À lire Archives - Page 17 sur 20 - Forum protestant

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« On ne peut pas parler d’égalité sans parler de masculinité »

 

« Pour vous donner un exemple, j’ai travaillé avec le service qui s’occupe des pages Débats. Ils reçoivent traditionnellement beaucoup plus de propositions de la part d’hommes que de la part de femmes, et c’est partout comme ça, les tribunes sont dominées par les hommes, et ce n’est pas parce que les éditeurs ne publient que des hommes, c’est parce que les hommes soumettent beaucoup plus de textes. »

Interrogée par Annabelle Laurent, la journaliste américaine Jessica Bennett détaille d’abord en quoi consistent ses nouvelles fonctions de gender editor au New York Times dont « l’idée centrale est de mieux traiter des femmes » dans les pages du journal. L’un des exercices concrets est de parvenir à la parité dans la publication des tribunes envoyées à la rédaction. Bennett parle ensuite du « sexisme subtil » qui est l’un des sujets de son livre Le Fight Club féministe. « Institutionnalisé et enraciné en chacun de nous », la difficulté est « de l’identifier et ensuite d’être crue quand vous l’exprimez. Ce qui est difficile, c’est qu’il s’agit de choses qui vous font vous sentir folle, comme : « Mes idées ne sont pas entendues », « je jure que je suis à l’origine de cette idée et ce type l’a reprise comme si elle venait de lui et il sera remercié et récompensé », « pourquoi j’ai l’impression de ne pas appartenir à cet endroit, de ne pas y être à ma place ? » ». Après une comparaison de la situation aux États-Unis et en France, l’entretien aborde le rôle des hommes qui peuvent être désorientés par les « messages contradictoires ». Bennett les encourage « à écouter leurs collègues femmes – ce qui n’est pas toujours le cas – mais aussi à parler, à identifier de quel pouvoir ils disposent et à utiliser ce pouvoir pour faire progresser les choses : si vous êtes un chef homme, vous pouvez décider qui vous embauchez, vous pouvez décider des salaires, vous pouvez décider qui vous laissez parler en réunion, vous pouvez décider si vous allez prendre votre congé parental, et créer ainsi un précédent, etc … Vous pouvez envoyer des messages très forts, certains sont petits mais importants. Et pourquoi ne le feriez pas ? »

7 mars 2019

Les assemblées citoyennes en Irlande. Tirage au sort, référendum et constitution

 

« La véritable raison de la non-participation d’élus n’est pas une réaction à la précédente expérience d’assemblée mixte, largement plébiscitée par les citoyens et les politiciens ; elle tient à la nature de l’enjeu : l’avortement, perçu comme politiquement très risqué. Ainsi, la plupart des professionnels de la politique refusent de se prononcer ouvertement sur l’avortement par peur de perdre des voix, voire leur siège, eu égard au clivage profond divisant l’électorat sur cette question. »

Déjà expérimenté au Canada, aux Pays-Bas et en Islande dans les années 2000 mais sans que cela ait abouti à une mise en œuvre des changements proposés, le système des assemblées citoyennes par tirage au sort a connu une floraison inédite en Irlande depuis 2012. Après une campagne d’opinion en 2011, des activistes obtiennent en 2012 de la coalition qui vient de gagner les élections la création d’une Convention constitutionnelle avec un tiers d’élus et deux tiers d’autres citoyens désignés par tirage au sort. Cette Convention se réunit un week-end par mois pour entendre des experts et élaborer par petits groupes des propositions de réforme ensuite transmises au Parlement, qui décide lesquelles seront soumises au vote du peuple par référendum. C’est cette procédure qui a permis l’adoption du mariage homosexuel en 2015 (61 % de oui). La seconde Citizen’s assembly en 2016 est principalement chargée de la délicate question de l’avortement avec cette fois 99 citoyens tirés au sort (sur échantillon représentatif) et présidés par une juge de la Cour suprême. Critiquée autant par les catholiques anti-avortement que par l’extrême gauche pro-avortement, l’assemblée vote finalement à 64 % pour une légalisation. Un résultat étonnamment proche de celui finalement enregistré lors du référendum sur cette question (66 %). Exercice concluant donc puisque « le recours à des processus de délibération peut rendre gouvernables des situations bloquées ». Si les Irlandais sont les premiers à faire aboutir des propositions décidées par des assemblées tirées au sort, Dimitri Courant (qui a étudié ces processus en détail) relativise ce succès : premièrement, tout (initiative, choix et devenir des propositions) reste « aux mains des élus ». Deuxièmement, l’impact des délibérations de ces assemblées dépend grandement de leur couverture médiatique. Troisièmement, pour être efficaces, « les dispositifs délibératifs sont contraints » et loin de la spontanéité que l’on pourrait imaginer.

5 mars 2019

Pour une attention à la singularité de chacun

 

« Si l’enjeu de l’éducation est la capacité individuelle et collective à innover, à commencer autre chose, il en va alors d’une certaine idée de la démocratie. Pour le comprendre, il est important de préciser que l’individuation n’est pas l’individualisme  : « L’individualisme contemporain est une individuation pervertie au sens où l’individu est persuadé que la recherche de son autonomisation peut se passer de la production qualitative de liens sociaux, ou plutôt qu’il est possible de l’instrumenter pour son seul profit. » Tandis que le souci d’individuation, au contraire, refait lien avec l’interdépendance des individus. »

Pour lutter contre les inégalités entre hommes et femmes, écrit la philosophe Clarisse Picard, « notre société contemporaine valorise un processus d’indifférenciation des sexes et de neutralisation des genres dans tous les secteurs de la vie sociale ». Un processus pour elle nécessaire mais qui « montre aussi ses limites » puisque ces inégalités persistent. Pour aller au-delà, il faudrait alors prêter plus d’attention à comment les jeunes deviennent des individus particuliers, que l’on soit parent (une « nécessaire présence attentionnelle, émotionnelle et affective » qui « demande aussi d’être vigilant face aux situations où le déploiement de l’énergie singulière propre à chaque enfant est empêché parce qu’il y aurait, par exemple, trop d’emprise ou, au contraire, trop d’indifférence ») ou éducateur (« sur un principe d’égalité d’accès à la vie symbolique pour les filles autant que pour les garçons »). L’enjeu étant de tendre vers une démocratie qui « a besoin de l’engagement qualitatif de l’individu » et qui est « le fruit des singularités préservées ».

3 mars 2019

Du sujet de droit au sujet libidinal

 

« La force de séduction du numérique, une force qui explique son succès sans précédent dans l’histoire industrielle, c’est de savoir et de pouvoir s’adresser à ses utilisateurs comme à des êtres libidinaux : de savoir épouser les contours de leur vie psychique, en s’y fondant, en s’y lovant, en la flattant, pour rendre les tâches instrumentales agréables. C’est cela, le secret de son extension effective. L’attrait irrésistible des dispositifs numériques en général vient de ce que toutes les fonctions objectives (qui permettent d’accomplir quelque chose dans le monde) sont rattachées à la vie subjective par le charme du pratique et la puissance de son envoûtement libidinal. Ils savent exploiter comme aucun dispositif technique avant eux la tendance congénitale de l’homme à aller au plus commode, au plus agréable, à ce qui est énergétiquement le moins dispendieux. »

S’interrogeant d’abord sur le « caractère pratique » du numérique qui assure son emprise sur nos vies, Mark Hunyadi constate que les nouveaux dispositifs dont nous nous servons ne nous apparaissent que sous leur aspect instrumental et non pas sous leur aspect de système, « ensemble complexe de ce qui rend non seulement possible l’utilisation de ces outils, mais qui rend ceux-ci utiles ». Or ce système « poursuit ses propres fins, qui ne sont pas les fins de l’utilisateur », cas inédit puisque « pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’homme utilise des outils qui ne sont pas faits pour l’usage qu’il en fait ». Un système d’autant plus efficace qu’il est « pratique » : « sous tous ces aspects, il est l’outil le plus économique – raison pour laquelle il s’impose si facilement : peu y résistent, encore moins y renoncent. Le pratique exerce une puissance de séduction qui fait taire toutes les réticences. » Pas de réticence à « livrer des données pour jouir du moindre outil numérique, que ce soit en accédant à Internet ou pour faire fonctionner n’importe quel objet connecté », données qui vont alimenter nos profils numériques destinés à nous insérer toujours plus dans le système. Le problème étant que ces outils « ne font pas que satisfaire libidinalement la vie psychique. Ils la façonnent aussi. Si le moteur du numérique est libidinal, c’est qu’il prend pour mesure le désir et sa satisfaction ; il vise à éliminer tout accroc, tout frottement dans sa réalisation, de manière à créer le plus sûrement possible une expérience de bien-être dont le soi est la seule mesure. L’outil n’est plus là pour permettre de se confronter au monde, mais pour en éliminer les aspérités, pour dispenser de l’expérience du monde. Le but n’est pas de se mesurer au monde, mais de contourner sa résistance. »

Mars 2019

De quoi sommes-nous malades ?

 

« La compréhension de la maladie ne provient plus d’une expérience vécue en première personne, mais d’une analyse épidémiologique extraite de statistiques. Or cette perte de repère n’a pas seulement un impact sur le vécu du patient, mais aussi sur la capacité à débattre des grands enjeux de santé, et finalement sur le sens même de la maladie. Comme si la précision des données avait brouillé le sens des choses, comme si, à mesure qu’on voyait mieux ce qui peut nous guérir, on comprenait moins ce qui nous rend malades. De quoi sommes-nous vraiment malades ? »

Face à une médecine qui a totalement changé son mode de pensée en quelques décennies, où il n’y a plus agression du corps mais facteurs de risque, où il n’y a plus de mal mérité mais niveaux en plus ou en moins, le danger pour le patient est « d’être exproprié de sa maladie » et qu’il n’ait plus de « modèle clair de compréhension » de celle-ci. Cette « multiplication des signes médicaux » doit, pour le philosophe en éthique médicale Guillaume von der Weid, forcer la médecine à clarifier « les principes et les valeurs qui permettront de trancher des questions cruciales que sa complexité ne permet plus d’éclairer ». Et refaire une place, loin des mirages du transhumanisme, à la notion de maladie non comme conséquence de « comportements excessifs » (version classique) ou de « funestes hasards » (version actuelle) mais comme limite : « Or la vie est une puissance limitée et la maladie, avec la souffrance, la blessure, la mort, en sont le signe irréductible. Car nous ne sommes pas plus malades d’un virus ou d’un déséquilibre qui nous puniraient, que de corrélations statistiques ou d’aléas génétiques, nous sommes malades de ce que nous sommes limités ». Une limite qui rappelle le retrait de Dieu conceptualisé par les kabbalistes et peut nous faire comprendre que « le prix à payer pour être fort et autonome, c’est de pouvoir être faible et dépendant ».

20 février 2019

 

Algorithmes. La bombe à retardement

 

« Les ADM sont opaques, (…) invisibles de tous sauf des mathématiciens et des informaticiens, (…) leurs verdicts, fussent-ils nuisibles ou erronés sont sans appel, ne rendent compte de rien et ne souffrent aucune discussion, (…) leurs algorithmes confondent corrélation et causalité, (…) elles privilégient l’efficacité au détriment de l’équité, (…) elles ont tendance à punir les plus défavorisés et les opprimés tout en rendant les riches encore plus riches (…). »

Publié en 2016 aux États-Unis, Weapons Of Math Destruction (Algorithmes. La bombe à retardement), écrit par la mathématicienne et activiste Cathy O’Neil, s’attache, selon Jean-Raymond Masson qui en analyse la traduction française, à « identifier parmi les algorithmes les modèles nocifs qu’elle appelle ADM, Armes de Destruction Mathématique (Weapons of Math Destruction) et à en analyser les effets au sein de la société américaine ». Ainsi du classement des détenus selon le niveau de risque lié à leur milieu d’origine qui pousse à les condamner plus durement et donc à renforcer de fait leur probabilité de récidive. « Le modèle ainsi conçu alimente lui-même un cycle malsain qui contribue à l’entretenir. C’est la signature d’une ADM. » Après avoir passé en revue les multiples effets de ces techniques dans la société américaine, Cathy O’Neil ne livre pas un diagnostic désespéré et croit que l’on peut « contrer ces ADM » et « promouvoir l’équité dans la conception et le maniement des algorithmes » : responsabilisation des concepteurs, audit des effets par les commanditaires, vigilance de la réglementation … un modèle selon elle pour l’instant plutôt européen qu’américain.

21 janvier 2019