Denis Ramond : « La liberté d’expression est une discipline »
« Toute personne doit être capable d’avoir une distance par rapport à ses préférences, à ses jugements, à ses goûts, et donc d’accepter la critique. C’est à cette condition que la liberté d’expression est possible. D’une certaine manière, c’est une discipline. Or il m’a semblé que dans les débats récents sur la liberté d’expression, cet effort, cette discipline, fonctionne de manière asymétrique. On demande toujours aux mêmes personnes d’être disciplinées : apprenez à encaisser, montrez que vous avez de l’humour. Ceux qui le demandent ont-ils eux-mêmes cette discipline ? Sont-ils eux-mêmes capables d’accepter la critique sans se mettre à crier à la censure ? Cette discipline n’a de signification que si elle est symétrique. »
Dans son livre La bave du crapaud, le professeur de sciences politiques Denis Ramond (ici interrogé par Sandrine Samii) tente d’abord, à propos de la liberté d’expression, de poser quelques principes comme la distinction entre appartenances (qu’on ne peut réviser et donc critiquer) et préférences ou l’évaluation du contexte : « Quel est le statut de la personne ou du groupe visé par le discours. Est-ce qu’ils sont pour des raisons historiques, sociologiques, économiques, des groupes particulièrement vulnérables, déjà marginalisés ? ». Un contexte qui peut devenir dangereux pour le groupe visé « s’il est déjà dans une situation vulnérable » et « si les personnes qui les ciblent appartiennent eux-mêmes à un groupe dominant » ou, cas le plus dangereux, quand « l’État lui-même cautionne ou même produit un discours qui va à l’encontre de groupes déjà vulnérables ». Après ce « geste théorique », Denis Ramond précise « un geste politique, qui dit que la liberté d’expression ne se résume pas à un pathos anti-minoritaire, à un marronnier journalistique, à une épreuve de bizutage que devraient subir les minorités pour montrer qu’elles font partie du groupe dominant ». Bref, le but est de « faire sortir la liberté d’expression de son usage et de son interprétation conservatrice » en vogue actuellement et de réaffirmer la « culture de distance par rapport à soi et par rapport à ses propres convictions » qu’elle nécessite si on veut qu’elle ne se transforme pas en violence.
17 octobre 2018