand même noter cette subtilité du texte – alors qu’un seul de ses fils lui demande une part, il donne leurs parts aux deux. Non seulement il est juste, mais en plus il ouvre la porte. S’il avait regretté cette initiative du fils de partir, il aurait pu, de mauvais cœur, lui donner la bios à lui et puis surtout ne pas donner l’idée à l’autre! On peut se demander quel regard il porte là-dessus. Il est très économe en mots, ce père, mais je ne suis pas sûre qu’il déplore l’initiative de son fils de partir.
Comment transmettre cette parole «qui nous met debout, sans passer par le chantage»
Jean-Luc Gadreau: On ne l’a pas encore mentionné, Marion Muller-Colard: vous êtes membre du Comité Consultatif National d’Éthique et puis vous avez été également membre de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église catholique et vous avez donc participé à la rédaction du rapport dit Sauvé, du nom du président de cette commission. C’est un travail, j’imagine, qui marque. En quoi a-t-il influencé votre écriture?
Marion Muller-Colard: Je ne m’en suis pas rendue compte tout de suite. J’avais l’impression de me prendre une récréation pour sortir des abîmes dans lesquels vous plongent tous ces travaux et notamment les auditions de personnes victimes d’agressions sexuelles et je me suis rendue compte qu’en fait, je reparlais de la même chose, c’est-à-dire de cette question de la souveraineté. Elle pose une vraie question à la catéchèse: comment transmet-on à nos enfants, dans toutes nos Églises, cette parole qui nous met debout, sans passer par le chantage, par la promesse, par la rétribution («Ça ferait plaisir à ta grand-mère», «Ça me ferait plaisir si tu devenais chrétien», etc.)? En prenant au sérieux cette possibilité qu’ils vont avoir, une fois qu’on leur a donné la part qui leur revient, qui vient de nous, d’en faire usage en toute liberté. Car c’est bien le message de l’Évangile qui nous est raconté à travers cette histoire et à travers tous les récits de guérison, qui sont toujours des récits d’accès du sujet à sa propre souveraineté. Donc oui, nous sommes convoqués à cet endroit-là. Le travail théologique que nous avons mené au niveau de la Ciase réinterroge justement ces textes bibliques comme ressources, ressources qui n’ont, au bas mot, pas toujours été prises au sérieux dans l’enseignement religieux.
Jean-Luc Gadreau: Le fait de grandir ou de ne pas grandir, justement, c’est aussi une chose à laquelle vous avez été confrontée dans les témoignages? J’imagine que les expériences douloureuses comme celles qui sont au cœur de ce rapport jouent sans doute sur la façon de grandir…
Marion Muller-Colard: Oui, je ne l’avais pas pensé comme ça mais vous avez raison. On ne peut plus être grandissants quand, à un moment donné, cette croissance a été brisée par une agression d’une violence inouïe dont il est difficile, je pense, d’imaginer les répercussions quand on n’est pas concerné personnellement. Cela prive les êtres de rester des grandissants. En fait, ils deviennent des survivants, et la survie les occupe entièrement.
Jean-Luc Gadreau: Les Grandissants nous ramène à l’adolescence mais, quelque part, c’est le projet d’une vie.
Marion Muller-Colard: Oui, il ne s’agirait pas d’arrêter! J’ai dédicacé ce livre à la fois à mes enfants et à mes parents, j’ai de la reconnaissance pour chacun d’eux. Mes parents me font grandir parce que je vois qu’ils grandissent encore et c’est un très beau cadeau que je reçois d’eux aujourd’hui. Ce qu’on est tenu de faire, c’est de montrer que vieillir, c’est aussi encore grandir et toujours encore devenir. Et c’est aussi dans ce devenir que notre liberté s’exerce en permanence.
Transcription effectuée par Pauline Dorémus
Illustration: Le fils prodigue, sculpture d’Arturo Martini, Museo d’Arte della Città di Ravenna (photo Sailko, CC BY-SA 4.0).
(1) En grec ancien, concept philosophique, métaphysique et théologique désignant la substance ou l’essence d’une chose.