À lire Archives - Page 4 sur 20 - Forum protestant

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Pour en finir avec le revenu universel

 

«Il est temps de sortir du piège du revenu universel, qui en dit long sur le niveau de réflexion actuel sur la redistribution de la richesse notamment à gauche. La crise actuelle appelle des mesures rapides et fortes, pas des spéculations sans fin sur de l’argent magique. Il faut que les partisans du revenu universel qui œuvrent sincèrement pour le progrès social comprennent que s’il est universel, c’est un revenu pour les riches. Le débat devrait porter sur le montant du minimum pour les plus modestes et sur la manière dont on redistribue la richesse dans la société, pour que chacun puisse vivre mieux et que soient offerts à tous des services publics modernes de qualité.»

Pour le directeur de l’Observatoire des inégalités Louis Maurin, «notre pays a vraiment mieux à faire» que perdre son temps à discuter du revenu universel ou de base «qui pollue le débat des idées depuis plusieurs décennies». Et qui repose sur une confusion: «La plupart des citoyens qui se disent favorables à ce concept pensent défendre un revenu minimum pour ceux qui manquent d’argent, alors que la proposition consiste à verser un revenu universel, donc à tout le monde. Donner de l’argent aux riches comme aux pauvres, sans distinction». Si c’est un revenu versé à tout le monde, «jamais l’État ne sera en capacité» de le financer. Et ce serait «une hérésie, d’autant que l’argent serait distribué à tout le monde et non à ceux qui en ont le plus besoin. L’urgence de notre société est de moderniser les services collectifs, de la santé à l’école, en passant par la police ou la justice, de financer la transition écologique, pas d’aligner des chèques chaque mois pour tout le monde sans distinction». Si ce «mirage» fascine les «jeunes diplômés» parce qu’ils «souffrent des conditions de travail actuelles et cherchent à tout prix une porte de sortie», il s’agit d’un piège «qui peut se refermer sur eux à la première occasion. C’est contre l’exploitation, la précarité, pour une juste rémunération et des conditions de travail dignes qu’il faut se battre, pas pour dépendre d’une aumône de la collectivité. Il faut être aveugle pour ne pas voir qu’une fois que chacun sera doté de son revenu universel et que l’on aura alors collectivisé plus du tiers des revenus, les entreprises pourront offrir des salaires encore plus faibles». Or «la véritable urgence est de débattre du niveau de vie minimum que la société compte proposer aux plus pauvres». Si l’on garantissait un «un revenu minimum unique de 900 euros» aux 5 millions de personnes les plus pauvres, «cela coûterait une quarantaine de milliards d’euros au total soit sept milliards de plus que ce qui est actuellement dépensé. L’ordre de grandeur n’a rien à voir avec le revenu universel».

(2 juin 2020)

À l’école : que faire après le virus?

 

«S’il va de soi que l’école à la maison est plus inégalitaire que l’école à l’école, on ne peut oublier que l’école à l’école est loin d’être aussi égalitaire qu’elle le prétend, notamment quand elle externalise le travail scolaire sur les familles. Ce qu’elle fait de manière routinière. Jusque-là, on ne semblait guère se soucier des élèves peu connectés, des parents absents ou accaparés, pas plus qu’on ne semblait s’étonner que des parents de collégiens et de lycéens se mobilisent tous les week-ends pour faire en famille les exercices, les exposés et les dissertations. Pire, quand on demandait aux parents d’aider leurs enfants, ce travail familial semblait parfaitement normal.» 

S’interrogeant sur les scénarios de l’après-confinement à l’école, le sociologue François Dubet n’exclut pas que tout cela soit vite oublié «pour retrouver au plus vite nos querelles, nos routines, nos examens, nos programmes et nos manières de trier les élèves» mais estime que «ce serait dommage, parce que nous pourrions faire quelque chose de cette crise». La crise a en effet révélé «une capacité de mobilisation, une générosité et une inventivité de la plupart des enseignants qu’aucun ministre n’aurait obtenues, quitte à y mettre des primes, des décrets, quelques inspecteurs et beaucoup de négociation» et a confirmé que «tous les élèves n’ont pas un ordinateur à disposition, tous n’ont pas des parents capables de les aider, tous n’ont pas une chambre ou un «coin à eux» pour faire leurs devoirs». La crise a aussi montré que «toute la vie familiale est réglée par l’école dans une société où les deux parents travaillent. Toute la vie économique l’est aussi: plus d’école, plus de centres de loisirs, plus de crèches, plus de clubs sportifs… et toute la vie de travail est désorganisée. Les économistes pourraient sans doute calculer l’effet de la fermeture des écoles sur le Pib». Or, si «l’école à l’école est meilleure que l’école numérique, que l’école à la maison» en matière d’inégalités, «l’école française n’est pas la plus accueillante et la plus démocratique qui soit. Bien souvent, à l’école, la vie juvénile et la vie scolaire coexistent dans une indifférence relative, quand ce n’est pas dans une sourde hostilité. On sait que les élèves et les étudiants français se distinguent de leurs camarades européens par une très faible confiance en eux». La crise peut peut-être alors nous pousser à généraliser l’équipement numérique: «les élèves accéderont aux cours et aux leçons en ligne, les exercices seront donnés et rendus de cette façon. Comme chaque enseignant aura une relation individuelle avec ses élèves, il ne pourra pas ignorer ce que font et ne peuvent pas faire les parents». Le temps de cours libéré pourrait alors être «consacré à ce que l’école française ne fait guère: faire quelque chose, et quelque chose ensemble (…) : faire des expériences scientifiques, écrire des textes et faire du théâtre, monter des fab labs, parler des langues étrangères, découvrir des métiers et des activités professionnelles, faire du sport à l’école et pas uniquement de l’«éducation physique», faire de la musique… Ici, la présence des enseignants est indispensable, elle renouvelle leur métier, elle est susceptible de motiver les élèves et de leur apprendre à parler et à vivre ensemble dans le cœur de l’école, pas seulement dans les marges de la vie scolaire, pas seulement dans le «périscolaire».»

(25 mai 2020)

Quel avenir la religion a-t-elle encore dans les sociétés modernes ?

« Joas conclut son livre par une considération normative. Si le récit alternatif au désenchantement qu’il propose est valide, alors les cartes du dialogue entre croyants et non-croyants se trouvent redistribuées. Les premiers, qui, par essence, ne sauraient se résigner à comprendre leur foi comme un engagement strictement privé et sectoriel, doivent accepter, dans des sociétés plurielles spirituellement, de vivre leur engagement religieux en dépit des critiques ou de l’indifférence. Les seconds, eux, ne sauraient plus prétendre que toute religiosité est, dans une société moderne, obsolète et vouée, au-delà des survivances présentes, à disparaître entièrement. »

« Les sociétés occidentales contemporaines n’en ont pas fini avec le religieux, car la modernité n’est nullement réductible à la désacralisation et à la sécularisation des sociétés » : c’est la thèse centrale du livre de Hans Joas Les pouvoirs du sacré dont rend compte Olivier Fressard. Pour le sociologue allemand, les progrès de la modernité ne sont pas « inversement proportionnels au recul de la religiosité. Le sécularisme n’est pas l’alpha et l’oméga des Temps modernes, pas plus que la rationalité ne triomphe absolument. Régulièrement se manifestent, dans toute société humaine, des impulsions à sacraliser, de telle sorte que l’on assiste, plutôt qu’à une évolution unilinéaire, à une alternance entre des phases de désenchantement et des phases d’enchantement ». « Le peuple, la nation et la personne humaine » peuvent être vus comme « des formes séculières du sacré » dans notre histoire récente et « comportent des dangers, comme l’ont illustré les religions séculières caractéristiques du totalitarisme ». Remettant ainsi en question « l’un des paradigmes explicatifs prédominants de la pensée sociologique depuis sa fondation » et qui «  a même intégré le sens commun », Joas « entend en déconstruire, les uns après les autres, les principaux éléments constitutifs : outre l’idée même de désenchantement, la sécularisation, la rationalisation, la différenciation fonctionnelle des activités et, finalement, la modernisation conçue comme la convergence et l’unité de tous ces aspects ». Un livre qui « emporte la conviction dans les critiques adressées au récit trop unilatéral et rationaliste de la modernisation comme désenchantement du monde » mais qui, selon Fressard sauve peut-être « l’avenir de la religiosité au prix d’un excessif élargissement de la catégorie de sacralisation ».

(23 mai 2020)

Le surplus de subsistance

 

« Comme il n’y a rien de plus compliqué à percevoir que l’intérêt général, il faut un ajustement constant entre l’exploration par la société civile des affaires qui la préoccupent et les applications par l’administration des compétences que la société lui a déléguées. À tout moment, aussi bien la société que l’administration peuvent arrêter de poursuivre le bien commun et se corrompre. Soit que la société civile ait renoncé à prendre sur elle de décrire sa propre situation et qu’elle s’en soit remise trop longtemps à l’État du soin de la mener dans le bon sens – il y a dépolitisation générale par le bas – ; soit que l’administration, se croyant dépositaire à vie de l’intérêt général, imagine de résoudre par elle-même les questions qui lui avaient été confiées sans s’assurer du relais de la société civile – il y a dépolitisation par le haut. »

« La crise sanitaire actuelle est d’une telle dimension qu’elle commence à donner une petite idée des crises à venir imposées par la mutation climatique. » Intéressé par les « rapports entre ce qu’exigent les gouvernements et ce que les sociétés considèrent comme acceptable », Bruno Latour voit un « contraste entre l’autorité dont dispose l’État pour imposer des mesures concernant la santé, au sens traditionnel du terme, et celle dont il disposerait s’il en venait à nous imposer des mesures drastiques pour notre santé, au sens élargi qu’impose l’écologie ». Cette différence tient selon lui à ce que, « quand il s’agit de santé et de protection de la vie, on bénéficie de plusieurs siècles derrière nous au cours desquels la société civile a pris l’habitude de s’en remettre à l’État et, en gros, malgré d’innombrables critiques, à lui faire confiance ». Or « la situation est entièrement différente avec les questions dites écologiques » sur lesquelles il n’y a pas « de volonté générale partagée entre l’administration et le public, puisque ni le public ni l’État ne partagent des conceptions communes sur ce qu’il convient de faire ». D’une part parce que « chaque décision de l’État se trouve en conflit radical ou partiel avec les nécessités de la transition » écologique, d’autre part parce que, « si la société civile accepte de déléguer à l’État le rôle protecteur contre les épidémies, elle ne s’est pas encore décidée, si l’on peut dire, à lui offrir cette même autorité pour l’aider à traverser l’expérience encore plus traumatique d’une mutation complète des sociétés industrielles. L’État, dans ce cas-là, ne représente pas la volonté générale, parce que, tout simplement, la société civile n’a pas non plus d’idées précises et « générales » sur sa dite « volonté ». Elle est donc dans l’impossibilité de déléguer à l’administration la tâche de mettre en œuvre ce qu’elle « veut », faute de le savoir elle-même. »

(21 mai 2020)

« Profiter de la crise des partis politiques pour s’en débarrasser »

 

« Toute la force de la démocratie, qui est aussi sa difficulté, est qu’elle repose sur la notion d’égalité. Et c’est une égalité poussée assez loin, puisque cela consiste à dire que toute personne dans la société, quels que soient ses diplômes, l’ancienneté de sa nationalité ou son métier a un poids égal dans l’urne. C’est une égalité tout à fait radicale, qui présuppose ce que Jacques Rancière appelle « l’égalité des intelligences » : lorsque des personnes votent, elles n’ont pas à expliquer leurs raisons. Je peux décider de prendre au hasard un bulletin, de voter pour le candidat le plus beau, le plus compétent… C’est une égalité des raisons, au sens où toutes les raisons se valent, même celles qui peuvent sembler les plus aléatoires et les plus absurdes. »

Une période « révélatrice d’une certaine manière de fonctionner de l’État » : c’est ainsi que le chercheur en science politique Samuel Hayat (interrogé par Pablo Maillé) voit la crise du Covid-19 en France puisqu’on « serait désormais dans un monde tellement complexe que l’exercice de la démocratie, même au sens très limité d’une démocratie électorale, mettrait en danger la bonne prise de décision ». De fait, « le gouvernement prend donc tous les pouvoirs qu’il est possible de prendre, et les concentre dans les mains du président et du Premier ministre. C’est une sorte de resserrement extrême de la politique au détriment du pouvoir des citoyens et de la représentation nationale ». Certes, « nous ne sommes pas en train de basculer dans un Etat autoritaire, mais la crise révèle et exacerbe des tendances autoritaires qui sont déjà présentes depuis plusieurs décennies, dans la République française et au-delà ». Même le choix présidentiel de « donner aux maires le soin d’appliquer les choses concrètement » (qui reconnait que « l’échelon qui est perçu comme étant le plus légitime pour faire passer une politique publique, c’est l’échelon local ») relève d’une « logique descendante », bien loin de ce qui se passe dans des pays de tradition fédérale comme l’Allemagne. Cette exacerbation de l’autoritarisme est pour Hayat l’un des résultats du « discours de mécontentement souterrain, de désaffection vis-à-vis des partis », caractéristique de la décennie 2010 et de cette « aspiration démocratique mondiale » qui est « partagée à la fois dans des régimes démocratiques et dans des régimes autoritaires, ce qui est tout à fait singulier ». Pour y répondre, plutôt que des « des solutions plus autoritaires, soit par des partis d’extrême droite, soit par des aventuriers politiques », mieux vaudrait prendre au sérieux ce qu’il y a de radicalement égalitaire et même anarchique dans la démocratie et concevoir peut-être des partis « qui ne visent pas la prise du pouvoir » mais seraient « des organisations de masse, ouvertes à tous, articulant des projets de société — et se mettant ensuite en capacité de les réaliser ».

(15 mai 2020)

«Il faudra des mouvements»

 

« Je crois tout d’abord qu’il faut être sceptique envers soi-même avant de commencer avec les autres. Il faut commencer avec l’idée que tout ce que l’on a écrit n’est que provisoire. Il est fort possible que quelqu’un trouve les moyens de démontrer que ce que vous avez dit n’est pas juste ou qu’il y a des problèmes dans votre raisonnement. C’est un peu le principe de ce que Carlo Ginzburg appelle être son propre avocat du diable. C’est comme cela que l’on construit des problèmes historiques. En se disant, voilà, j’ai lu telle ou telle chose, c’est bien, mais il est possible de dire encore autre chose. Et l’on doit savoir exercer ce travail de lecture critique sur notre propre travail. »

«  Je ne vois pas très bien en quoi on pourrait argumenter que cette crise serait la preuve que le nationalisme fonctionne. » Interrogé par Baptiste Roger-Lacan sur le contraste entre la globalité de la crise du Covid-19 et la « norme médiatique » du « nationalisme méthodologique » dans son traitement, le spécialiste de l’histoire connectée Sanjay Subrahmanyam (auteur d’une biographie remarquée de Vasco de Gama) souligne d’abord que c’est par « excès de nationalisme » que la Chine « a voulu cacher des choses » et que le président Trump a adopté « des réflexes tout à fait absurdes ». Pour lui, même si « la crise sanitaire se comprend beaucoup mieux » à l’échelle régionale que nationale, « de nombreuses personnes vont voir dans cette crise un moyen de renforcer les États-nations au détriment des coopérations internationales ». Prenant l’exemple de l’Inde où le discours du parti au pouvoir veut à la fois « fermer l’Inde par rapport à un certain nombre d’influences extérieures » tout en défendant un libéralisme économique afin de garantir une forte croissance, il montre comment ces contradictions ne gênent pas les nouveaux pouvoirs populistes : « Il n’y a aucune recherche de cohérence. La politique est strictement définie comme une espèce d’opportunisme. La cohérence, c’est la dernière des choses qu’ils souhaitent. Même si vous regardez les discours des uns et des autres, si vous regardez textuellement ce qui est raconté, souvent il y a des contradictions flagrantes. Mais apparemment cela ne gêne pas ni les hommes politiques ni les gens qui votent pour eux. » De même, la crise actuelle « renforcera les deux formes de récit » : d’un côté le « savoir xénologique » destiné à penser l’altérité, de l’autre « des récits sur les autres, sans doute hautement stéréotypés qui puiseront probablement dans les fantasmes du passé » et seront favorisés par des dirigeants qui « ne cessent de brosser leurs peuples dans le sens du poil en insistant sur leur « courage » face à la crise ».

(5 mai 2020)