À lire Archives - Page 6 sur 20 - Forum protestant

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La peur, l’urgence, et l’information

 

« Il y a un mois, qui aurait imaginé assister au consentement collectif de tout un peuple – en l’occurrence, le français – à rester cloîtré, enfermé -confiné est le terme adéquat- chez soi ? Qui aurait pu croire, que sur injonction, chaque citoyen prendrait soin d’éditer, remplir, signer un formulaire lui donnant la capacité de quitter son assignation à résidence ? Qui aurait prévu que la poignée de mains, l’embrassade n’auraient plus cours dans la quotidienneté des échanges sur recommandation des pouvoirs publics ? Qui aurait songé entendre un ministre de l’Intérieur lancer au plus grand nombre : « On ne part pas en vacances de Pâques » ? »

S’étonnant que ce soit « ce même peuple » qui « considère avec une défiance toujours confirmée, les politiques comme les élites » et qui s’est peu ou prou conformé « aux règles tout nouvellement édictées, et cela massivement », les deux journalistes de télévision Alain Wieder et Hervé Brusini répondent : « De toute évidence, parce qu’ils ont cru ce qu’on leur disait. À savoir, une alerte, une urgence sanitaire, décrétée pour cause de virus potentiellement tueur ». Angoisse ou réminiscence du passé, c’est en tout cas « de l’inédit, du paradoxalement inédit. Car la vérité tant décriée, mise à bas, assassinée ici et là, déclarée post-mortem, vient d’être restaurée en quelques jours. Une « sorte de vérité » accompagne une « sorte de confiance ». Mais cet « étrange, redoutable et précieux moment » de retrouvailles a son revers qu’a entrevu l’italien Alessandro Baricco : « Cette urgence, c’est un moment où se recompose une alliance entre politiques, experts et médias. Face au niveau élevé du danger, le public n’ose plus avec la même intensité, l’individualisme de masse, propre au numérique… Cela pourrait pousser les démocraties à se mettre en état d’urgence quasi permanent ».

(4 avril 2020)

La vengeance du pangolin ?

 

« Le cas du pangolin est très parlant. Au début du XXe siècle, on comptait à peu près 430 millions de Chinois, dont les conditions de vie n’avaient évidemment rien à voir avec celles d’aujourd’hui. À l’époque, le pangolin était un mets de choix réservé à une petite minorité. Son ingestion n’avait pas d’impact sanitaire. Un siècle de croissance démographique et de développement économique plus tard, ces habitudes traditionnelles peuvent emporter des conséquences sanitaires dramatiques. Pour le dire autrement, manger du pangolin dans des conditions sanitaires déplorables à une époque où des milliards d’êtres humains voyagent en avion chaque année fait courir un bien plus grand risque à l’humanité qu’il y a un siècle. »

Tenter « de comprendre les causes de la pandémie » et « analyser ses effets sur notre rapport aux autres êtres vivants », c’est l’objet de cette riche conversation de Baptiste Roger-Lacan avec le vétérinaire et épidémiologiste François Moutou et l’anthropologue Frédéric Keck qui débute avec les espèces suspectées d’avoir permis au virus de franchir la barrière d’espèce dont le pangolin. Pour Moutou, sur les marchés chinois où cela a eu lieu, «  d’autres scénarios sont possibles. On y trouve des piles de caisses, qui contiennent chacune un groupe d’animaux d’espèces différentes ; or, si l’on voulait tester les possibilités de transmission de virus d’une espèce animale à une autre ou d’une espèce animale à l’espèce humaine, on ne s’y prendrait pas autrement ! Pour autant, malgré ces conditions virales dramatiques, nous n’avons connu depuis le début du XXIe siècle que deux échappements de virus : le SRAS en 2002 et le SRAS-2 en 2019. En d’autres termes, la barrière des espèces est rarement franchie, si l’on considère les tonnes d’animaux qui transitent et sont manipulés sur ces marchés. » Pour Keck, l’écologie des maladies infectieuses a beaucoup évolué ces dernières années : « deux conceptions holistes — le terroir riche et l’écosystème fermé — sont remises en question » par l’idée aujourd’hui dominante qu’il y a « dans l’histoire de l’humanité une alternance de phases de révolution et de stabilité. Dans ce cadre, la première grande phase révolutionnaire est la Révolution néolithique, qui a produit la domestication et la coévolution entre hommes, animaux domestiques et un certain nombre de microbes. La peste bovine, par exemple, est passée chez l’homme, chez qui elle est devenue la rougeole. En contrepartie, ce processus de sédentarisation et de domestication de la nature nous a apporté de nombreux bienfaits. Nous traversons le même type de révolution depuis les années 1970, avec le développement des élevages industriels, qui se traduit par l’augmentation massive de la « production » d’animaux à des fins de consommation humaine. Cette révolution de l’élevage industriel (livestock revolution) a rendu caduque les mesures mises en place depuis la révolution néolithique pour contrôler ces maladies qui nous viennent des animaux. »

(1er avril 2020)

À quoi ressemblera le travail après le confinement ?

 

« Ce que la crise rend visible de manière violente et cruelle – et qui était invisible avant, c’est que le télétravail et le confinement ne concernent qu’une petite partie des travailleurs : les classes urbaines, créatives, les cadres dont le boulot est de travailler derrière un ordinateur toute la journée. D’un coup, on voit les travailleurs du front – puisque la métaphore de la guerre est assez appropriée – qui risquent leur vie bien davantage, et dont on dépend. »

Quel sera l’« impact à long terme » de « ce test grandeur nature de télétravail à la fois massif et contraint » qu’a provoqué la pandémie de coronavirus demande Lila Meghraoua à Laetitia Vitaud (sociologue du travail) et Nathanaël Mathieu (spécialiste du télétravail). Pour Laetitia Vitaud, « On est en train de faire un saut de génération » mais « il y a des risques, d’autant qu’on y va sans préparation et parfois avec une culture d’entreprise qui n’est pas adaptée. On pourrait donc avoir le pire des deux mondes, c’est-à-dire un isolement physique et mental, doublé d’une surveillance liée à un management à l’ancienne ». Pour Nathanaël Matthieu, il y a deux pistes. Soit « une prise de conscience de la part de ceux qui ont bien vécu cette phase de télétravail : ils se sont rendus compte qu’ils pouvaient travailler de manière efficace à distance ; ils ne reviendront donc pas en arrière ». Soit « le cocktail d’un confinement additionné au télétravail, dont tout le monde sort essoré en se disant que l’important est d’être ensemble dans le travail, où les entreprises deviendraient des lieux sociaux uniques, familiaux, en mode corons ». Mais il ne faut pas oublier qu’on est d’abord actuellement dans « du télétravail d’urgence pour assurer un semblant d’activité ». Pour Vitaud, la crise révèle également « que les fonctions les plus vitales en cette période d’arrêt sont occupées par des personnes qui ne télétravaillent pas. Si on reprend l’expression provoc’ de l’anthropologue David Graeber, ce sont ceux qui accomplissent des bullshit jobs qui télétravaillent. Il y a donc un côté un peu indécent à parler autant du télétravail comme d’une solution globale. » La crise devrait en tout cas accélérer l’éclatement du bureau qui « devient un espace parmi d’autres et ne peut plus être pensé de manière isolée pour cause de multiplicité des moyens de communication » (Vitaud). Mais « On ne va pas du jour au lendemain désaffecter nos espaces de travail, ça se fera forcément dans une forme d’équilibre. En revanche, ce qui est certain, c’est qu’après la crise que nous sommes en train de traverser, on n’ira plus au bureau parce qu’on doit y aller : on ira au bureau parce qu’on doit y voir des gens en particulier » (Mathieu).

(27 mars 2020)

Changer le territoire, devenir terrestres

 

« Mais que faire ? « D’abord décrire. Comment pourrions-nous agir politiquement sans avoir inventorié, arpenté, mesuré, centimètre par centimètre, animé par animé, tête de pipe après tête de pipe, de quoi se compose le Terrestre pour nous ? ». Il ne s’agit pas seulement de comprendre notre dépendance à tout ce qui fait l’environnement non humain, il faut défaire les conséquences pratiques de nos erreurs de jugement, de nos idéologies erronées. »

C’est « une lecture de la situation mondiale contemporaine qui place la question écologique en son cœur » et a comme « pivot » l’élection de Donald Trump. Pour Carole Gayet-Viaud, le livre de Bruno Latour Où atterrir ? propose « quatre leçons politiques ». La première leçon, c’est que « l’insuffisante politisation de l’urgence climatique n’est pas seulement le résultat d’une négligence collective coupable : c’est aussi le produit de stratégies d’opacification et de mise en doute des faits relatifs au changement climatique » menées par des « élites obscurcissantes ». Comme lors du naufrage du Titanic, « à défaut de pouvoir sauver tout le monde, les passagers de première classe consentent à laisser périr les autres. Retarder l’ébruitement de la nouvelle du naufrage, voire la démentir vigoureusement, n’est que l’autre versant du même procédé ». L’élection de Trump prouve « que ceux qui dénient le changement climatique sont ceux-là mêmes qui ont décidé de faire sécession. Ils ne sont ni des imbéciles à éduquer ni des insouciants à (r)éveiller, mais des adversaires politiques à combattre ». La deuxième leçon, c’est la bifurcation récente, causée par l’emballement des dynamiques économiques, entre « la mondialisation plus » (ouverture et émancipation) et la « mondialisation moins » (ses effets délétères actuels) qui provoque un « essor des réactions défensives, réactionnaires, visant le repli vers les protections anciennes, « le Local », l’appartenance, l’identité, les frontières et les formes de stabilité qu’on les croit à tort capables de garantir ». Le défi est donc de « retisser des bords, des enveloppes, des protections » pour faire tenir ensemble ces « deux mouvements complémentaires que l’épreuve de la modernisation [a] rendus contradictoires : s’attacher à un sol d’une part ; se mondialiser de l’autre «. La troisième leçon, c’est que nous sommes désormais « habitués à considérer que « connaître, c’est connaître de l’extérieur » » et que cette rationalité scientifique a déconnecté « deux dimensions du réel qui sont organiquement solidaires » : l’humanité et le monde biologique. L’enjeu est donc de « se déprendre de cette conception de la « nature », vue à tort comme extérieure pour s’orienter vers le « Terrestre » ressaisi comme ce dont dépend notre survie ». La quatrième et dernière leçon, c’est de comprendre l’administration Trump comme « le premier gouvernement totalement orienté vers la question écologique – mais à l’envers, en négatif, par rejet » … et donc de faire le contraire pour devenir « terrestres ». Plutôt que des lignes de conduite concrètes dispersées, Latour préfère avancer deux pistes : « la diplomatie et l’enquête ». La diplomatie pour « déplacer les intérêts de ceux qui continuent à fuir vers le Global et de ceux qui continuent à se réfugier dans le Local ». L’enquête, car « retrouver une maîtrise de ce dont dépend notre survie suppose de redécrire ces dépendances et connexions ».

(26 mars 2020)

« Décider n’est pas le rôle des scientifiques »

 

« C’est tout le génie de la société et de la démocratie : être capable de faire cohabiter pacifiquement ces incommunications. C’est aussi cela qui nous fait avancer : si l’on disait tous la même chose, si l’on avait tous le même point de vue, nous serions « en boucle ». Nos désaccords et nos divergences d’appréciation sont un moteur pour nos sociétés. »

La confiance envers les scientifiques « n’a peut-être jamais été aussi grande, elle l’est sans doute trop d’ailleurs », remarque Dominique Wolton (interrogé par Fabien Trécourt) pour qui cette responsabilité déléguée à « ceux qui savent » « pose au moins trois problèmes ». D’abord, « les scientifiques ne sont pas des médecins » (confrontés eux « à des enjeux de vie ou de mort »). Ensuite, « les scientifiques ne sont pas forcément unanimes. Ils débattent et peuvent être dans des controverses et des concurrences qui ne sont pas toutes scientifiques ». « Enfin, nous sommes en démocratie et, in fine, il revient tout de même au politique de prendre des décisions et d’en assumer la responsabilité dans le respect du cadre institutionnel. Ce n’est pas le rôle des scientifiques, même si c’est très difficile pour les politiques ». D’où un risque pour les scientifiques eux-mêmes puisqu’ils « ne peuvent pas prédire exactement ce qui va se passer, ni décréter de façon catégorique ce qu’il faudrait faire. Il y aura des erreurs, des ratés, des évaluations qui apparaîtront maladroites avec le recul… La confiance du public pourrait se fractionner ». Car il y a à la fois complémentarité et contradiction entre trois logiques et trois légitimités, celle des scientifiques qui « ont tendance à douter, à s’interroger et à nuancer les choses », celle des médias « appelés à répondre plus directement aux questions que se pose le public » et celle des politiques qui « ont l’obligation, au bout d’un moment, de prendre des décisions et d’agir ». À cause de tout cela, « il est important que l’on ne donne pas aujourd’hui l’illusion d’une unanimité. Laisser entendre que tout le monde serait d’accord ou détiendrait une vérité scientifique, c’est courir le risque d’alimenter des déceptions, des critiques vives et aussi des discours complotistes dans six mois, quand la crise sera derrière nous ».

(23 mars 2020)

Covid-19, chronique d’une émergence annoncée

 

« On est donc constamment menacé par ces maladies émergentes. Ce sont des maladies d’anthropocène : pour l’essentiel voire exclusivement, elles sont liées à la prise en main de la planète et à l’empreinte que l’homme y laisse. Ce qui est valable pour le climat, pour l’environnement, est tout aussi valable pour les maladies infectieuses, en particulier émergentes, et les trois sont liés. Il y a donc une histoire en trois épisodes : 1/ ces accidents de sauts d’espèce, 2/ le débordement éventuel, si le saut d’espèce remplit le cahier des charges et que l’homme peut être infecté et transmettre à d’autres individus, et 3/ l’explosion pandémique, du fait des transports intercontinentaux. La carte des foyers d’infection et celle des vols aériens intercontinentaux se recouvrent à 100 %. »

« L’évolution de cette épidémie est entre nos mains », dit le spécialiste des maladies infectieuses Philippe Sansonetti lors de sa conférence du 16 mars au Collège de France, puisqu’à chacune des deux émergences précédentes de coronavirus (SRAS en 2003, MERS en 2012), « on s’est inquiété, puis rassuré, et pas grand-chose n’est arrivé ensuite pour prévoir et anticiper, en termes de thérapeutique et de vaccin ». Après avoir rappelé ce qu’est le coronavirus et s’être félicité de « la rapidité très inhabituelle avec laquelle cette épidémie a été initialement détectée », il note qu’à la différence des deux précédents cas, c’est « une maladie à fort potentiel épidémique, avec mise en tension majeure du système sanitaire, et c’est ce qui a décidé les autorités à mettre en place des stratégies pour atténuer l’évolution de la maladie ». Mais que son « taux de mortalité est relativement faible. Quand on fera le bilan complet de cette pandémie, on s’apercevra fort probablement qu’il était de 1 à 2 %. (…) 1 % de mortalité, 10 % de cas sévères, ce n’est pas énorme statistiquement, mais rapporté au nombre de cas d’infection, compte tenu de la transmissibilité et de l’infectiosité du virus, cela peut commencer à faire des valeurs absolues importantes qui peuvent mettre en danger notre système de santé. C’est ce qui légitime cette politique d’atténuation. » Une « position intermédiaire » entre l’approche « immunité de groupe » et « l’isolement massif » décrété en Chine et dont le but est « d’écraser le pic épidémique pour l’étaler dans le temps, en espérant qu’un peu moins de 60 % de la population sera finalement infectée et surtout que l’ensemble du dispositif sanitaire sera préservé ». Quant aux traitements antiviraux, « il s’agit d’abord du « repositionnement » de certains médicaments déjà éprouvés pour d’autres virus » puis de trouver un vaccin mais qui « ne permettra que de gérer les rebonds, les étapes finales, voire de prévenir la maladie dans d’autres continents comme l’Afrique, où des mesures d’isolement seront difficiles ». Enfin, à plus long terme, lorsqu’on aura mieux compris l’éco-pathologie de ce type de virus et la la physiopathologie des syndromes de détresse respiratoire aiguë (SDRA), on pourra développer « une pharmacologie dédiée utilisant des molécules repositionnées puis des molécules véritablement nouvelles ».

(19 mars 2020)