Comprendre le refus de l’hébergement d’urgence par les sans-abri
« Nous avons rencontré des personnes nouant des relations, certes fragiles mais bien réelles, avec des passants ou des commerçants, avec qui des rites de salutation voire de conversation sont rendus possibles par leur installation dans la durée sur un même espace public. Nous avons vu des personnes rendant des services ponctuels à des passants ou des habitants, ou encore recevant des membres de leur famille. Enfin, leur mise à distance des hébergements sociaux ne signifie pas refus de l’assistance en général, et encore moins de la société, ces personnes pouvant être allocataires de minima sociaux ou entretenir des relations régulières avec d’autres services d’aide aux sans-abri que les hébergements, comme les maraudes ou les accueils de jour. »
Face au lieu commun qui énonce que « si des personnes dorment dans la rue, c’est qu’elles l’ont choisi », Édouard Gardella (CNRS, ONPES) rappelle que « l’immense majorité des personnes sans abri le sont en raison du manque de places disponibles en hébergements sociaux ». Pour « la minorité de personnes sans abri qui, installées dans les espaces publics, refusent durablement d’aller dans des hébergements accessibles », c’est qu’elles critiquent « le manque d’intimité, d’hygiène ou de sécurité, l’inadaptation des modalités d’accès et de fonctionnement » de ces structures. Au cours de son enquête, Gardella constate que ces critiques sont également courantes chez ceux qui acceptent de recourir à ces hébergements et que donc, critiquer n’est pas forcément refuser. Revenant sur la notion de désocialisation, très utilisée pour expliquer ces refus d’hébergement, ce qui suggère que ces personnes seraient en « rupture vis-à-vis non seulement des institutions d’assistance mais aussi de la société en général », Gardella estime que cela ne prend pas en compte le fait « que les personnes sans abri, sédentarisées à distance des hébergements sociaux et dans un espace public, fréquentent d’autres personnes sans abri de façon régulière », qu’elles sont « engagées dans des échanges de dons et de contre-dons au sein de groupes aux frontières fluctuantes ». En privilégiant une explication et une réponse individualisées à ces refus d’hébergement, les institutions ne voient pas que les sans-abris appartiennent à des collectifs « qui s’échangent des biens ou des gestes d’attention. Ces groupes sont aussi structurés par des rappels à l’ordre, que ce soit sur la participation aux tâches collectives (faire à manger, récupérer des biens de survie) ou sur la conduite à tenir en public par égard pour les passants ou les voisins ». L’ancrage dans un lieu (« ma vie est ici », « ici, j’ai mes habitudes », ou encore « ici, tout le monde me connaît ») et dans un groupe explique cette résistance « même si cet ancrage les expose à une précarité matérielle extrême, à des souffrances psychologiques, à des violences physiques, à une dégradation très forte de leur état de santé, voire à une mort précoce ».
4 avril 2019