«Nous serons bientôt incapables de faire des choix»
« Or, plus les machines s’amélioreront et nous aideront dans nos choix, et moins nous serons capables de réfléchir par nous-mêmes. Notre capacité physique à faire ce travail en sera diminuée. Des millions de personnes ont déjà utilisé des applications pour savoir pour qui voter. C’est un phénomène qui est déjà à l’œuvre. La « singularité morale », ce sera simplement le point de non-retour, le moment où nous ne serons plus capables d’exercer notre jugement. À ce moment-là, la démocratie aura disparu. »
Interrogé par Fabien Benoit à propos de son livre L’homme ou la machine, l’essayiste britannique Jamie Bartlett explique d’abord pourquoi il a cessé de croire que le numérique revivifierait la démocratie. Pour lui, si les mouvements anti-démocratiques et populistes sont « bien meilleurs » pour utiliser les réseaux sociaux, c’est que ceux-ci « sont en premier lieu des entreprises publicitaires » qui « jouent sur l’émotion. C’est leur fonds de commerce. Ils sont adaptés à des messages simples qui en appellent à nos émotions, à notre indignation, à notre colère. Les discours plus modérés, sensibles, nuancés, argumentés, y trouvent moins leur place ». Affirmant qu’une démocratie ne peut fonctionner qu’avec des citoyens actifs capables de jugements moraux, Bartlett s’inquiète particulièrement de l’affaiblissement de notre libre arbitre puisque « nous allons de plus en plus nous reposer sur les machines pour faire des choix, prendre des décisions concernant ce que nous devons manger, les personnes avec qui nous devons sortir, le lieu où nous devons partir en vacances, le parti pour lequel nous devons voter, etc ». Les autres piliers de la démocratie selon Bartlett sont aussi fragilisés par les bouleversements technologiques actuels : la culture partagée par la « retribalisation de la politique », l’importance de la classe moyenne par « l’émergence de nouvelles formes d’inégalités » entre les propriétaires des machines et les autres (les emplois de la classe moyenne ayant tendance à être automatisés), entre « les plus riches » qui « pourront éviter d’utiliser des machines tout le temps » et « les plus pauvres » qui « seront les plus soumis aux algorithmes ». Pour Bartlett, le mouvement des Gilets jaunes (« mouvement de rue, s’appuyant largement sur les réseaux sociaux, très contradictoire dans ses demandes, extrêmement émotionnel ») est symptomatique de cette époque où politique et consommation fusionnent, comme « quand vous êtes sur Internet ». Avec le risque qu’à la fin « on en arrive à réclamer un pouvoir autocratique très fort pour répondre à tous les désordres créés ».
20 juin 2019